Chapitre 10
"Inutile de regarder en l'air, il n'existe aucun bar correct dans cette direction"
- Roland Topor
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Une fois Cassie habillée, maquillée, coiffée, prête et parfumée, elle se rend à la cuisine pour préparer des pâtes façon carbonara. Bon travail Cass, cela aidera à éponger l'alcool de nos corps ce soir.
On mange en silence, pendant que nous dégustions ce délicieux plat de pâtes, garni généreusement en crème fraîche et bacon. Elle me rappelle que je dois enfiler le petit haut noir. Mince, j'espérais qu'elle oublie ce détail. Je me change après avoir bien mangé. Je ne suis pas très à l'aise, mais au moins le décolleté n'est pas si plongeant, le haut ne m'arrive pas au nombril, il est noir, et surtout, ce n'est ni une robe ni une jupe.
Elle piaille pour me maquiller avec un peu de mascara et un léger rouge à lèvres. Elle est tellement obstinée que je capitule, pour ne plus l'entendre gémir dans mes oreilles. Tant qu'à porter quelque chose de différent, autant l'être jusqu'au bout, le temps d'une soirée, non ?
Elle applique minutieusement le mascara sur mes cils déjà assez longs naturellement. Elle recule afin d'admirer son travail tout en souriant.
— Un peu plus de rouge et tu seras parfaite !
Elle fouille dans une boîte où des dizaines de gloss sont entreposés comme des trésors. J'espère qu'elle ne compte pas me tartiner de couleurs comme elle le fait sur ses toiles. Elle pose la matière sur ma bouche.
— Mais quelle horreur, le rouge à lèvres te fait ressortir toutes les petites peaux sèches. Attends deux secondes.
Elle se dirige dans la salle de bain et revient avec un coton imbibé d'un produit huileux et granuleux. Elle frotte alors sur mes lèvres énergiquement.
— Tu veux me les arracher ou quoi ? Aboyai-je sur Cassie.
— Presque ! Ironisa-t-elle en me tirant la langue.
Elle enlève les résidus et j'approche mon index de mes lèvres, pour être sûre de les avoir toujours.
— C'est doux.
— Oui, M'dame, le rouge à lèvres peut maintenant être appliqué correctement ! Héhéhéhé
Quand elle se met à rire comme ça, elle ressemble à une folle. Elle s'approche de moi, tenant l'arme dans ses mains. Elle m'attrape le menton de sa petite main et étale la peinture rouge lentement, minutieusement. Je commence à trembler, peur qu'elle ne me défigure complètement.
— Viens par ici et arrête de bouger ou tu ressembleras au Joker si je dérape.
J'avance vers le miroir et ai l'impression de voir une fille plutôt ordinaire. Cassie me tourne le dos un instant et j'en profite pour tapoter mes lèvres sur le dos de ma main afin de retirer un maximum de matière possible. Malgré cette fin de journée, mes cheveux restent légèrement ondulés. Je porte donc désormais un nouveau haut, plus féminin que ce dont j'ai l'habitude et je suis maquillée. Putain, qu'est-ce qui me prend aujourd'hui.
22h10 -
Il est temps de rentrer dans le vif du sujet : le bar. Ce soir, pas de retenue, Cassie a besoin de boire pour trouver de l'inspiration, tandis que j'ai besoin de me saouler, parce que j'aime ça oui, mais c'est aussi tout ce que mon corps réclame, après cette journée un peu trop fille à mon goût.
Nous arrivons devant l'établissement "Yaé". Je sens Cassie se raidir à mes côtés.
— Xio, tu es sûr de l'endroit où tu m'emmènes ?
En tirant la manche de ma veste, elle me fixe d'un air préoccupé. Des hommes baraqués, tatoués, sont postés devant le bâtiment, leurs motos à leurs côtés, comme si ces bécanes étaient des membres de leur bande.
— Je viens souvent ici. La rassurai-je d'un ton calme.
Je passe la première, alors qu'elle tient toujours ma manche. Je me pose au comptoir en tapotant le siège à côté du mien, pour lui demander de s'y installer.
