Le dilemme - 3

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Victor paraissait particulièrement content de lui et d’une façon tout à fait inédite, souriait à son prisonnier. Ce sourire inquiétait hautement celui auquel il était destiné. L’évacuation du père Simon, les bizarres paroles d’Edouard… Daniel avait l’impression que toutes ces petites ruptures convergeaient vers un changement. Hors il n’était que trop conscient que son incarcération était un sursis et qu’un changement avait de grandes chances d’être une très mauvaise nouvelle.

— Tu as tenu ta promesse, Daniel, dit Victor. Mes douleurs ont disparu, je n’ai plus de crise. Je suis à nouveau l’homme d’autrefois, non, je suis meilleur, meilleur que tu le crois. Je vais te prouver ma gratitude en tenant ma promesse. Eric…

L’homme qui se tenait sans cesse derrière le chevalier pendant leurs entretiens s’approcha de Daniel, qui eut un mouvement de recul, craignant la piqûre familière du coutel ; au lieu de quoi, l’écuyer s’agenouilla aux pieds de Daniel et leur ôta leur entrave de métal. Daniel tressaillit. Était-ce possible ? Le poids familier des bracelets de métal avait disparu, ses mains n’étaient plus liées, ses yeux n’étaient pas bandés, il n’était pas en cellule. Pour la première fois depuis des semaines, rien ne le retenait… hormis les murs de la forteresse. Il se tourna vers Victor, interdit. Était-ce un piège ? Comme s’il devinait ses pensées, le duc sourit et il écarta les bras comme un prince qui fait une faveur à hauteur de son rang.

— Tu vois, je n’ai qu’une parole. Tu es libre. Tu peux faire tes choix à présent – disparaître où bon te semble, ou me jurer allégeance et récupérer ta terre de Mourjevoic.

Eric s’était écarté, libérant l’accès à la porte de la chambre. Son expression était loin d’afficher la même bonhomie que celle de Victor et il avait repris son arme en main, mais elle ne menaçait pas le chevalier. Daniel analysa tout cela en un clin d’œil – tout ce qui semblait confirmer sa soudaine fortune. Il n’y croyait pourtant pas. Un traquenard l’attendait à l’extérieur, cela semblait évident. Ou bien… ?

— Je veux m’en aller d’ici, dit-il avec lenteur. Si tu es un homme d’honneur, ordonne à tes hommes d’ouvrir pour moi la poterne.

— Je ferai mieux que cela, acquiesça Victor. Je te fournirai un cheval pour ton départ et de quoi voyager vers la destination de ton gré. Si tu te décides plus tard à me rendre hommage, la poterne s’ouvrira de nouveau pour toi. Laisse-moi donner des ordres, d’ici une heure tu pourras partir. En attendant, va à ton gré dans le château : personne ne t’arrêtera. Mes hommes te surveilleront au cas où tu profiterais de ta liberté pour attenter quelque fourberie, mais tu es un homme d’honneur, autant que moi, n’est-ce pas ? Va en paix, Daniel.

***

Daniel était à l’extérieur, libre de toute entrave, sans garde pour le serrer de près : cela semblait un rêve. Son premier mouvement avait été d’aller au rempart pour contempler cet extérieur promis, dans la lumière blonde de cette journée idéale. Le soleil était ardent et faisait déjà rougir sa peau, ses vêtements s’imprégnaient de sueur, mais pour rien au monde Daniel n’aurait cherché à apaiser cette brûlure : elle lui avait trop manqué. Il dévorait des yeux le paysage familier en contrebas, qu’il avait vu tant de fois en compagnie de Vivian ou Jehanne. Combelierre était un peu affadie derrière une brume dorée qui s’élevait des deux rivières. Ou le brouillard était-il dans ses yeux ? Il les frotta pour faire disparaître cette sensation, ce qui n’eut pas d’effet, mais il s’accommoda de ce flou, trop heureux de se repaître de cette vision de liberté si proche. Le soleil l’amolissait, amolissait sa méfiance, il se laissait aller à y croire, que bientôt il chevaucherait dans cette étendue verte et paille, vers Mourjevoic, vers le bois des Loups, vers Sara et Bruno et ce qui restait peut-être de son ancienne mesnie : il s’y voyait, ces images se mêlant comme un songe éveillé à sa contemplation. La voix qui l’avertissait de rester alerte s’affaiblissait. Les échos d’autres voix, aux timbres inentendus depuis trop de temps, venaient la recouvrir sans qu’il sache distinguer si ces voix le mettaient en garde ou l’appelait. Dans certaines, il percevait comme un reproche.

— Sire Daniel ?

La voix juvénile fit parcourir un frisson sous sa peau. Bien sûr, il n’était pas étonnant que la voix de sa conscience prenne celle d’Alain à présent. Le visage du jeune garçon surgissait désormais toutes les fois que Daniel se sentait coupable, venait se mêler à la figure du pauvre Thomas, de Guillaume son ancien écuyer, de ces jeunes innocents dont il avait le sentiment d’avoir scellé le destin pour le pire. Bien sûr, la voix donnait sa ritournelle :

— Vous avez tué mon père.

— C’est vrai, s’entendit-il répondre. Et toi, tu as tué mon oncle.

— Votre oncle ? Oh !

