La fin de la chasse - 1
Plusieurs jours s’étaient écoulé. Victor semblait véritablement avoir retrouvé pleine santé : il avait repris les activités physiques qu’il aimait autrefois, la chasse et l’entraînement militaire, mangeait de nouveau de bel appétit. A l’exception de ses cheveux qui s’étaient quelque peu dégarnis, il reprenait la tournure flatteuse de ses jeunes années. Il n’avait pas eu la moindre crise et l’attribuait, bien sûr, à la fin de la malédiction parachevée par la mort de son promulgateur. Edouard observait ces progrès sans mot dire. Si Victor apprenait la vérité, Dieu sait ce qui se produirait, songeait-il : derrière l’apparente vigueur du duc, il croyait deviner encore la fêlure qui ne demandait qu’à le briser de nouveau. Il n’était pas non plus douteux qu’Edouard apparaîtrait irrémédiablement comme un traître à ses yeux. Sa conscience à lui était un peu apaisée, mais cette sourde anxiété ne le quittait guère.
Le travail, cependant, ne manquait jamais d’apaiser son âme. Ce jour-là, alors que Victor était de nouveau à la chasse, le chancelier s’absorbait dans une liste de missives et doléances, revendications de gens simples qui pouvaient être facilement répondues. Un village composé majoritairement de serfs réclamait son affranchissement. Edouard était favorable à ce genre de demandes, car l’achat de leur liberté était fort lucratif au seigneur et ne lui ôtait que peu de privilèges. De surcroît, c’était une façon aisée d’améliorer l’image ducale : malgré le prix qu’ils versaient pour leur liberté, les affranchis se sentaient redevables envers leur seigneur et leur loyauté ne rapportait pas moins que leur ancienne servitude. Enfin, Edouard était persuadé que la marche de l’Histoire allait vers une annihilation progressive du servage ; mieux valait l’accorder tant que l’on pouvait encore passer pour généreux et en retirer force pécunes, qu’attendre le moment où on y serait forcé.
Le calme lui était progressivement revenu avec le labeur, lorsqu’un serviteur interrompit sa concentration en faisant irruption dans son cabinet.
— Sire chancelier, le sergent Cyrille demande à voir immédiatement sire Victor.
Edouard haussa un sourcil. Cyrille était l’officier qu’il avait envoyé à la chasse de la bande de Tourse. Qu’il fût si tôt de retour avait l’apparence d’une bonne nouvelle, mais cette requête urgente était alarmante.
— Le duc est à la chasse, rétorqua-t-il.
— Je le sais, messire, fit le serviteur, l’air embarrassé. C’est pourquoi je me suis permis de vous quérir à sa place.
Même les serviteurs le regardaient donc comme le véritable maître. N’était-il donc plus rien qu’il ne doive faire lui-même ? Edouard se sentit tout à coup de très mauvaise humeur. Si Cyrille le faisait déranger pour rien, il devait s’apprêter à recevoir.
Le sergent, entouré de six hommes, l’attendait dans la grande salle au rez-de-chaussée du donjon. Le chancelier n’avait que quelques volées de marche à descendre pour l’y rejoindre. Sitôt qu’il fut visible en haut des degrés, Cyrille leva des yeux implorants vers lui.
— Eh bien, fit Edouard, vous êtes déjà revenu de mission ? Ces pendards ont donc été faciles à mater ?
Pendant qu’il parlait, Edouard remarqua qu’il ne connaissait pas les hommes qui accompagnaient Cyrille. Toutefois il lui avait recommandé d’embaucher des volontaires pour renforcer sa troupe ; mais pourquoi les avoir ramenés ici ? La gorge de l’officier était couverte de plaques rouges et la sueur coulait sur son front et sa nuque. Ces phénomènes pouvaient s’expliquer par la récente chevauchée de Cyrille sous une chaleur moite, mais ils s’additionnaient d’une expression qui ne lassait pas d’inquiéter Edouard.
— J’ai besoin de voir le duc incessamment, répéta le soldat. Pourquoi ne vient-il pas ?
— Il n’est pas là. Cyrille, que se passe-t-il ?…
L’un des hommes inconnus eut un geste du bras.
— Messire, gémit Cyrille, pardonnez-moi !
Tandis qu’il se prostrait, les hommes derrière lui dégainèrent leur épée et se précipitèrent vers Edouard. Celui-ci poussa un juron et remonta précipitamment les marches. Il n’avait aucune arme sur lui, comme à son habitude : c’était une négligence coupable, songea-t-il. Celui qui le pourchassait était sur ses talons, mais Edouard parvint à l’étage à temps pour claquer la lourde porte cloutée au nez des assaillants ; pas assez tôt, cependant, pour avoir le temps de la barrer. Pesant de tout son poids sur le battant, il s’époumona :
— Alerte ! Au duc !
Il fut entendu de la salle des gardes proche : à sa grande satisfaction, des hommes d’armes apparurent prestement. Une seconde déboussolés par le spectacle, ils se ressaisirent vite : l’un des hommes aida Edouard à maintenir sa résistance tandis qu’un autre souleva la lourde barre pour l’installer dans son support. Edouard put enfin relâcher son effort. Les coups sourds contre la porte persistèrent, mais le battant renforcé de fer était conçu pour résister à bien davantage : même des haches n’y eurent pas suffi. Il eût fallu un bélier pour l’enfoncer, qu’il était impossible de manœuvrer dans l’escalier en colimaçon. La pensée du bélier, donc du siège, amena un terrible doute dans l’esprit d’Edouard.
— Des intrus, expliqua-t-il brièvement. Je n’en ai vu que cinq ou six, mais…
Cyrille était parti avec une vingtaine d’hommes. Si chacun est remplacé par un ennemi, c’est presque une armée s’ils sont déjà dans les murs, songea Edouard avec effarement. Les intrus avaient tendu un piège à Cyrille, ils possédaient un code gestuel : il devint soudain clair qu’ils exécutaient un plan finement organisé dont le chancelier commençait seulement à comprendre l’ampleur. Ce n’était pas qu’une bande de pillards opportunistes et Edouard eut soudain le vertige devant la catastrophe qu’il pressentait.
— Nous sommes attaqués, déclara-t-il. Le château est pris d’assaut. Lancez l’alerte, et que les hommes se placent aux postes de défense !
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