La fin de la chasse - 3

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Le corps tout entier d’Alain trémulait d’appréhension. Mais il était tendu vers un but et l’action l’aidait à canaliser sa terreur. Il était chargé de donner l’alerte en sonnant la cloche de la chapelle. Celle-ci était accolée au donjon mais son entrée donnait sur l’extérieur : pour y pénétrer, il fallait donc sortir de l’édifice. L’ennemi occupant cependant le rez-de-chaussée, il était impossible d’y accéder par la voie habituelle. Le chancelier avait eu une illumination : la loge ducale. Sous la forme d’un balcon surplombant la chapelle, en face de l’autel, la loge permettait au duc d’assister à l’office depuis l’étage, sans avoir à sortir du bâtiment. Avant que les assiégeants s’aperçoivent de cet accès, Edouard espérait également l’utiliser pour reprendre le rez-de-chaussée du donjon, qui pour le moment n’était occupé que par quelques assaillants.

En compagnie d’une douzaine de soldats, Alain avait franchi la rambarde de la loge et s’était retrouvé dans la chapelle, dont la quiétude était soudain brisée par l’agitation militaire des soldats. Ceux-ci avaient ouvert la voie pour sortir et tenter de libérer le premier étage du donjon : sous leur couvert, Alain s’était faufilé jusqu’aux degrés extérieurs qui permettaient d’accéder au clocher. L’ascension fut courte, mais l’émotion du garçon était telle qu’il était déjà à bout de souffle lorsqu’il parvint à son but. Il se suspendit à la corde qui contrôlait la dame de fer. Le son assourdissant battit dans son crâne, mais il répéta l’effort plusieurs fois. Edouard escomptait non seulement alerter le reste de la garnison, mais aussi le duc Victor et ceux qui l’accompagnaient : sans quoi, ils risquaient de revenir en pleine bataille et de tomber entre les mains des assiégeants. Après une bonne minute, Alain estima sa tâche accomplie : sa tête était bourdonnante. A ce moment-là seulement, il regarda autour de lui. De son perchoir, il avait une vue imprenable sur les évènements – et ceux-ci, constata-t-il avec effarement, avaient évolué à grande vitesse pendant les quelques instants où il ne s’était occupé que des cloches.

La tour ouest semblait vomir un flot ininterrompu de fantassins inconnus. Une partie surgissait de son pied pour se répandre dans la cour : elle était venue prendre en tenaille la petite troupe de défenseurs qui tentait de délivrer la base du donjon. Le reste était dégorgé sur les remparts et montait à l’assaut des autres tours. D’où venaient tous ces hommes ? Ils semblaient s’être matérialisés au sein de la forteresse ou avoir pris quelque passage infernal.

L’attaque vint buter pourtant au niveau du châtelet d’entrée. Edouard y avait renforcé la garde ; celle-ci endiguait la montée des assaillants en les pilonnant sans répit de projectiles depuis les hourds et les mâchicoulis. Le passage vers les postes en hauteur était si étroit qu’il ne pouvait accueillir qu’un homme à la fois, qu’il était aisé d’abattre avant qu’il eût fini son ascension : les défenseurs étaient hors d’atteinte. Dans l’intervalle, ceux-ci avaient levé le pont-levis et abaissé la herse : aussi longtemps qu’ils tiendraient, personne ne pourrait pénétrer par l’entrée principale. Ce n’était pourtant qu’une faible consolation car les attaquants continuaient à affluer depuis la tour et les remparts. Une partie venait prêter main-forte à l’avant-garde du donjon ; les compagnons d’Alain, s’aperçut celui-ci avec terreur, étaient en train de battre en retraite vers la chapelle sans avoir pu reprendre l’avantage. Il hésita un instant à s’exposer pour les rejoindre, mais il lui vint soudain l’idée que les assaillants allaient réaliser que quelqu’un avait donné l’alarme et le pourchasser ; s’il restait dans le clocher, il serait pris au piège et il ne lui restait que quelques secondes pour rejoindre ses compagnons dans leur retraite.

Précipitamment, il dévala les marches et se rua vers l’entrée de la chapelle au moment où son dernier camarade allait refermer la porte. Il hurla pour retenir son geste et se jeta sur le battant pour empêcher son mouvement ; le soldat crut une seconde qu’il s’agissait d’un ennemi et poussa plus fort. Le bref temps où ils luttèrent l’un contre l’autre fut assez pour que les assaillants les rejoignent. Enfin Alain put se glisser dans l’interstice, mais tout aussitôt des ennemis se précipitèrent dans son sillage. Quelque chose ou quelqu’un heurta son dos et le garçon fut projeté en avant. Il entendit des clameurs derrière lui, des coups sourds et des bruits de métal. Quand il se retourna, personne ne faisait attention à lui, mais les assaillants se trouvaient entre lui et ses compagnons, qui se battaient âprement pour protéger leur retraite vers la balustrade. Celle-ci était inaccessible à Alain, à moins pour lui de se jeter dans la mêlée. Paniqué, il se rua vers l’autel et s’accroupit pour se dissimuler. Derrière lui, il crut reconnaître la voix de Fablon pousser un cri d’agonie. Le cœur au bord des lèvres, il adressa muettement une prière au Ciel. Alors qu’il redressait la tête, en quête du réconfort d’une icône, ses yeux tombèrent vers le petit escalier qui descendait vers la crypte, dont l’accès, comme par miracle, était libre. Il ne réfléchit pas davantage et s’y rua.

