Tandis que le docteur s'interrogeait ; à quelques dizaines de mètres, dans l'appartement voisin, se trouvait une enfant. Assise sur le sol poisseux, couvert de débris et de liquides visqueux, elle fixait un minuscule téléviseur sur lequel apparaisait une femme familière. "La dame du journal", pensa-t-elle. À chaque fois qu'Eden l'observait, elle s'interrogeait sur ses cheveux. Pas un poil blanc, alors que son visage, lui, était parsemé de petites crevasses.

• J'aimerais aussi avoir des cheveux couleur feu.

Discrètement, pour ne pas réveiller ses parents, elle saisit la télécommande posée sur le buffet, entre le cendrier et les bouteilles vides. Elle haussa le volume de sorte à pouvoir entendre en collant son oreille au téléviseur.

• Mesdames et Messieurs bonsoir. Au programme, les manifestations se multiplient dans le pays, le gouvernement appelle à l'accalmie et propose de recevoir les leaders des mouvements contestataires, afin de trouver un terrain d’entente dans les plus brefs délais. / Au moins 150 000 morts causés par le tsunami de l’autre côté de l’équateur, les survivants font face à la famine et aux pillages, des problèmes logistiques empêchent tout acheminement de nourriture et on estime qu’il faudrait au moins deux semaines pour leur venir en aide. / La guerre à nos portes ? C’est la question que se pose notre analyste. Alors que la crise a considérablement remis en cause l’équilibre géopolitique, il faudrait s'attendre à des mesures drastiques des principaux acteurs. Enfin, sur une note plus réjouissante, nous recevrons Bernard Baal, l’éditeur du célèbre auteur à succès Luc Bell. Il nous parlera de la sortie prochaine de sa nouvelle œuvre attendue par des milliers de lecteurs impatients.

• M. Baal, merci d’être venu.
• Je vous en prie Marie, heureux d’être là.
• Cinq... Pardon, six ans, pendant six longues années, les fans ont attendu ce moment. On a vraiment senti une sorte d'effervescence lorsque vous avez annoncé la nouvelle.
• Oui, avec les précommandes, il s’agit déjà de son livre le plus vendu, c'est incroyable ! Luc et moi sommes vraiment reconnaissants de tout l’amour que l’on reçoit. Il travaille d’arrache-pied pour ne décevoir personne.
• Pouvez-vous nous en dire plus sur cet ouvrage ? Le titre, comme la première de couverture, reste bien mystérieux. On a le sentiment que l’intrigue n’aura rien à voir avec ce qu’il a pu proposer par le passé.

Bernard Baal s’appuya sur le dossier de sa chaise, il réajusta son col et se racla la gorge. C’était un homme grand, aux mouvements lourds et à la démarche frustre. Son visage balafré lui conférait une allure guerrière, seulement contrarié par un accoutrement classieux, le rapprochant davantage du juriste que de l’éditeur.

• En effet, je pense qu’il a voulu surprendre son monde. Vous savez, moi-même en tant qu’éditeur, je ne sais jamais ce qu’il a en tête. Vous pouvez être certain d’une chose, la surprise sera au rendez-vous.
• C’est vrai qu'il manie le mystère avec talent, aussi bien dans ses livres que dans la vie de tous les jours. Malgré son succès, on ne le voit que très rarement en public. Dites-nous, quel genre d’homme est vraiment Luc Bell ?

Baal sourit.

• Quand je l’ai rencontré, il m’avait l’air d’un véritable ermite. Je pouvais parler pendant des heures sans qu’il ne me réponde autrement que par oui ou par non. Vous savez, on a l’habitude de s’imaginer les écrivains comme des gens sortant un peu de l’ordinaire, excentriques, très bavards et parfois arrogants. Il n’était rien de tout cela. Il n’était pas solitaire, juste seul, et curieusement ça lui a permis de développer son imaginaire. Je dis ça devant la caméra, car je sais qu’il s’en moque. L’autre jour, j’ai lu un article le présentant comme l’ogre grognon de la littérature, celui qui ne prend même pas la peine de se déplacer dans les salons pour remercier ses fans. Des bêtises ! En fait, Luc reste à ce jour la personne la plus humaine qu’il m’ait été donné de côtoyer...

Sentant le sommeil prendre le dessus sur sa volonté, Eden éteignit le téléviseur pour aller se coucher.