Illusion d'un héros
Il sortit du cabinet en trombe, manquant de s'écrouler sur l'un des sièges de la salle d'attente. Dans son esprit, les images altérées de la figure du Dr Jean tourbillonnaient à la manière d'un incontrôlable maelström. Qu'avait-il dit ? Qu'allait-il faire ? L'extérieur l'accueillit d'une bourrasque hivernale qui le sortit un temps de ses illusions. Luc avançait, lentement, en direction de son appartement. Une fois arrivé à destination, il travailla jusqu'à la tombée de la nuit. La main engourdie, resserrée sur sa plume, il s'endormit.
***
Le téléphone portable vibrait sur l’étagère poussiéreuse. L’écran, fissuré par endroit, indiquait six appels en absence de la part d’un certain Bernard Baal. L’alarme, un son de cloche que d’aucuns jugeraient désagréable, retentit dans le vide. “Luc, où en est le manuscrit ??”. Non loin, sur ce que l’on devinait être un bureau, s’étalait une gigantesque quantité de papiers. Des textes écrits tantôt à la main, tantôt à l’ordinateur, mais aussi des croquis, pour la plupart inachevés. Les feuilles prenaient possession de l’espace et menaçaient même d'envahir le reste de l’appartement. Sur le sol, des dossiers incomplets, tentatives avortées d’organisation des documents, et au milieu du chaos, le chat. Ses yeux émeraude exprimaient une profonde lassitude. Il sautilla habilement entre les obstacles jusqu’à atterrir sur la poitrine de l'endormi. Luc gémit, son réveil fut des plus laids.
- Persephone… Bonjour. Bon sang, quel jour on est ?
Il quitta le canapé, manqua de trébucher sur les feuilles volantes et mit en marche la machine à café. Sa tête pesait une tonne.
- Voilà pour toi princesse.
Après avoir rempli la gamelle, il jeta un œil inquiet à son téléphone, espérant que les sons de cloche entendus en rêve demeurent irréels. La vision des notifications le fit soupirer.
- Ah oui… Le manuscrit. Ce foutu manuscrit ! Je lui avais demandé de ne rien annoncer avant son achèvement, il m’a ignoré et nous voilà dans l’embarras.
Il toisa la corbeille à côté du bureau, elle débordait de ratés et semblait se moquer.
- Merde !
Pris d’un accès de colère, Luc balaya les textes et les croquis. Il commença à griffonner frénétiquement sur une page vierge, sans même prendre le temps de s’asseoir. Aucune réflexion sur la structure du récit ni la vraisemblance des personnages, il écrivait comme ça lui venait, délesté de tout impératif. Quand la place lui manquait, il saisissait une autre feuille et poursuivait son œuvre. Son esprit était si ancré dans l’encre et le papier qu’il n’entendait plus les cloches. Il ne décevrait personne, l’échec n’existait pas. Six pages, bientôt sept. Jamais il n’avait été si inspiré, comme touché par cette grâce dont faisaient mention les poètes d’autrefois. Parfait, les premières pages suffisent à juger de la qualité d’un récit, ses œuvres précédentes feraient pâle figure à côté de celle-ci. Il ne manquait qu’un seul ingrédient, un soupçon de vie qu’il ne pouvait trouver qu’à l’extérieur. En toute hâte, il s’éclipsa et bondit sur sa bicyclette pour un voyage dont il ignorait la durée. La forêt, surplombée par les montagnes enneigées, lui revint en mémoire. Il connaissait sa destination. Les nuages avançaient, légers, laissant les rayons orangés du soleil s’exprimer avant qu’il ne s’endorme. Luc progressait sur une route de plus en plus escarpée, signe qu’il s’éloignait de la civilisation pour rejoindre un cadre plus naturel, moins maîtrisé. Ses jambes lui brûlaient, mais l’effort en valait la peine. Il se sentait libre, capable de tout et lorsque, enfin, il arriva sur les lieux, un sourire sincère se dessina sur son visage. Une belle magie émanait de ces bois, où que se posait son regard, il ne voyait que l’amour désintéressé de la vie. Un charme unique qu’il était certain de ne trouver nulle part ailleurs. L’air vivifiant de la forêt emplissait ses poumons et, par de curieuses vertus curatives, réduisait sa fatigue.
- Il ne manque plus que les fées et les lutins, plaisanta-t-il.
Il progressait lentement, prenait le temps d’observer ce qui l'entourait. Impossible d’estimer le temps qu'il passa à examiner la flore et la faune. En pleine nuit, il continuait à vagabonder. Il ne cherchait pas, était dépourvu d’objectif, mais l’infructiosité de son escapade n’avait rien de frustrant, bien au contraire, elle lui plaisait. Les sons des insectes accompagnaient ceux de ses semelles, usées par le temps, quand il entendit un murmure.
- Je sais qu’il y a quelque chose, je le sens. Ce n’est pas loin.
Il pressa le pas, écartant les branches et les feuillages qui lui barraient la route, la végétation se faisait plus dense, plus incisive, elle changeait. Luc fut bientôt couvert d’éraflures, mais continuait à avancer, le regard fixe et le poing serré.
