Chapitre 7
"Il y a des difficultés dans absolument tout sauf quand on mange des pancakes"
Charles Spurgeon
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Je n'arrive pas à trouver le sommeil ce soir. Je repense à mon frère, me demandant où il se trouve, s'il va bien, s'il est en vie. M'espionne-t-il de loin ?
Quelques semaines après la mort de mon père et la disparition de mon frère, ma mère fut admise en hôpital psychiatrique. Incapable de parler ni de se nourrir d'elle-même. C'était un supplice de la voir dans cet état, cadavérique. Je n'avais plus de parents, plus de famille.
Livré à moi-même. Les parents de Cassie m'ont alors hébergé, nourris, logés jusqu'à mes 18 ans. Si elle n'avait pas été là pour sécher mes larmes et me relever, je serais certainement devenue une personne bien plus instable que ce que je suis désormais. J'ai essayé de reprendre les études l'année suivante, à domicile. Je ne sortais plus, non, j'avais bien trop peur de la pitié des gens que je pouvais croiser. J'ai continué les cours à domicile jusqu'au Bac. Je n'ai pas réussi à avoir mon diplôme, en même temps, je n'ai pas vraiment eu envie de travailler. Ce n'était pas un problème, l'héritage de mon père me permettait de vivre aisément.
J'ai fini par déménager dans une autre ville à ma majorité. Cassie me suivit et on a vécu en colocation. Elle ne m'a pas laissé le choix, effrayée de voir la personne que je deviendrais si je me retrouvais seule, avec mes démons. J'ai travaillé à temps partiel en tant que serveuse, dans un bar du coin, pour éviter de passer mes journées à ne rien faire, mais je me suis rapidement fait virer, quand j'ai frappé un client qui m'avait peloté les fesses.
Un après-midi, j'entrepris de repeindre les murs de la chambre, mais le pot se renversa. La manière dont la peinture s'était étalée, me fascina. Je me mis alors à peindre des tableaux, y passant des jours, comme des nuits entières, parfois sans manger, ni boire, ni parler. Je me défoulais sur la toile, exprimant ce que je ne pouvais dire de vive voix. Illustrant des formes humaines ou monstrueuses, des portraits, des paysages ou d'autres fois de simples jets d'encre, jetés par la colère. Ils étaient sombres, ne comprenant qu'un mélange de gris et de noir. J'adorais ces moments, où je pouvais me livrer, à une toile qui me parlait en retour et me comprenait, mais je détestais tout autant voir le résultat de cette conversation. Ça m'inquiétait, de voir à quel point mon esprit était torturé. Je les enfermai alors dans une pièce, pour ne plus les voir, ne plus faire face à ma noirceur.
J'ai oublié, une fois, de fermer la porte de la pièce à clé, Cassie tomba dessus et exprima son envie d'essayer à son tour. Elle les trouvait beaux, tout autant qu'ils lui faisaient peur. Ce mélange d'émotions ressenties juste avec des gouttes d'encre, les images que les formes pouvaient induire, les odeurs, les cris, les souvenirs traumatiques...
Elle déménagea trois ans plus tard, dans une autre ville où elle entama ses études d'art. J'avais pris un appartement proche d'elle, celui dans lequel je vivais au-dessus du café de Léon " Étoiles du matin". J'ai déménagé de là-bas après qu'une personne m'ait suivi la nuit, jusqu'à chez-moi, et avait tenté de forcer la porte. Prise d'une peur panique, je suis venue à Puento, un quartier plutôt vivant, où je vis actuellement. J'ai fait poser plusieurs serrures sur ma porte et 3 caméras sont dissimulées dans l'appartement.
Je ne vis plus vraiment, je survis, avec la peur que les démons du passé refassent surface et se matérialisent pour m'emporter. Ma folie, m'emportera un jour, j'en suis certaine, c'est pour ça que je bois sûrement autant, pour me plonger dans un monde plus silencieux, amoindrissant les douleurs que mon esprit s'inflige quotidiennement.
Nous ne réagissons pas tous de la même manière face aux chocs qu'on subit au cours de notre vie. Certains tiennent le coup, d'autres arrêtent de manger et perdent le sommeil, se renferment dans l'alcool, le travail, la drogue et parfois démissionnent de leur propre vie. Mais il y a quelque chose que vous retrouverez chez tous les abîmés, le vide. Que ce soit dans leurs yeux, dans leurs voix tremblantes ou leurs traits affaissés. Ce mélange de froid, de rage, de vent, d'orage, de haine, de manque, de souvenirs jaunis, de rancœur, de tristesse, de plaies béantes, de douleurs, de trahison, de sang, de cicatrices indélébiles, d'autodestruction et de tant d'autres choses encore se nourrissant d'un vide qui enfle, à en prendre toute la place.
