Chapitre 3
"La peinture n'est autre qu'une idée des choses incorporelles"
Nicolas Poussin
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9 h 00 -
C'est avec les oreilles sifflantes et un chantier dans mon crâne que je me lève du canapé afin d'aller me passer un coup d'eau sur le visage. Rafraîchissant ! J'aime cette sensation de ne pas beaucoup dormir, celle d'avoir l'impression de pouvoir tomber à tout moment de la journée. Tout est si dur quand vous êtes épuisé, que ce soit de devoir marcher, de devoir se lever, s'apprêter, se faire à manger, aller travailler, discuter. Une lutte contre la fatigue pour vivre. Non : survivre.
Moi ? Je ne me considère plus comme partie prenante du système. J'emmerde le système. Je ne suis ni une tête brûlée ni une délinquante. Non, non, je les admire juste, ceux qui bravent entièrement les barrières de notre société, vivant et exposant leurs côtés sombres. Eux et leurs manières de faire front, car au fond, ce sont eux les intelligents, qui ont compris le sens de la liberté. Ils ressemblent à des corbeaux, sortent de nuit afin de traîner dans les rues, faire les quatre cent coups.
Mais vous savez, ça les rend majestueux, et intrigants, personne ne veut s'en approcher, par peur. Ce sont aussi les seuls oiseaux que l'être humain ne met pas en cage. Ils peuvent être effrayants avec leurs cris reconnaissables à des kilomètres, annonçant, selon les mythes, de mauvaises nouvelles et malédiction. Ils ont pourtant droit à une liberté des plus totales. Pensez à les regarder de plus près, leurs plumes noires de jais sont brillantes et reflètent la lumière plus que d'autres oiseaux flamboyants. Leurs yeux complètement noircis, sont captivants. Sans oublier leur intelligence, capable de se souvenir de visages, de chemins, d'odeurs, de sons afin d'arriver à leur faim.
Je file à la douche, dans laquelle je passe de longues minutes sous l'eau brûlante. J'enfile ensuite un jean noir, un t-shirt blanc et me maquille d'un trait de liner et d'un peu de mascara. Je prends ma veste en cuir et me dirige vers la porte d'entrée. Le bruit de mes bottes retentit sur le parquet. D'un pas décidé, je sors en faisant claquer la porte afin de mettre de mauvaise humeur les voisins. Espérant bien, pourquoi pas, réveiller celui d'en dessous.
Je descends l'escalier de l'immeuble, et arrive à la sortie, au même moment où un appel retentit. J'enfouis ma main au fond du sac à la recherche de mon téléphone. Vous savez les sacs de « filles » hein ? Il a fallu que je retourne tout avant de pouvoir l'attraper, l'appel déjà manqué.
Je passe la porte, les yeux se dirigeant sur l'écran afin de voir qui avait appeler, mais je n'en ai pas le temps, me retrouvant le nez dans un torse. Un torse en sueur qui plus est. BEURK.
— Bonjour, lève-tôt à ce que je vois
Oh ! NON ! non, non, non, il se trouve partout sur mon chemin ce type. Le téléphone me glisse des mains, et s'écrase au sol, je le ramasse à la hâte, sans prendre la peine de lever les yeux vers lui, ni même de le saluer. Je l'esquive nonchalamment d'un pas décidé en le laissant derrière moi, brinquebalant.
Arrivé au niveau du métro, j'en profite pour rentrer dans le café « Étoiles du matin ».
— Salut Léon. Dis-je en arrivant devant la caisse
— Salut ! Un triple expresso à prendre sur place ?
— À emporter
— Oh ! Tu as un rendez-vous important ? Me demande-t-il en levant un sourcil.
