Le dilemme - 4
Daniel était tombé dans un engourdissement qui ressemblait fort à celui causé par la belladonne. Mais il n’avait pas fait ces songes étranges qui accompagnent d’ordinaire le sommeil causé par les baies. Lorsqu’il s’éveilla, il se crut encore plongé dans cette molle inconscience, car autour de lui régnaient les ténèbres les plus complètes. J’ai encore les yeux fermés, songea-t-il, et il fit un effort de paupières, porta les mains à ses yeux, rencontra ses cils levés. Une vague de panique le parcourut. Les yeux ouverts, il n’avait jamais été plongé dans une obscurité si profonde, car la plus faible lumière suffisait d’ordinaire pour qu’il y vît à la manière des animaux nocturnes. Cette fois-ci, il ne distinguait pas même ses mains devant son visage. L’avait-on rendu aveugle pendant son inconscience ? Mais sous ses doigts fébriles, les globes oculaires semblaient intacts. Il voulut se redresser, se cogna violemment à une paroi de pierre. Le choc le fit retomber où il était, étourdi. Levant les bras, il vint rencontrer la paroi et la tâta, la parcourut. Ses pieds et ses genoux raclaient aussi la pierre, qui semblait lisse, comme d’une seule pièce. Sur sa droite seulement, il rencontrait une autre matière qui semblait de bois vermoulu, d’où émanait une effluve un peu âcre. En la parcourant des mains, le bois se révéla de la forme d’un caisson. Alors il comprit où il était.
Un cri prit naissance dans sa gorge, qui l’étouffa d’abord sans exploser.
Il tâcha de soulever le plafond de pierre, s’arquebouta, se mit à demi sur les genoux pour pousser avec son dos, mais sa position ne lui permettait pas de tirer partie de toute sa force ; et quand bien même. Les sarcophages étaient conçus pour que les morts ne s’en échappent point, la figure du gisant ajoutait encore au poids du couvercle ; c’était au-dessus des forces d’un seul homme.
Le cri enfla, déchira la résistance de la gorge. Il hurla, de façon inarticulée d’abord, puis les mots se formèrent dans un appel désespéré.
— A l’aide ! A l’aide ! Manon ! Père Bastien ! Jehanne !
Mais sa voix ne trouva aucun interstice pour s’échapper des parois de pierre qui absorbaient son appel. Il poussait sur toutes les parois à présent, vainement, refusant l’horreur de la réalité. Finalement, à bout de forces, il se recroquevilla en tremblant le plus loin possible qu’il put du cercueil de bois. Alors dans un éclair de lucidité, il se souvint des mots qu’Edouard lui avait murmurés juste avant que les soldats ne l’emmènent. « Sois patient, où que tu te retrouves à attendre. La lumière vient après la nuit. »
— La nuit, répéta Daniel à voix haute.
Oui, la nuit était là où il se trouvait à présent. Mais qu’entendait Edouard ? Était-ce l’espoir de vivre qu’il lui avait laissé entrevoir, ou parlait-il simplement du paradis qui l’attendrait au-delà de cette tombe ? Daniel joignit les mains.
« Ô Amelina, ma nièce, ma fille, mon trésor, mon ange, pourvu que tu aies retrouvé ta mère ! Tu es si petite encore, tu m’oublieras. Seigneur, si tu m’entends, protège-la, je t’en supplie ! Sainte Vierge, peut-être ai-je mérité que tu m’abandonnes, mais aie pitié d’Amelina ! Elle est innocente de tout cela… »
Il ne savait plus s’il parlait à voix haute ou non. Sa prière pouvait-elle traverser de telles épaisseurs de pierre ?