- De l’eau, c’est le son d’une rivière qui s’écoule. Cette odeur…
Il accéléra encore, les arbres, qui semblaient se mouvoir pour l’empêcher de progresser, le firent trébucher sur une racine. Elle se planta dans son bras droit comme l’aurait fait un poignard bien aiguisé. Son cri effraya les oiseaux, mais la curiosité l’emporta sur la douleur. Que lui cachait-on ? Meurtri, Luc avançait toujours, un pas après l’autre, laissant derrière lui les traces pourpres de son passage. Finalement, il fit face à une muraille végétale. Des ronces aux aiguillons démesurées formaient le dernier bastion l’empêchant d'accéder à la vérité. Seulement, il semblait impossible à franchir. La seule issue se trouvait au sol, un petit trou que même un enfant n’aurait pas pu traverser sans conséquences. Luc réfléchit, le ruissellement s’entendait clairement de l’autre côté et l’odeur, plus agressive, le rendait nauséeux. Il fouilla ses poches pour en sortir un briquet, vestige de son passé de fumeur. Il ne s’en séparait jamais. Démarrer un feu dans une forêt n’avait rien de malin, mais il l’étoufferait avant que l'incendie n’échappe à son contrôle. Sa main tremblait, il alluma le briquet, qui lui échappa.
- Merde !
Son cœur tambourinait dans sa poitrine, le feu réveillait chez lui de profondes angoisses. Il ramassa l’objet, l’alluma à nouveau et entreprit de brûler la plante. La précision de ses mouvements lui permit de se créer une entrée en fragilisant certains points clé de la muraille. L'humidité empêchait les flammes de s'épanouir, il fut soulagé. En rassemblant ses dernières forces, il parvint à détruire la muraille d’un coup de pied. Ce qu’il vit ensuite l’estomaqua. Au centre d'un jardin naturel trônait une superbe fontaine, elle s'élevait au-dessus des plus hautes cimes de la forêt. Son eau, d’une clarté difficilement imaginable, ruisselait avec force dans un cadre invraisemblable ! Oubliant la douleur, il s’approcha pour en boire quelques gouttes, mais s’arrêta net, lorsqu'il aperçut un filet écarlate circuler à l'intérieur. Du sang, ce n’était pas le sien. En observant les alentours, il vit un cadavre de biche. l'animal gisait à quelques mètres, pas encore décomposé. Le trou dans son abdomen indiquait que la mort n’avait pas été naturelle, peut-être le chasseur cherchait-il encore sa proie. Luc l’observa un instant, avant de se reprendre.
- Qu’est-ce que tu fais ? Tu t’es promis de rester détaché. marmona-t-il avant de s'écrouler. Une sieste s’imposait.
De l'autre côté de la fontaine, derrière le tronc d'un vieux chêne.
- Non !
- Bouge pas, je sais que t’en as envie.
- Lâche-moi !
“Merde, comment elle peut avoir autant de force ? On s’est assuré de lui filer sa dose avant. J’vais encore passer pour le faible du groupe. Elle me laisse pas le choix !”Un bruit sourd, du sang sur l’herbe.
- Regarde ce que tu m’as fait faire !
Une quinte de toux, des gémissements.
- Elle bouge encore, que ça te serve de leçon ! Je ferai mieux de me dépêcher, les frangins vont pas tarder.
- L’odeur de putréfaction ne venait donc pas de l’animal.
“Quoi ? C’est qui celui-là ? Y’a jamais personne dans cette forêt d’habitude. Il tient à peine debout, s’est fait attaquer par un ours ou quoi ?”
- Si tu veux tâter la marchandise, c’est trop tard. Elle est réservée à moi et à mes frangins. Maintenant dégage, avant que je te refasse le portrait !
Luc se sentait faible. Rester éveiller lui demandait déjà un effort considérable, mais l’odeur avait troublé son repos. Une colère étrangère le renforçait, le guidait sur un sentier inconnu. Il inspira et observa la scène, une femme se trouvait au sol, inconsciente, tandis que son ravisseur, d’une quarantaine d'années, s'apprêtait à satisfaire de vils désirs. Le romancier croisa le regard de la brute, il ouvrit la bouche, mais les mots qui en sortirent ne furent pas les siens.
- Tu es né dans une famille modeste, tes parents ayant beaucoup de bouches à nourrir, ils n’ont pas pu t’éduquer comme ils l’auraient souhaité. Très jeune, tu as perdu ta mère, il ne restait plus personne pour calmer les accès de violence paternelle.
Il marchait en sa direction.
- C-c’est quoi le problème avec tes yeux ? bafouilla le chasseur, en pointant les pupilles incandescentes qui ne le quittaient plus.
- Tu te sentais impuissant et misérable, exactement comme en cet instant. Ne sachant comment évacuer ta frustration. Tu en es venue à maltraiter ceux que tu considérais comme plus faibles que toi. Pourtant, tu t’écrasais dès lors que tes victimes faisaient preuve d’un minimum d’esprit combatif.
- N’approche pas ! J-je te dis de rester où tu es !
- Puisque la vie ne t'a pas encore jugée, je vais prendre le relais.
- N-non… Nooon !
À quelques mètres de là
- On a enfin retrouvé c’te foutue bestiole !
- Ouais, c’était pas de la tarte, faut dire que tu vises comme grand-père.
- Grand-père est aveugle abruti.
- Justement !
- Si j’avais pas les mains prises, je te les aurais enfoncées dans… T’as entendu ça ?
- C’est la voix de Billy, qu'est-ce qui lui arrive encore ?
- Billy ! Billy t’es où ?
- On est revenu avec la bouffe, j’espère que t’as pas abîmé le dessert. Bon sang c'te bestiole pèse son poids.
Mais seul le vent nocturne répondit aux appels des deux chasseurs. Ils cherchèrent leur frère, d’abord nonchalamment, puis avec urgence. L’inquiétude commençait à se lire sur leur visage quand l’un d’entre eux s’écria.
- Billy ! Billy répond moi, qui t’a fait ça ?
Ils le retrouvèrent adossé à un arbre, vivant. Son expression nébuleuse révélait une chose : il ne prononcerait plus le moindre mot.
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