Chapitre 2 : La campagne
Point de vue de l'inconnu
Nous traversons le champ boueux avec nos grosses bottes de fermier. Mon père a la chaussure coincée, il tente de la retirer jusqu'à ce qu'elle s'enfonce à un nouvel endroit. Je ris en l'entendant grommeler dans sa barbe.
— Quand est-ce qu'il cessera de pleuvoir dans cette maudite région !
— Calme-toi, papa, il y a pire.
Il est concentré et nous arrivons au bout d'un champ de maïs. Il me demande de jeter un œil à la prairie suivante. Je plisse les yeux pour analyser la mise en scène.
— Je vais aller voir, ne bouge pas.
— Je te suis dans cinq minutes, je termine mon tour.
J'acquiesce en balayant une tige de blé et me retrouve avec les vaches. Elles vont bien, c'est le principal. Je caresse la numéro 311 et tapote gentiment en m'approchant vigoureusement de cette tache noire.
J'aperçois une voiture bloquée entre un petit ruisseau qui sépare la forêt et la prairie. En brandissant une branche, j'ouvre la porte du conducteur et mens en disant que je suis de la police. Rien à craindre, il s'agit d'une pauvre jeune fille tombée dans les vapes.
Soulagé, je fais un tour pour voir s'il n'y a pas eu d'endommagement. Je soulève le capot et tousse en respirant la mauvaise odeur.
Pouah ! Ça sent l'odeur de chauve souris cramées !
Je dégage la vapeur à l'aide de ma main et sors mes outils. On en a toujours sur nous quand il s'agit de réparer les tracteurs, c'est le pire engin du monde, car ça se casse très facilement. En connaissant un peu les moteurs, je répare en l'espace d'une minute, referme le capot et vois si la fille a réagi. Rien à faire, elle est assommée.
— Alors ? Tu as pu identifier ? appelle mon père au loin.
En connaissant mon père qui a l'habitude de retirer les jeunes conducteurs bourrés, d'un air hautain, je me masse la nuque, embêté, en ne voulant pas que la jeune fille ait des problèmes.
— Oui-oui, il s'agit de mon ami ! Je lui ai dit d'attendre ici, je ris nerveusement.
— La prochaine fois, demande-lui d'être sur la route comme tout le monde, grogne-t-il en faisant demi-tour.
— Je t'attends à la maison.
En l'ayant échappé belle, je pousse la voiture et la remet à sa place ! J'enlève les traces de boues sur mes deux mains et couds mes lèvres en cherchant une solution.
— Bon... Il ne me reste plus que cette solution...
* * *
Un feu de couleur resplendit sur les nuages pourpres, des voitures me dépassent sur la ligne de droite, le soleil éblouit les cheveux de la jeune fille qui deviennent soudainement marrons or. Elle se réveille paisiblement et s'étire. Soudain, elle sursaute et s'agrippe au siège, le cœur battant à mille à l'heure.
— Qui, qui êtes-vous et que, que faites-vous dans ma voiture ?! balbutie-t-elle, le regard angoissant.
— Vous pouvez déjà me remercier, je vous ai sauvé la vie.
Elle commence à me mordre le bras, la douleur me paralyse les os.
— Aie ! Mais vous êtes folle !
— Laissez-moi reprendre le volant !
— Non-non att ...
Elle arrache soudainement de mes mains le volant, le véhicule zigzague et perturbe les autres conducteurs qui klaxonnent. En voulant cesser cette bagarre, je tourne sèchement le volant à droite et se plaque contre la vitre. Elle cesse de s'agiter et ronchonne en s'accoudant à la vitre. Je l'ouvre pour qu'elle prenne un peu l'air.
— C'est bon ? Madame a fini de faire joujou avec la voiture ?
En ne riant pas à ma blague, elle roule des yeux et se contente de regarder le paysage.
— Vous n'êtes qu'un voleur !
Je ris silencieusement et continue de conduire, tranquillement.
— Vous m'emmenez où ?
— On part à Moscou.
Tout à coup, elle sort son parapluie et me frappe violemment la tête.
— Mais arrêtez ! Vous voulez qu'on meurt où ça se passe comment ?! C'était une blague ! je réponds.
Elle se moque nerveusement.
