Une proposition
M. Jean ouvrit la petite armoire adjacente à son lit pour en sortir un costume noir, simple et élégant. Il l'enfila, nourrit Hades, le sortit rapidement avant de se rendre au bureau. Vingt minutes plus tard, il arrosait sa plante et feuilletait son précieux carnet. À midi, on toqua à la porte.
- Entrez, dit-il en ajustant ses lunettes.
- Bonjour M. Jean. Pardonnez cette soudaine requête, je dois vous faire part de quelque chose...
- M. Bell, installez-vous, je vous en prie. Vous ne me dérangez pas, bien au contraire. Je m'attendais à votre venue.
Le docteur considéra son patient.
- Quelque chose... à changer, je me trompe ? Dites-moi tout.
Bell lui avait toujours renvoyé l’image d’un homme sans lumière. Il n’émanait de lui que souffrance et désarroi. Son apparence n’avait que peu d’importance à ses yeux, de même que le regard qu’autrui lui portait. Il se refusait à aimer de peur d’être déçu. Paradoxalement, son altruisme excessif avait fait de lui un homme particulièrement égoïste. Six ans de thérapie durant lesquels le docteur avait pu comprendre l'écrivain, sa vie, ses traumas. Mais la personne qui s’était présentée à lui ce matin-là n'était plus tout à fait Luc Bell. Une étincelle nouvelle animait son regard.
- J’ai eu une épiphanie, articula Luc.
Ses mots coulaient comme l’eau d’une fontaine, et ses yeux, légèrement excentrés, lui donnait l'air pensif de celui qui cherche la vérité. Monsieur Jean l'invita à poursuivre.
- Jusqu’à il y a peu, je me posais tant de questions, mais aucune réponse ne me satisfaisait réellement. Je me battais contre un ennemi invisible, constamment en colère contre le monde entier. Incapable de saisir la vérité de mon être. Je ne haïssais personne en réalité, si ce n’est moi-même. Vous m’avez souvent dit que la réponse était en moi, que personne ne pourrait jamais m’aider, parce qu’il fallait d’abord que je me renforce seul.
- Et vous l’avez réalisé, n’est-ce pas ?! s’empressa de demander le practicien.
Luc réfléchit un court instant.
- Non. Mais j’ai compris autre chose. Ce monde n’a pas besoin de moi. Il y a cinq ans, lorsque j’ai essayé d’en finir. Je pensais… Non, j’espérais qu’on me pleurerait et que ma valeur s’imposerait à tous comme une évidence.
- Mais ne se serait-elle pas imposée à vos proches, vos fans ?
- La vie continue, toujours. Une présence peut-être indispensable un temps, un absent ne l’est jamais. Nous deviendrons tous esclaves de l’Histoire à des échelles différentes. Nos noms éveilleront des sentiments, des idées, des faits, peut-être, et un jour certain, plus rien. Pourtant et malgré tout ce que cela implique, je sais aujourd’hui que les réponses que je cherchais se trouvent chez l’autre.
Le psychologue bondit de son siège.
- Foutaises ! N’avez-vous pas réalisé que vous êtes le seul à pouvoir vous sauver ? Rappelez-vous les multiples déceptions que vous avez vécues. N’ont-elles pas eu lieu précisément parce que vous n’en étiez pas encore conscient ? Regardez-moi, Monsieur Bell, si vous empruntez ce chemin, vous allez au-devant de grandes déconvenues. Nous sommes pareils, vous et moi, mais ce qui vous empêche d’atteindre votre plein potentiel, c’est le doute. La solitude est nécessaire, n’en doutez pas !
Luc, silencieux, plongea son regard dans celui du Dr Jean. Ce dernier se figea, qu'avait-il dit ? Les mots étaient sortis tout seuls, incontrôlables, pestilentiels, comme le contenu nauséabond d’une bouche d’égouts. Il baissa les yeux un instant, en les relevant, pendant une seconde, il crut voir les yeux de Luc se teinter d’un reflet incandescent. Perdait-il la tête ? Le silence pressait son cœur, il avait l’impression d’être captif d’un lieu qui jadis était sien, mais dont on le dépossédait lentement. Enfin, son patient articula :
- J'y vois plus clair à présent, vous cherchiez à vous convaincre de la beauté de votre propre misère en me faisant accepter la mienne. Quel être pathétique vous faites, et dire que vous aviez acquis mon respect.
Il se mit à rire à en faire trembler les murs. L’écho résonnait aux oreilles du docteur et certains tableaux se décrochèrent.
- Le Luc Bell que vous connaissiez est mort, il n’aura plus besoin de vous. Mais j’ai une proposition, après tout, vous êtes l’instrument de ma renaissance.
Luc se leva, approcha lentement le siège du docteur abasourdi et saisit son visage des deux mains.
- Depuis l’aube des temps, l’Homme s’interroge sur tant. lui dit-il à voix basse. Mais seule une question importe vraiment, le reste n’est qu’enfantillages. Qu’y a-t-il par la suite, M. Jean ? Qu’est-ce qui nous attend tous ? C’est à vous rendre fou, beaucoup choisissent de croire pour ne pas avoir à réfléchir. Mais je sais que cette question vous obsède, qu’elle pèse sur vos épaules comme le monde sur celles d’Atlas.
- Non…
- Inutile de vous en faire, comprenez que vos regrets n’ont que peu d’importance. Regardez-moi.
- Non !
Harry Jean se débattait pour échapper à l’emprise. Cependant, même les yeux clos, il devinait l’étrange reflet qui animait les pupilles de Bell. Lorsque leurs regards se croisèrent, le docteur sentit une douce chaleur l’envahir.
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