Cette exclamation dégrisa Daniel, qui se tourna pour faire face à celui qui lui parlait : était-ce une projection de son esprit ou le garçon était-il vraiment devant lui ? Maintenant que Daniel était sorti de sa geôle, allait-il prendre sa revanche ? Alain paraissait plus jeune que jamais, un enfant, une petite fille mal dissimulée dans des habits de soldats. Une immense fatigue avait saisi Daniel, qui songea d’un coup à quel point il avait peu envie de se battre, moins encore contre un enfant. C’était à un point que se résigner à son sort, fut-il de périr par vengeance, paraissait envisageable.

— Comptes-tu me tuer aussi ?

— Non !… Je… Vous endormez-vous ?

— Peut-être, grogna le chevalier. J’en ai grande envie.

— Ne vous endormez pas !… Je veux une réponse. Pourquoi m’avez-vous sauvé de Guillard ?

— Je ne t’ai sauvé de personne.

— Mais vous l’avez maudit, et désormais il est malade et, il va aller dans une léproserie sans doute, il va mourir, il ne me fera plus jamais de mal.

Les mots rapides d’Alain mettait du temps à pénétrer l’esprit alenti de Daniel. Il secoua la tête, moitié pour se réveiller, moitié par dénégation.

— Guillard avait déjà la lèpre avant de me rencontrer.

— Je… comment le savez-vous ?

— Il en avait déjà les signes. Cette tache sur sa peau qu’a vue Fablon, elle était déjà là le premier jour que j’ai vu Guillard. Tu vois ?… J’ai joué un rôle en espérant te protéger, mais ça ne l’a dissuadé de rien. Je ne t’ai pas sauvé, Alain. Laisse-moi dormir.

— Non ! Sire Daniel, vous ne devez pas vous endormir. Parlez-moi encore. Pourquoi vous être soucié de moi alors que j’avais tué votre oncle ?

Daniel papillonna, mais ses paupières se fermaient malgré lui.

— Tu n’es qu’un enfant, murmura-t-il.

Il eut soudainement la conscience d’être affalé sur la pierre, le grain dur de celle-ci le râpant assez pour l’éveiller un peu ; mais la torpeur le reprit. Il sentit la pression des mains d’Alain sur ses épaules qui essayait de le secouer, puis bascula tout à fait dans le sommeil.

***

Manon s’éveilla sans se souvenir de s’être endormie. D’ordinaire, elle était éveillée en un instant, mais pas cette fois : la fatigue engulait ses cils et son corps lui paraissait lourd. S’obligeant à regarder autour d’elle, elle constata qu’elle était seule. Les murailles autour d’elle lui parurent soudainement écrasantes. La lumière avait baissé, on était presque au crépuscule. Cette pensée tourna dans son esprit un long moment avant qu’elle ne prit conscience du problème : Daniel aurait dû être de retour depuis longtemps déjà. Elle tâcha de se secouer. Pourquoi était-elle aussi pâteuse ? Elle se leva, un peu titubante, fit quelques pas qui la réveillèrent, s’étira et chanta quelques vers d’une ballade pour se réconforter du son de sa propre voix. L’absence du père Simon surtout, son premier compagnon de geôle, la perturbait. Et son sommeil tranquille que rien, pas même d’être soulevé sur une litière, n’avait su briser… Un soupçon lui vint.

Lorsque vint la main familière qui déposait la pitance par la fente découpée dans le bas de la porte, elle voulut s’en emparer en disant :

— Attendez !

La main se retira brusquement, comme si elle craignait de se brûler, les ongles de Manon qui tentait de la retenir lui griffant le dos.

— Où est Daniel ? Dites-moi juste cela ! Pourquoi n’est-il pas revenu ?

Il y eut un silence. Manon devinait cependant à l’ombre qui couvrait le rai de lumière sous l’huis que son interlocuteur était toujours présent.

— Je crois que sire Victor l’a fait libérer, dit enfin l’homme – un garde ou un commis de cuisine, Manon ne l’avait jamais su, mais sa voix était celle d’un jeune adulte.

— Libérer ?… mais… où est-il à présent ?

— Je n’en sais rien, bonne femme.

Quelque chose n’allait pas. Il y avait un accent dans le ton du jeune homme que l’esprit de Manon, bien éveillé à présent et attentif au moindre signe, décelait et qui ne lui plaisait pas.

— Si c’est pour libérer le père Simon et Daniel, pourquoi nous avoir endormis ? jeta-t-elle alors que l’ombre faisait un mouvement comme pour s’éloigner.

— Je ne sais rien, répéta la voix avec un rien de panique nettement discernable à présent.

Le rai de lumière fut libéré et des bruits de pas précipités se firent entendre jusqu’à décroître ; le jeune homme était parti, laissant Manon à son désarroi. Elle jeta un œil suspicieux à la nourriture ; puis dans un mouvement non prémidité, elle s’empara de l’écuelle et la jeta violemment contre le mur où elle éclata en mille morceaux.

— Qu’ont-ils fait ?!

Sa rage n’étant pas apaisée, elle frappa le mur du poing, s’écorcha les phalanges ; la douleur la ramena à un peu de lucidité. Elle se sentit soudain terriblement seule et tomba à genoux. Sa résistance des mois passées se fissura. Les larmes montèrent à ses paupières qu’elle ne tenta plus de retenir : pour les cacher de qui ? Elle s’effondra en pleurs, répétant sur un ton cette fois plus d’accablement que de colère :

— Mon père ! Daniel !… Que vous ont-ils fait ?

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