Pauvre diable
Le lendemain, 6 heures, dans un certain appartement.
Les petites pattes agiles sautillèrent entre les obstacles menant au canapé de cuir. Elles évitèrent les feuilles volantes, les manuscrits inachevés et le matériel d'écriture éparpillés à travers la pièce. De ses yeux vert émeraude, le chat au poil blanc fixait l'homme assoupi. L'alarme avait déjà sonné à plusieurs reprises, sans qu'il ne se réveille. Affamé, le félin se faufila jusqu'au visage endormi pour le tapoter : aucune réaction. Luc Bell était piégé dans un rêve. Une gigantesque église lui faisait face, s'élevant jusqu'aux nuages. L'édifice prenait feu, tandis qu'il fondait en larmes, et ce ne fut que lorsqu'un vieil homme lui saisit l'épaule qu'il s'éveilla. Son visage, dissimulé par la fumée de l'incendie, révélait un sourire.
Sa première vision fut les babines de l'animal, Luc poussa une plainte sonore.
- Je n'ai même pas l'impression d'avoir dormi.
Il se leva promptement et traversa la salle à manger sans prêter attention au désordre. Une fois dans la cuisine, il avala une gorgée de jus de pomme avant de remplir la gamelle du chat, qui se rua immédiatement sur les croquettes bon marché. Il rejoint ensuite la salle de bain, comme toujours, sa toilette fut longue. Les vapeurs d'eau se mêlaient à ses pensées, lui inspirant de nombreuses fantaisies. Il en était convaincu, d'autres mondes se cachaient dans l'eau, sous toutes ses formes. Il s'habilla sans réfléchir, observa sa demeure, silencieuse, et enfila ses chaussures pour une promenade matinale. Le soleil se montrait à peine lorsqu'il quitta la zone résidentielle pour rejoindre la route menant au parc du quartier. À cette heure, seuls quelques lève-tôt croisaient son chemin : d'autres promeneurs accompagnés de leurs chiens, des personnes âgées, des travailleurs. Le parc n'ouvrirait pas avant un certain temps et Luc entreprit de trottiner autour de la grille. Il ne connaissait les lieux que trop bien, l'emplacement des bancs, l'heure d'ouverture des différentes boutiques, rien ne lui échappait. Il accéléra le pas, son esprit vagabonda vers l'étrange événement survenu la veille. Depuis son contact avec le nuage incandescent, il se sentait... différent, comme si quelque chose, en lui, s'était éveillé. On aurait dit que son corps ne lui appartenait plus tout à fait. Il courut plus vite encore et quand, enfin, les portes de l'espace vert s'ouvrirent, il était en nage.
- Que m'est-il arrivé ?
Épuisé, il marcha jusqu'à atteindre une étendue d'herbe rendue humide par la rosée matinale, et s'y allongea. Ses paupières se fermèrent sur des nuages rougeoyants, le sommeil l'embrassait. Il entendait son souffle et le battement de son cœur, comme le son d'un tambour au centre d'une tempête. Un cri le sortit un instant de sa torpeur, des enfants s’amusaient non loin de lui. Mais une inspiration suffit à l'y replonger. Il percevait la circulation de l’air dans ses poumons et les chocs électriques produits par ses connexions neuronales ; plus discrète était la mort et la renaissance de ses cellules. Bientôt, son corps n’eut plus aucun secret pour lui. Un cri, à nouveau, Luc ouvrit les yeux.
- Dégueulasse ! s’écria une jeune fille.
Comprenant qu’il ne pourrait pas trouver le repos, il s'approcha de l'origine du tumulte et vit un groupe de trois enfants. Deux garçons étaient accroupis dans l’herbe et, un peu en retrait, une jeune fille, visiblement autrice des cris, poursuivait sa cacophonie. Les enfants l’ennuyaient, il ne voyait en eux qu’une version miniature des adultes probablement odieux qu’ils finiraient par devenir, mais ceux-là retinrent son attention. Ils lui rappelaient les peintures d’un autre temps, sur lesquelles apparaissaient parfois des anges à l'allure espiègle. Par curiosité, il leva la tête pour voir ce que trafiquaient les deux garnements. Ce qu’il aperçut lui glaça le sang. Un coléoptère se tordait de douleur, ses six pattes avaient été arrachées et le soleil, transformé en arme mortelle, lui perçait l’abdomen. Le rayon infernal brûlait la chair de l’insecte qui ne pouvait que hurler en silence. Seuls les rires des garçons se faisaient entendre.
- Les enfants, on rentre ! Il est presque onze heures.
- Oh déjà ? On ne peut pas rester un petit peu ?
- Allez, dépêchez-vous. On déjeune avec grand-mère.
À contrecœur, ils abandonnèrent leur victime. Luc vint l'observer de plus près. C’était un ocypus olens. Il bougeait encore. Ses antennes tremblaient, comme pour envoyer un message. Luc le comprit et de sa semelle, mît fin aux souffrances du pauvre diable. Il ne pouvait se débarrasser de cette sensation de dégoût. Lui-même s’était déjà montré cruel à l’égard de ce qui s’éloignait de sa nature. Combien d’insectes avait-il piétiné sans même en avoir conscience ? Combien de plantes écrasées par négligence ? Combien d’animaux sacrifiés pour lui permettre de remplir son estomac, parfois par pure gourmandise ? Ce jour-là encore, la feinte ignorance demeurait le seul obstacle qui empêchait sa conscience de lever le voile sur la laideur de son être
La main moite, il envoya un SMS au docteur Jean : pouvez-vous me recevoir aujourd'hui ?
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