Je commande un verre de whisky au charmant serveur et Cassie opte pour un premier verre léger, un Spritz. Je tends ma carte noire VIP du bar et il tamponne une autre case. Je ne sais pas encore s'il y a une récompense à la clé, mais je ne dirai pas non à une bouteille offerte.
— C'est quoi cette carte ? M'interroge Cassie.
— J'ai droit à une conso offerte par jour.
— Pourquoi t'as ça, toi ? Tu connais le gérant ?
— Je ne l'ai jamais vu. Dis-je en haussant les épaules.
Cassie peste en disant que j'aurais dû lui offrir son verre dans ce cas. Mais ma petite... Ce verre est bien plus important pour moi que pour toi et étant donné le prix que je vais dépenser ce soir, je peux me le garder.
— Ce bar est assez flippant, tu ne trouves pas ? Mis à part le joli serveur, les gens ici semblent être drogués ou dépressifs, même en chien, parfois les trois en même temps. Me glisse-t-elle à l'oreille alors que deux personnes mélangent leurs baves dans un baiser passionné à côté de nous. Ils se précipitent dans les toilettes afin d'étouffer la chaleur bouillonnante de leurs corps.
Après notre premier verre, je reprends un verre de whisky plus cher, de douze ans d'âge cette fois. Le liquide ambré qui glisse dans ma trachée est chaud. Le parfum des whiskys découle de réactions chimiques complexes entre le distillat et les divers éléments du bois. Le vieillissement lui donne également une texture différente, il libère des particules solides (sucres et glycérols), ce qui le rend plus lisse et suave.
Cassie, elle, commande un cocktail "Sex on the beach" composé de jus d'ananas, de jus de canneberge, de liqueur de pêche et de vodka. Un cocktail traître, à cause de son goût très sucré. Elle le boit bien plus rapidement que son Spritz et commence à s'enivrer.
— Xio, penses-tu que les autres nous perçoivent tels que nous nous voyons dans un miroir ?
— De quoi tu parles ?
— Est-ce qu'ils voient mon visage de la même manière que moi ? Est-ce que le miroir me déforme ? Est-ce pour ça que certaines personnes ne sont pas photogéniques ? Est-ce qu'on me perçoit donc différemment ? Est-ce que je fais plus jeune ? Quelle image je renvoie ?
— Je pense que tu commences à boire un peu trop, Cass. Lui soulignai-je.
— Non, au contraire, je ne fais que commencer ! Elle siffle le serveur. Mets-moi deux shots. Exigea-t-elle d'un ton plus sérieux.
— Si tu veux mon point de vue, je pense que oui, les gens nous perçoivent différemment que notre reflet. Un miroir renvoie une image de nous par symétrie, alors que les autres nous voient par rotation. Et puis, notre reflet est subjectif à chacun, j'imagine. Certaines personnes vont te voir comme une personne innocente, tandis que d'autres, penseront que tu es une personne mature souhaitant juste garder une âme d'enfant. Le plus important est d'être en accord avec toi-même, Cass. Le regard des autres, on s'en fout.
— Ouais, tu as raison.
Elle attrape les deux shooters et m'en tend un. On fait trinquer nos petits verres et avalons le liquide frais à l'arôme citronné.
— Tu es sûre que ça va ? Grimaçai-je, inquiète.
— Je vais bien. Elle plante son regard dans le mien, ses yeux désormais légèrement vitreux. Je t'assure. C'est simplement que... Non, rien, laisse tomber.
— Cass, tu peux me parler.
— Je sais, je sais, mais c'est tellement ridicule.
Je la vois tortiller ses doigts fins.
— Explique-moi. Tempêtai-je dans une voix grave et menaçante.
— On s'est moqué de mon art, de moi, aussi. Chevrota-t-elle
— Qui a osé ! Je jure que je vais le buter ! Cinglai-je en me levant du tabouret.
Cassie m'attrape par les épaules et me fait rassoir tout de suite.
— N'en fais pas tout un plat, s'il-te-plaît. C'est juste que les mots ont blessé mon ego. On m'a dit qu'un enfant pouvait faire ce que je faisais, mais que de toute manière, c'est logique car je suis qu'une gamine. Ce n'est rien. Précisa-t-elle avant que je ne fasse un scandale.