— La nuit a été longue et je dois passer voir quelqu'un
— Une dure nuit hein... Okay, eh bien, n'hésite pas à repasser quand tu veux, je ne suis pas overbooké en ce moment, comme tu peux le voir. Il regarda le café vide et une lueur de tristesse le traversa. Ah et tiens, je te rajoute une madeleine au chocolat. Passe une belle journée
Je prends la madeleine et mon gobelet de café bouillant avant de me diriger dans le métro. Léon est vraiment le cliché du mec gentil, châtain blond avec des petites bouclettes, les yeux marron clair, des lèvres assez fines avec des dents bien alignées et blanches. Bref, un mignon. J'ai habité juste au-dessus de son café avant de déménager dans l'immeuble actuel. On se croisait tous les matins et tous les soirs. Autant dire qu'il ne m'avait pas vu sous les meilleurs auspices. Je continue à prendre mon remontant chez lui presque tous les jours, du moins quand je sors de chez moi. D'un il était proche de chez moi, de deux, il est rapide vu qu'il n'y a pas grand monde et de trois, quand je bois sur place, c'est calme ; je n'ai aucune envie d'entendre piailler des inconnus dès le matin, ça me donnerait envie d'égorger quelqu'un.
Après plusieurs minutes de métro, je sors et me faufile à travers des rues en béton détruites. C'est un champ de mines, entre les crevasses, les merdes de chiens, les vomis, les animaux morts et les sans-abris. Je bifurque dans une minuscule allée et tire un morceau de tôle rouillée laissant place à un couloir bien trop poussiéreux. Je m'avance vers la seule porte du fond et toque trois coups rapides.
— Mot de Passe
v Le chasseur a tué le lapin. Je réponds sans hésiter et en roulant des yeux.
La porte s'ouvre et j'entre dans une immense pièce baignée de lumière traversant les grandes fenêtres en arches de type industrielles d'au moins 3 mètres de haut.
— Xiona ! Tu m'as manqué. Crie la voix aigüe de la chevelure blonde bouclée qui accourt vers moi et tente de se jeter dans mes bras. Je l'esquive de justesse
— Cassie... Un plaisir, mais ne me saute pas dessus quand tu es couverte de peinture
— Oh ça va, tu vas me dire que tu fais attention à ton apparence maintenant ? Allez, viens, on n'a pas de temps à perdre !
Elle me tire vers le centre de la pièce, j'enlève ma veste, puis mon t-shirt, avant de retirer tout le reste, me retrouvant nue. Je grimpe sur le bloc de pierre froid au centre de la pièce et m'assois dessus, je sens mes fesses se raffermir à ce contact. Ce ne sont que les premières minutes, je sais que le marbre va bientôt se réchauffer.
— Okay beauté ! Elle s'assoit face à sa toile et commence à peindre, surexcitée. Alors ton nouvel appart ? Tu ne m'as toujours pas invité !
— Il est grand et sympa
— Tu parles d'un mec ou de l'appart là ? Elle se met à rire, tandis qu'après ce qu'elle venait de dire, un certain voisin me vint à l'esprit.
— Ne me parle pas de voisin ! J'en ai un insupportable au troisième. Râlai-je tout en bougeant les bras au-dessus de ma tête en signe d'exaspération.
v Arrête de remuer ou je te rentre mon pinceau dans tes petites fesses rebondies. Écoute, on a quelques heures ensemble et ça fait deux mois qu'on ne s'est pas vu, alors tu vas tout me raconter sur ce qui s'est passé dernièrement
— Mais, j'..
— CHUUUT, pas de mais. Me coupe-t-elle en fronçant les sourcils, les poings positionnés contre ses hanches.
Cassie est la fille de la meilleure amie de ma mère, on a grandi ensemble. Nous sommes le Yin et le Yang, elle, est la pureté et l'innocence. J'ai horreur de ce genre de personnes, habillées tout en couleurs pastel avec leurs cheveux bien coiffés et jamais gras, mais elle est comme une petite sœur. Elle est propriétaire de cet espace immaculé de meubles, mais maculé de peinture. Elle a toujours rêvé de devenir une artiste, chanteuse, puis danseuse, écrivaine, puis pianiste, mais elle a fini par trouver sa voie quand elle vit mes peintures.
J'essaie de l'aider en général deux fois par mois en posant pour elle, car elle prévoit d'exposer ses peintures dans six mois au sein d'une des plus grandes expositions de la ville où plusieurs artistes en tout genre seront présents afin de gagner le cœur des visiteurs, mais aussi des jurys pour remporter le droit d'avoir une nouvelle exposition dans un lieu d'exception deux ans plus tard à l'international. C'est un moment crucial pour sa carrière.