— Elle n'était pas drôle votre blague, riposte-t-elle en gardant le parapluie dans ses mains.
— Rassurez-vous, j'ai menti à mon père en disant que vous étiez mon ami. Prenez garde la prochaine fois, car il était prêt à vous emmener à la fourrière.
Elle déglutit et devient instinctivement rouge.
C'est bon ? Tu as compris que je t'ai tiré d'affaire ?
— Je vous emmène voir le village, ou bien, vous préférez que je vous ramène ?
— Non ! Hors de question !
Stupéfait, je redresse le sourcil gauche et reprends ma concentration.
Étrange ce comportement...
Un long silence de mort s'installe dans la voiture, seul le bruit des autres voitures me perturbent.
Soupir... si seulement on pouvait mettre de la musique...
Je sens soudainement une odeur de chocolat envahir la voiture et aperçois l'inconnue en train d'en ouvrir un. Je me retiens en secouant mon visage de droite à gauche.
— Je suis persuadée que vous en voulez un ! dit-elle en me narguant et en mettant un sous le nez.
Je le pousse délicatement.
— Ça ira, merci, je conduis.
Elle reproduit le même geste en le secouant de droite à gauche. Je n'arrive pas à résister, je l'attrape et le dévore en deux secondes.
— Mmm, que ch'est bon, cette cochonnerie.
Cette fois, elle rit à ma blague.
— Merci beaucoup de m'avoir sortie de là.
Yes ! Elle me remercie enfin ! Il était temps.
* * *
Je dirige le véhicule noir dans un champ et suis le chemin tracé par des pneus de tracteur. Je jette un coup d'œil sur les plantations.
— Ce n'est pas le moment de regarder ailleurs, s'impose-t-elle.
— Ce n'est pas le moment de parler, j'objecte à mon tour.
Des montées et des descentes nous secouent. Elle s'accroche à son siège.
— Roulez moins vite ! panique-t-elle.
— Ne vous inquiétez pas, je connais ce chemin par cœur !
— Ça sera votre faute si on meurt ! nie-t-elle en fermant les yeux.
Je m'arrête sans la prévenir. Elle pousse un petit cri, fronce les sourcils et me donne une petite frappe à l'épaule droite.
— On ne vous a jamais appris que frapper c'était mal ? je taquine en retirant la ceinture.
— Je le fais pour une bonne raison !
En fermant les portières, on se suit l'un à l'autre pour traverser un nouveau champ de bouton d'or, mais la jeune fille n'a pas l'air d'être d'accord. Elle s'arrête brutalement dans sa course.
— Vous m'avez dit que vous me ferez visiter le village ! Pas les champs !
— Suivez-moi si vous voulez rester en vie.
— Même pas en rêve ! Je vais me trouver un autre village !
— Ne dites pas de bêtise, je suis sûr que ce village vous plaira, je la rassure en l'attendant.
— Mais on ne se connaît même pas !
— Si vous préférez mourir, seule, dans votre bagnole, c'est votre problème ! j'insiste en montrant la réalité.
Une brise glaciale nous a frigorifié le corps. J'attends sa décision en piétinant et elle se décide enfin d'avancer.
— Bon, on y va ?
Heureux de l'apprendre, je souris et lui indique le chemin. Quelques gouttes de pluie tombent sur nos têtes. Nous accélérons le pas et arrivons à destination.
Je glisse précautionneusement la pente et lui tends la main pour l'aider. Au lieu de ça, elle court et se réceptionne en bas. Je fais comme si de rien ne s'était passé et ouvre l'accès.
Elle entre en premier et contemple, curieusement, les photos de famille tournant sur elle-même.
— Vous êtes beaucoup dans votre famille, annonce-t-elle en touchant les cadres.
Je lui rends sa clé.
— Vous faites vraiment confiance à des inconnus. Vous savez que je peux à tout moment voler vos objets ?
— Je sais, mais vous êtes trop naïve pour savoir si certains de ces objets ont de la valeur, je réponds en voulant rire.
— Qu'est-ce que vous pouvez être pathétique !
La pluie ruisselle fort sur le toit de la maison, les vitres sont aspergées d'eau.
— Je voulais éviter ça aussi, pour vous, lui fais-je la réflexion.