L’obscurité de l’endroit tomba sur lui comme une chape. Les bruits de l’étage supérieur furent brusquement assourdis. Autour d’Alain, la pierre blanche des sarcophages luisait faiblement dans la pénombre. Il se rappela que la crypte était une nécropole et la présence des morts autour de lui le fit frémir ; mais il aimait encore mieux leur présence que celle des soldats avides de meurtre. Puis son regard accrocha le profil du duc Henri et son cœur rata un battement. Le gisant ressemblait tant à Daniel qu’il eût pu s’agir de lui et Alain fut soudain foudroyé par la remembrance que le chevalier se trouvait lui aussi sous le socle sculpté. Le garçon était l’un des rares au château à être dans le secret. On connaissait sa haine envers le meurtrier de son père et il avait participé à l’arrestation de Daniel : personne n’avait jugé nécessaire de l’écarter lorsque les hommes de Victor étaient venus chercher Daniel, tombé dans l’inconscience, pour l’amener jusqu’à la crypte et l’ensevelir dans le tombeau de son père. Alain n’avait pas fait un geste ni pour aider l’opération ni pour l’empêcher : il avait regardé jusqu’au bout, les yeux écarquillés. Le bruit qu’avait fait le couvercle de pierre lorsqu’on l’avait remis en place avait résonné jusqu’à son cœur. Il avait beau tâcher de nourrir sa haine en se rappelant son père et en entretenant la douleur de son absence, il ne parvenait pas à se départir d’un sentiment d’horreur devant ce crime doublé d’un sacrilège. Et le sentiment vengeur dans son âme n’était plus assez fort. Aussi longtemps que le meurtrier de son père était loin de ses yeux, celui-ci avait gardé l’image d’un sorcier, d’un démon. La première fois qu’Alain l’avait vu, il n’avait pas imaginé une seule seconde qu’il s’agissait de lui : il ressemblait à n’importe qui, un pèlerin, un père de famille. Quelques brèves minutes, dans la baie du Mont, Alain avait reconnu en lui un guerrier capable de tuer pour se défendre, mais il n’avait rien attenté de magique. Puis Daniel était tombé comme lui sous le coup de la cruauté de Guillard : Alain était encore frappé par l’image de l’homme à terre, l’oreille mutilée et du sang coulant sur son visage. Une vive compassion lui avait percé le cœur dont il n’avait plus pu se défaire. Tout le voyage avait achevé d’ôter les lambeaux de l’aura satanique que le garçon avait voulu accoler au prisonnier. Ce n’était bien qu’un humain banal, réduit à merci par les liens qui le maintenaient à la charrette, pouvant faire un malaise sous l’effet de la soif, pleurant la mort de l’homme-ours qu’il lui avait révélé être son oncle. Jusqu’au moment où il avait maudit Guillard… pour protéger Alain.

A pas de loups, comme s’il craignait que quelqu’un n’en surgisse, Alain s’approcha du sarcophage. Dans une impulsion stupide, il s’accroupit pour glissa ses paumes sous le rebord du couvercle et poussa de toutes ses forces vers le haut, vainement. La dalle massive résistait à la force d’un homme adulte, plus évidemment à celle d’un frêle adolescent. Et quand bien même, à quoi bon ? Daniel était enfermé depuis cinq jours. Il était très probablement déjà mort à l’heure qu’il est. Où se trouvait son âme à présent ? Au paradis ? En enfer ?

Un éclat provenant de l’étage supérieur fit sursauter le garçon. Il se recroquevilla derrière le cercueil de pierre, à l’abri du vis-à-vis de l’escalier. A voix très basse, il souffla :

– J’aurais voulu que vous soyez un monstre. Tout aurait été plus simple.

Pour écarter l’image de Daniel de son esprit, il songea à son père. Il fit revivre le sourire large derrière la barbe hirsute et la voix profonde. Son père ne lui avait pas toujours souri, cependant. Il voyait en Alain une promesse : sa fierté portait sur l’homme qu’il devait devenir, non pas sur l’enfant qu’il était. A cette pensée, Alain se sentit giflé de honte. Son père avait voulu qu’il devienne soldat comme lui, malgré sa frêle stature et l’étrangeté de son corps, comme si Dieu en le façonnant n’avait pu se décider entre fille et garçon. La discipline et les durs exercices allaient modeler son corps et son esprit, estimait le père, et il deviendrait homme bel et bien, comme il l’avait décidé. C’était en espérant accomplir cette volonté et achever la mission avortée de son père qu’Alain s’était lancé à la poursuite de son meurtrier. Et voilà qu’il se terrait comme un lapin effrayé, à l’heure où il aurait dû se battre aux côtés de ses camarades, sans crainte de la mort, comme son père l’avait fait. Malgré sa vergogne, il ne pouvait se résoudre à quitter la sécurité de sa cachette. Il n’avait qu’une dague, n’ayant pu emporter sa lance pour son aérienne mission, surtout il était isolé : les ennemis ne feraient qu’une bouchée de lui. Malgré tout, il savait que la raison principale était qu’il était lâche. Si son père le voyait d’où il était, il devait rougir de honte et de colère et renier son enfant. « Pitié, mon père ! Je ne veux pas mourir aujourd’hui. »

Dans la chapelle, les bruits des affrontements avaient été remplacés par un silence de mort. Les sanglots ténus d’Alain résonnèrent dans la crypte.

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