Ma mère est toujours suivie par une psychiatre, elle parle désormais, peu, mais c'est un bon début. Je vais la voir une fois par mois, le centre dans lequel elle se trouve est à deux heures et demie de route, en bord de mer. Elle me tire alors les cartes de tarot, une passion dans laquelle elle s'est plongée il y a quelques années. Elle m'envoie toujours une photo en début de mois de ce qu'elle tire à mon égard. C'est devenu son petit rituel, sa manière à elle d'exprimer son attention, de me dire qu'elle pense à moi, sa manière de me guider et de me dire qu'elle me souhaite du bonheur.
Un bonheur que je ne m'autorise pas. Plus les années passent, plus je m'en veux de ne pas avoir le courage de venger la mort de mon père, ni d'avoir le cran de chercher la vérité. M'en veut-il de là où il se trouve ? J'imagine qu'il n'est pas très fier de voir sa petite princesse, vivre une vie de débauche.
J'ai honte de moi, au point de ne plus être retournée sur sa tombe depuis son enterrement, il y a 11 ans. Je hais aussi cette peur, qui me paralyse de retrouver mon frère. J'ai peur des informations sur lesquelles je pourrais tomber en cherchant des indices, ou même d'apprendre qu'Aaron est décédé à son tour.
J'ai l'impression de les laisser tomber, tous les deux. Est-ce qu'il me dirait encore aujourd'hui, de ne rien fouiller ou au contraire après toutes ces années passées, espère-t-il que je fasse des recherches désormais ? Tant de questions restants sans réponses plaidant la cause de ma folie.
Je me dirige vers la chambre et m'allonge sur le matelas afin de trouver un peu de sommeil après cette journée épuisante.
08h00 -
Le réveil sonne, je m'empresse de l'éteindre et d'enfouir mon visage dans l'oreiller.
— Juste un peu, encore un peu...
— Bonjouuuuuur M'dame !
Cassie rentre comme une furie dans ma chambre et ouvre la fenêtre pour aérer. Je râle en sentant la fraîcheur de l'air glisser sous les draps.
— Tu ne sens pas une bonne odeur ? demande-t-elle
Une odeur ? De quoi elle... Oh bordel ! Mes yeux s'écarquillent et je me lève du matelas en courant vers la cuisine.
— Cassie... T'es la meilleure ! Dis-je en voyant les assiettes posées sur l'îlot central
Je m'assois sur le tabouret face à une assiette de pancakes "recette secrète de Cassie". Ils sont tout fluffy et ressemblent aux pancakes japonais. Si vous plantez votre fourchette dedans, elle s'y enfoncera sans efforts. Croustillant à l'extérieur, fondant et moelleux à l'intérieur. Vous pouvez les dévorer nature, sans rien, mais aussi les associer avec des fruits ou des coulis sucrés, et même salés. Un vrai régal.
Quoi ? Je suis une femme, la nourriture nous guide bien plus que les hommes, vous savez. S'il y a bien une chose que je regrette, en ne vivant plus avec elle, ce sont bien ses petits plats faits maison, que ce soit les gratins de pommes de terre, les ragoûts, le poulet frit, les lasagnes, les tartes tomate/chèvre, les brioches... Il y a une énorme différence avec les plats que je commande en ligne, ou des nouilles instantanées que je mange très souvent, voire trop régulièrement. Je prends le temps de déguster mon petit-déjeuner avec un verre de lait frais.
Alors que j'arrive au dernier pancake, Cassie m'interpelle.
— Alors ? Tu ne vas pas me raconter ce qu'il s'est passé hier soir ?
— Il ne s'est rien passé.
— Vous n'avez même pas parlé, pendant ces longues heures ? Qui c'était ?
— À peine. Répondis-je en enfouissant le dernier morceau de pancake dans ma bouche. C'était mon voisin, celui du bas dont je t'ai parlé. Continuai-je en mâchouillant.
— Maiiiis non ? La coïncidence ! Vous avez discuté de quels sujets ? Dis-m'en plus, alleeeeez ! Tapota-t-elle des pieds, comme une enfant capricieuse.
— De tatouages, de pizzas et d'alcool.
— Je ne te crois pas. Tu vas me dire que t'as vraiment discuté avec ce type ? Tu vas bien ? T'es sûre que tu n'as pas de fièvre ? Elle s'empresse de poser le dos de sa main sur mon front pour vérifier ma température. Accouche, je veux tout savoir. Enchaine-t-elle, en me fixant, les yeux pétillants.
Je pose les couverts dans mon assiette, désormais vide, je prends celle de Cassie, me lève et les range dans le lave-vaisselle. Je souffle un bon coup, de dos à elle, prête à lui déballer des choses, pour lesquelles je sais déjà qu'elle réagira excessivement. Je m'attends à des cris, des sauts, des gestes, des onomatopées dites bien trop fort en ce début de matinée.
Je me retourne vers elle, déjà exaspérée et lui montre le salon du doigt en l'invitant à s'asseoir sur le canapé. Je regarde l'horloge, priant pour que le temps passe plus vite.
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