— De quoi ? La pluie ?
— Votre voiture était à deux doigts d'être en panne, je lui explique en enlevant mes bottes.
Elle sort un petit " oh " de ses lèvres.
— Je n'ai pas vu vos parents, ils ne vont pas être inquiets en me voyant ? pérore-t-elle en montant les marches.
Je serre la barre d'escalier contre ma paume de main.
— Ne vous en faites pas... elle ne verra que du feu, dis-je en baissant la tête.
Je tourne au fond du couloir pour ouvrir une porte qui mène au grenier. Je descends l'échelle et grimpe en m'assurant qu'elle ne tombe pas. J'aère la chambre en ouvrant la fenêtre principale et laisse un courant frais nous rafraîchir.
Elle touche la moitié de mes affaires tandis que moi, je me pose contre la fenêtre. Elle est époustouflée en fixant ma guitare accrochée au mur.
— Je vous déconseille de la toucher, j'ordonne en étant de mauvaise humeur.
Elle s'écarte et se pose contre mon lit.
— J'aurais dû fuir avec vous...
— Qu'est-ce qu'il vous faisait dire que je fuyais ?
— Je ne sais pas, par simple intuition, je m'explique en écoutant la douce mélodie de la pluie s'abattre sur le toit.
Elle croise des jambes et pose son sac sur ses genoux en me regardant d'un air attristé.
— Vous comptez rester dans ce village ? je lance la discussion.
— Je ne sais pas pour être honnête... Mon intention était plutôt de partir en ville, déduit-elle en réfléchissant à ces plans.
— Vous êtes partis pour quoi faire ? Si je peux me permettre, je lui pose comme question.
— Désolée, mais ce ne sont pas vos affaires, siffle-t-elle.
— Désolé... je suis juste curieux...
— Je vois ça.
Je referme la fenêtre et me positionne face à elle.
— Vous comptez partir quand ?
— Demain, sans aucun doute, répond-elle sans la moindre hésitation.
Je me frotte les mains.
— Ça me rassure que vous ne passez pas la nuit dans votre voiture, une nouvelle fois, dis-je en la provoquant.
Elle lève les yeux au ciel.
— Vous êtes une jeune étudiante ?
Elle hoche la tête.
— C'est pour ça que je suis partie... Pour chercher une université. Vous en avez une dans les parages ? demande-t-elle en tripotant son sac.
— Oui, pas très loin, mais pour ça, il faut aller en voiture.
— Combien d'heures de trajet ?
— Quarante minutes. Vous savez, on n'est pas très loin de Yokohama.
— Vraiment ?! dit-elle surprise en se levant d'un bond.
— Bien sûr, vous croyez quoi, qu'on était au Brésil ? je glousse en mettant une main devant mes lèvres.
— Ah-ah, moquez-vous bien de moi, baragouine-t-elle.
— Je plaisante, j'aime bien taquiner les gens, je m'exprime en marchant.
— Hé bien, quel drôle d'humour, jacasse-t-elle en me tirant la langue.
Mes joues gonflent à cause de son épuisement. Je décroche ma guitare et me place sur ma chaise roulante. Je la positionne face à elle. Je pince légèrement les cordes et des toutes petites notes sortent de la caisse.
Je continue à jouer délicatement avec la pluie. Les notes défilent dans ma tête, j'écoute attentivement la guitare chanter. Je l'accompagne en bougeant des pieds.
La jeune fille est hypnotisée par la mélodie et elle bat avec ces chaussures en savourant ce moment de bonheur.
Pourtant, je m'arrête brutalement, elle fait de même et me fixe avec des yeux de chat.
— Dommage que je ne puisse pas continuer...
J'ai soupiré en rangeant ma guitare, elle avait compris le message.
— Vous jouez si bien...
Mes épaules se haussent.
— Oublions ça avant qu'il n'y ait d'autres malheurs, je préviens en m'asseyant à côté d'elle.
— Oui, vous avez raison...
Je lui ai redonné le sourire.
— Vous êtes ? je demande enfin en tendant la main.
Elle se brode les lèvres et se méfie.
— Ne me mettez pas de vent, j'ai horreur de ça...
Elle accepte en la serrant.
— Joanne et vous ?
— Isuke.
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