Le dilemme - 2
L’ordinaire des prisonniers, à commencer par la nourriture, s’était amélioré : les repas s’étaient fait plus fréquents et plus riches, un peu de viande et de poisson se mêlant au potage ou à la bouille habituelle. Le père Simon recevait désormais des soins réguliers. Il n’avait pas été tiré de sa geôle comme Daniel l’avait demandé, mais au moins restait-il sous la surveillance de ses compagnons ; et ceux-ci purent constater l’amélioration de son état.
Ce jour-là, le père Simon dormait d’un sommeil apaisé qu’on ne lui avait pas vu depuis longtemps. Sa respiration semblait devenue plus facile, plus régulière et Daniel constata que sa température avait baissé. C’était un de ces jours d’été où la chaleur a son odeur particulière, qui charrie avec elle toutes les senteurs des vergers et des champs, la fragrance plus musquée des animaux. Elle se faufilait partout, s’infiltrait par toutes les ouvertures jusqu’au plus épais des murs de château, par les interstices, les soupirails, pénétrant jusqu’aux malheureux habitants des geôles. Se mêlant à l’air vicié, elle venait un peu faire oublier la puanteur de la paille moisie et du seau d’aisance, elle apportait comme un message de liberté. Était-ce ce parfum d’été qui rassérénait le prêtre malade ? Peut-être commençait-il enfin à guérir.
Daniel s’apprêtait à partager cette pensée à Manon lorsque la porte de la geôle fit entendre son jeu. Le cœur de Daniel se mit à battre plus fort, comme chaque fois : c’était l’heure de la visite à Victor. Mais l’ouverture laissa passage non aux soldats habituels mais à des porteurs de litière, suivis du chancelier Edouard lui-même. Sur quelques mots de ce dernier, les porteurs s’agenouillèrent auprès du père Simon pour déposer leur fardeau à son niveau. Lorsqu’ils commencèrent à le hisser sur la litière, Manon eut un mouvement incertain.
— Qu’allez-vous faire de lui ?
— Le transférer dans un meilleur endroit, répondit la voix d’Edouard depuis les degrés. Et quand il sera sur pied, le libérer. Le sire Victor l’acquitte du complot dont il s’est rendu coupable, à condition qu’il n’entende plus jamais parler de lui.
— Vraiment ? Oh !
Un sourire vrai éclaira le visage obscurci par la détention de la jeune femme. Puis son sourire se fendilla un peu sous l’effet d’un trouble peu difficile à deviner, que Daniel exprima pour elle.
— Et Manon ? interrogea-t-il en se tournant vers Edouard. Si le père est acquitté, allez-vous également la libérer ?
— L’évêque ne la réclame pas, rétorqua le chancelier d’un ton tranchant.
Malgré son courage, l’annonce fit recroqueviller l’infortunée. Daniel se promit d’exiger sa libération la prochaine fois qu’il verrait Victor.
Les porteurs soulevèrent la civière ; lorsqu’elle passa devant les deux malheureux restants, ceux-ci d’un même mouvement tendirent le bras pour caresser le prêtre d’un dernier adieu. Celui-ci arborait une expression sereine qu’ils ne lui avaient pas vu depuis le début de sa maladie, comme s’il savait déjà sa rémission proche comme sa liberté. Cette vue réconforta un peu les prisonniers qui doutaient de jamais le revoir.
Alors qu’il disparaissait entre les mains des porteurs, Edouard, au lieu de les suivre immédiatement, s’approcha un peu des deux prisonniers pour leur glisser quelques mots à voix basse.
— Je verrai à ce que tu passes bientôt en justice, Manon, même si je ne sais si tu devrais t’en réjouir ; mais enfin, tu ne resteras pas longtemps ici. Quant à toi, Daniel…
Jusqu’ici, le chancelier avait eu le regard fuyant ; à ce moment, il regarda intensément son interlocuteur, comme pour s’assurer que ses paroles se graveraient dans son esprit.
— Sois patient, où que tu te retrouves à attendre. La lumière vient après la nuit.
Après avoir articulé ces mots avec soin, il se leva hâtivement ; alors que la litière avait à peine disparu, un soldat descendait les degrés à son tour. Cette fois, c’était l’heure pour Daniel. On ne lui mettait plus de bandeau sur les yeux, mais ses chevilles étaient toujours entravées. Manon exerça sur son avant-bras une pression familière au moment où il allait partir, un code entre eux qui lui donnait du courage, qui signifiait : à tout à l’heure. Lorsqu’il passa devant le chancelier, Daniel chercha à capter de nouveau son regard pour trouver la clef de ses paroles sybillines ; mais Edouard s’était détourné de lui.
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