Le dilemme - 2

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Le départ de Stéphane avait été un évènement bienvenu pour les prisonniers, à qui son dépit et ses sarcasmes ne manquaient gère. Mais la longueur de l’incarcération, dont il n’était pas possible de prévoir la fin, leur pesait de plus en plus durement. Pour tâcher d’oublier les heures qui s’écoulaient interminablement, ils avaient bien tâché d’inventer des jeux et des occupations ; Daniel avait même enseigné à Manon quelques mouvements de lutte, mais l’air vicié de la geôle décourageait vite l’activité physique. Parfois, Daniel se surprenait à tracer sans fin dans la pierre des inscriptions dont le dessin se faisait de plus en plus abstrait, ou à parcourir du doigt les arêtes des pierres en fredonnant de vieilles mélodies, reproduisant, sans s’en souvenir consciemment, le comportement du garçonnet qui avait inquiété Blandine juste après la mort de sa mère. De temps en temps, la pression douce du bras de Manon venait le tirer de sa rêverie, comme pour le ramener près d’elle, et il comprenait que son esprit dérivait. Mais elle agissait de la sorte de moins en moins souvent. Peut-être pensait-elle que la folie vers lequel il glissait était finalement préférable à la lucidité de leur terrible situation. L’ancienne servante affichait quant à elle une meilleure résilience que son compagnon, quoiqu’elle croupissait là depuis bien plus longtemps que lui et ne possédait même pas le bénéfice des sorties quotidiennes que les visites de Daniel à Victor lui octroyait.

La dernière fois qu’ils s’étaient entrevus, Daniel avait craqué. Alors qu’on s’apprêtait à le ramener dans sa geôle, il avait résisté et, pétri de honte, s’était entendu supplier son ennemi.

— Laisse-moi sortir d’ici ! Je t’en prie !

Victor avait souri, un sourire qui avait mortifié encore davantage le chevalier vaincu. C’était l’exultation de celui qui l’emporte enfin sur un adversaire longtemps supérieur et prend plaisir à l’écraser sous son talon.

— Tout sera bientôt fini, Daniel.

Le père Simon, quant à lui, était souffrant, ce qui était une occupation à part entière ; les soins qu’il nécessitait détournait ses deux compagnons de leur propre désespoir. Quand il émergeait de sa fièvre, il tâchait de se tourner vers le meilleur réconfort qu’il connaissait : la prière. Elle semblait soutenir ses forces et il amenait parfois ses compagnons à chanter quelques psaumes avec lui. Au mieux de sa forme, il jouait au professeur comme du temps où Daniel était un jouvenceau sous sa tutelle, énonçant le contenu des livres, religieux ou philosophiques, qu’il gardait en mémoire – et sa mémoire était grande. Mais cet exercice le fatiguait beaucoup et il s’embourbait parfois dans des explications qui se mélangeaient de façon décousue sous l’effet d’un retour de fièvre et s’entrecoupaient de quintes de toux.

Ce jour-là, pourtant, le père Simon dormait d’un sommeil apaisé. Sa respiration semblait devenue plus facile, plus régulière et Daniel constata que sa température avait baissé. C’était un de ces jours d’été où la chaleur a son odeur particulière, qui charrie avec elle toutes les senteurs des vergers et des champs, la fragrance plus musquée des animaux. Elle se faufilait partout, s’infiltrait par toutes les ouvertures jusqu’au plus épais des murs de château, par les interstices, les soupirails, pénétrant jusqu’aux malheureux habitants des geôles. Se mêlant à l’air vicié, elle venait un peu faire oublier la puanteur de la paille moisie et du seau d’aisance, elle apportait comme un message de liberté. Était-ce ce parfum d’été qui rassérénait le prêtre malade ? Peut-être commençait-il enfin à guérir.

Daniel s’apprêtait à partager cette pensée à Manon lorsque la porte de la geôle fit entendre son jeu. Le cœur de Daniel se mit à battre plus fort, comme chaque fois : c’était l’heure de la visite à Victor. Mais l’ouverture laissa passage non aux soldats habituels mais à des porteurs de litière, suivis du chancelier Edouard lui-même. Sur quelques mots de ce dernier, les porteurs s’agenouillèrent auprès du père Simon pour déposer leur fardeau à son niveau. Lorsqu’ils commencèrent à le hisser sur la litière, Manon eut un mouvement incertain.

— Qu’allez-vous faire de lui ?

— Le soigner, répondit la voix d’Edouard depuis les degrés. Et quand il sera sur pied, le libérer. Le sire Victor l’acquitte du complot dont il s’est rendu coupable, à condition qu’il n’entende plus jamais parler de lui.

— Vraiment ? Oh !

Un sourire vrai éclaira le visage obscurci par la détention de la jeune femme. Puis son sourire se fendilla un peu sous l’effet d’un trouble peu difficile à deviner, que Daniel exprima pour elle.

— Et Manon ? interrogea-t-il en se tournant vers Edouard. Si le père est acquitté, allez-vous également la libérer ?

— L’évêque ne la réclame pas, rétorqua le chancelier d’un ton tranchant.

Malgré son courage, l’annonce fit recroqueviller l’infortunée. Les porteurs soulevèrent la civière ; lorsqu’elle passa devant les deux malheureux restants, ceux-ci d’un même mouvement tendirent le bras pour caresser le prêtre d’un dernier adieu. Celui-ci arborait une expression sereine qu’ils ne lui avaient pas vu depuis le début de sa maladie, comme s’il savait déjà sa rémission proche comme sa liberté. Cette vue réconforta un peu les prisonniers qui doutaient de jamais le revoir.

Alors qu’il disparaissait entre les mains des porteurs, Edouard, au lieu de les suivre immédiatement, s’approcha un peu des deux prisonniers pour leur glisser quelques mots à voix basse.

— Je verrai à ce que tu passes bientôt en justice, Manon, même si je ne sais si tu devrais t’en réjouir ; mais enfin, tu ne resteras pas longtemps ici. Quant à toi, Daniel…

Jusqu’ici, le chancelier avait eu le regard fuyant ; à ce moment, il regarda intensément son interlocuteur, comme pour s’assurer que ses paroles se graveraient dans son esprit.

— Sois patient, où que tu te retrouves à attendre. La lumière vient après la nuit.

Après avoir articulé ces mots avec soin, il se leva hâtivement ; alors que la litière avait à peine disparu, un soldat descendait les degrés à son tour. Cette fois, c’était l’heure pour Daniel. On ne lui mettait plus de bandeau sur les yeux, mais ses chevilles étaient toujours entravées. Manon exerça sur son avant-bras une pression familière au moment où il allait partir, un code entre eux qui lui donnait du courage, qui signifiait : à tout à l’heure. Lorsqu’il passa devant le chancelier, Daniel chercha à capter de nouveau son regard pour trouver la clef de ses paroles sybillines ; mais Edouard s’était détourné de lui.

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