***
Edouard attendait la nuit, qui en cette saison se faisait désirer jusque tard dans la journée, avec un mélange d’impatience et de réticence. Son cœur ballotait d’indécision. Pour tromper son agitation, il alla parcourir le chemin de ronde, contempla d’en haut la terre dont il avait contribué à rebâtir la prospérité. A l’avènement du crépuscule, les terres s’enténébraient mais les deux rivières qui reflétaient les derniers feu du jour sinuaient entre elles en de longues bandes claires. A une heure comme celle-ci, les esprits de la nuit se faisaient déjà sentir : c’était une heure où il était déconseillé de prendre ses rêves au sérieux, car ils ne pouvaient être qu’envoyés par le diable. C’était du moins ce que répétait souvent son épouse Hilda, une femme très pieuse, à l’écoute des astres et des songes. Qu’elle était bonne, songea-t-il avec remords. Bonne à la façon d’une chrétienne, distribuant libéralement son argent aux mendiants qu’elle croisait, bonne d’une façon peu pragmatique qui avait souvent irrité son époux. Tu n’as pas de vue d’ensemble, lui avait-il reproché. La misère doit se résoudre à plus large échelle, il fallait intervenir sur le système et non sur l’individu : c’était sa conviction, celle qu’il appliquait dans son rôle de chancelier qui avait pratiquement les pouvoirs du duc. Elle pouvait le pousser même à sacrifier ledit individu au nom du plus grand bien commun ; c’était arrivé. Mais le cas de Daniel était-il cette sorte de cas ? Hilda aurait été horrifiée du sort que lui avait réservé Victor, il s’en doutait. Oh, comme le duc était fier de la fin qu’il avait réservée à son ennemi – à l’abri des yeux et des oreilles, et encore lui faisait-il grand honneur, soulignait-il, puisqu’il lui permettait de reposer auprès de son père, dans la cavité initialement pensée pour accueillir la dépouille de dame Isabeau. Certes, on l’y avait mis un peu précocement, et Victor avait ri d’imaginer le réveil du malheureux et sa longue agonie. Même Edouard, qui n’était pas homme à s’émouvoir facilement, frissonnait des affres d’une telle mort. Victor est comme un enfant qui s’abandonne à la cruauté parce qu’il le peut, songea-t-il. Mais le chancelier s’accrochait à l’idée que la stabilité d’une seigneurie résidait dans celle de son seigneur et qu’il devait agir dans l’intérêt de Victor pour préserver le duché.
Comme pour un enfant, agir dans son intérêt exigeait parfois qu’on aille à l’encontre de ses propres volontés.
***
La nuit était profonde lorsque les quatre hommes entourèrent le sarcophage orné du gisant de Henri d’Autremont et s’aidant de longues barres glissées sous les rebords du lourd couvercle, le soulevèrent pour le déposer précautionneusement à côté de son socle.
L’homme qui émergea du tombeau était si effroyable à la lueur des torches qu’on eût bien pu croire libérer un spectre. Edouard s’y attendait, mais il fut pourtant frappé par les yeux qu’on eût dit au fond de deux crevasses rouges au milieu d’un visage de cire, par les mains tremblantes comme celle d’un vieillard qui se tendaient vers lui. Le malheureux ne pouvait parler encore, comme suffoqué par le choc de sa libération, mais sa bouche s’ouvrait et se refermait par intervalles comme s’il tentait d’articuler quelque chose. Daniel n’avait passé que quelques heures dans sa prison de pierre mais elle semblait avoir eu sur lui l’effet de plusieurs mois de claustration. Edouard avait craint de le trouver déjà mort, par étouffement ou par quelque mystérieux effet d’un malheur trop grand qui abat un être humain sans qu’on comprenne bien comment. Malgré sa faiblesse, lorsqu’Edouard se pencha pour le tirer de sa terrible tombe, le rescapé s’agrippa à ses vêtements avec une telle force que le chancelier crut qu’il allait déchirer l’étoffe.
— Du calme, du calme, grogna-t-il. Tu es sauf à présent, Daniel.
La voix de l’infortuné s’éleva enfin, si bas cependant qu’Edouard seul pouvait l’entendre.
— Merci… merci…
Lorsqu’il fut tout à fait extirpé du sarcophage, Daniel fut adossé contre un pilier de la nécropole, car il ne tenait pas encore debout – et Edouard n’escomptait d’ailleurs pas le mettre sur ses deux jambes. Il lui tendit une cruche et l’homme but aussitôt, avec cette voracité de celui qui meurt de soif ; Edouard avait même peur qu’il s’étouffe. La saveur aurait pu intriguer le buveur, car c’était une potion contenant entre autre du pavot et d’autres extraits de plantes abrutissantes – la même mixture avec laquelle on l’avait précédemment endormi. On avait pu en dissimuler le goût dans la nourriture des prisonniers, mais point dans un breuvage. Cependant Daniel avala tout d’une traite sans qu’on eût besoin de l’y pousser. Avant que ses hommes ne remettent en place le couvercle du sarcophage, Edouard jeta un bref coup d’œil au cercueil de bois du duc Henri. Arrivé de Mons-en-Pévèle après un transfert de plusieurs jours par fortes chaleurs, on ne s’était pas soucié d’extraire le cadavre de sa caisse avant de l’inhumer ; après plus de cinq ans, il ne devait pas en rester grand-chose, mais Daniel pouvait presque s’estimer heureux, songea Edouard, d’avoir eu au moins cette séparation d’avec les restes de son père. Il eut de nouveau un frisson incontrôlé de répulsion et ne se sentit vraiment mieux que lorsque le sarcophage fut de nouveau scellé, cette fois pour de bon, espérait-il. Il avait bien fait, songea-t-il, et pas seulement pour des raisons politiques. Edouard n’était pas dénué de sens du sacré. « Dieu te pardonne, Victor ! Les vivants et les morts doivent rester séparés. »
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