C'est pourquoi je suis là. Je pose nue pour ses peintures, mais elle fait également de la sculpture. Elle doit finir une sculpture ce mois-ci de mon visage. Je ne sais pas exactement ce qu'elle attend de moi, je ne vois pas l'intérêt de m'avoir pour modèle, je n'ai rien de spécial, mais si je peux l'aider un tant soit peu, je le fais. Sa deuxième sculpture est la plus ambitieuse, de ce qu'elle me raconte, une cerise sur un gâteau, mais elle ne veut pas encore m'en parler. Elle a apparemment des idées de me sculpter avec un homme, mais je lui ai déjà fait part de mon avis négatif là-dessus.
— Alors, ce voisin insupportable ? Me questionne-t-elle avec son sourire en coin alors qu'elle continue d'étaler la peinture sur la toile.
Je me mets à lui raconter cette soirée au bar "Yaé" où j'ai croisé cette personne ténébreuse et totalement enivrante, le moment où je suis rentrée complètement saoule à mon appartement. Elle m'a d'ailleurs bien remonté les bretelles pour être rentrée seule de nuit. Je lui raconte en détail l'instant partagé sur la terrasse et comment j'ai retrouvé le voisin dans mon appartement. Quelque chose chez lui me tape sur les nerfs, peut-être son visage, la manière qu'il a de bouger, de respirer, son regard, ou alors est-ce le son de sa voix ? Je ne sais toujours pas.
— Tu rigoles, Dieu merci, il était là ! Imagine si tu étais tombé directement sur le coin de la table et que tu t'étais vidée de ton sang ! Je ne m'en serais jamais remise... Il n'a pas l'air si horrible que ça, au contraire, je pense que tu rajoutes du négatif partout dès que quelqu'un commence à se rapprocher de toi. Et si pour une fois, tu te laissais aller ? D'ailleurs, si tu peux réussir à prendre une photo de lui en cachette, je pourrai voir s'il peut devenir ton acolyte pour mon grand art, HO HOOO !
— Cass, j'ai déjà dit non. Quand je dis non, est-ce que je reviens sur mes mots ? JAMAIS
— Oh... allez quoiiii ! Je suis sûre que je gagnerai le Grand Prix si tu acceptes ! Penses-y au moins d'accord ? Elle me supplie avec sa moue angélique.
— Je ne te promets rien. Je souffle, exaspérée.
Après avoir pris la pose autour de discussions, notamment sur sa vie amoureuse déjantée et les anecdotes sur son 43ème ex, mon corps se sent engourdi et je me rhabille avant de prendre une pause dans le petit jardin extérieur. Je sors de mon sac la madeleine emballée et la dépose sur la table. Je remarque Cassie qui louche sur le gâteau, joliment emballé d'un film transparent avec des petites étoiles violettes sur le packaging.
— Ça vient d'où ? Et depuis quand tu te trimballes des gâteaux dans ton sac au lieu de mini bouteilles d'alcool ? Elle s'empresse de me demander, la bouche ouverte, son regard allant de la madeleine à mon visage
— C'est le gérant d'un café où je vais très souvent qui me l'a offert. Répondis-je en regardant mon téléphone affichant l'appel manqué plus tôt, celui de ma mère. Je la rappellerai plus tard.
— Offert hein ? Pour quelles raisons, tu as une carte fidélité ou c'était juste pour tes beaux yeux.
— Ne racontes pas de conneries, j'y vais juste fréquemment. Il a dû voir mes petits yeux de gueule de bois et a eu pitié
— Ouais... sûrement, sûrement. Répéta-t-elle en me tirant la langue.
À la suite d'un autre café, elle m'invite à jeter un œil à son travail. Je dois avouer que je ne l'accrocherai jamais chez moi, il y a bien trop de couleurs saturées, mais c'est joliment exécuté. J'espère vraiment que son exposition se déroulera sans problème. Ce serait un comble qu'après plus d'un an de travail et d'acharnement, qu'elle ne soit pas récompensée. Alors, oui, je réfléchirai certainement à sa proposition de sculpture, mais surtout pas avec mon voisin. C'est un non catégorique !
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