— Tu es une super artiste, Cass. Je t'assure.
— Merci...
Je passe une commande de 4 tequilas paf, 2 chacune, pour que Cassie se sente légèrement mieux. Je lui offre le premier verre et lui fais part de la procédure.
— Tu mets un peu de sel entre ton pouce et ton index, tu lèches, tu bois cul sec et tu croques dans le quartier de citron. Pigé ?
— Ensemble ?
— Ensemble. Un, deux, trois ! Nous avalons notre verre en même temps et je jubile de voir le visage crispé de Cassie, après qu'elle ait croqué dans son citron.
— Je ne saisis plus rien, comment un truc peut être à la fois si dégueulasse et si délicieusement bon. C'est une addiction ! Elle éclate de rire.
Ça me rassure de la voir ainsi. Il existe des alternatives plus saines que l'alcool pour éviter la déprime, mais il est vrai que l'alcool a un effet beaucoup plus rapide, même à court terme. On enchaîne avec l'autre shooter de tequila et elle commence à me parler de la personne qu'elle fréquente en ce moment. Cassie ne se met jamais en couple, elle profite uniquement des ébats corps à corps avec des hommes plus âgés qu'elle, qui la comblent de petits cadeaux et de sorties dans de bons restaurants. Sa règle est de ne jamais coucher avec la même personne plus de 3 fois, pour ne pas s'attacher, même si au fond elle ne rêve que d'une seule chose : trouver l'homme qui partagera sa vie, jusqu'à ce qu'elle rende son dernier souffle.
Le divorce de ses parents s'est déroulé dans un climat néfaste. C'est un des sujets qu'elle n'aborde pas, même avec moi. Ce soir, comme tous les jours précédents et ceux qui suivront, je ne lui serai pas d'une grande aide. Consoler les gens n'est pas vraiment mon point fort.
— Je vais au toilette, tu veux venir ?
— Non, ç-ça va. Bégaye-t-elle en étant prise d'un hoquet.
Elle devrait peut-être se calmer sur la boisson, si elle ne veut pas avoir de gueule de bois demain.
Je file en direction des toilettes. Je me fraie un chemin en poussant les personnes qui s'enlacent et s'embrassent dans ce couloir étroit. Les toilettes mixtes ne sont pas très propres à cette heure de la soirée. On y trouve des gouttes de pisse, des morceaux de papiers toilettes usagés, des préservatifs encore pleins et des murs griffonnés de mots doux, d'insultes, de dessins explicites et de numéros de téléphones. Cependant, à quoi peut-on vraiment s'attendre dans ce genre d'endroit où la débauche règne. Je m'accroupis sans toucher la cuvette, où d'innombrables bactéries doivent mourir d'impatience d'atteindre la peau des fesses de la personne qui sera trop saoule pour s'y assoir complètement.
Je sors et la vision qui me fait face me dérange. Cassie se tient debout au comptoir tandis que la main d'un homme repose sur sa fesse, l'autre main la tirant par le bras, l'amenant plus proche de lui. Je m'avance dangereusement vers celui-ci.
— Allez, mon chaton, viens à notre table, on va te faire passer du bon temps. Annonça l'homme.
— Lâche-moi, espèce de clochard ! S'époumona Cassie.
— Clochard ? Moi ? Répète ça quand j'aurai enfoncé ma bite dans ta gorge pour voir ! Il la tire contre lui.
J'arrive à leur niveau, par derrière. Mon sang ne fait qu'un tour et je ne réfléchis pas à mes actes. J'agis, simplement, inconsciemment. J'attrape une bouteille de vodka à moitié vide sur une des tables d'à côté, tandis que les jeunes me crient dessus, me suppliant de leur rendre leur liquide de jouvence. Je ne prends pas la peine de les regarder, j'avance de quelques pas, et BAM.
La bouteille en verre s'éclate contre le rebord du comptoir, l'alcool dégouline sur le sol, remplissant mes narines d'une odeur forte. Tout le monde sursaute et s'interrompt dans ses occupations pour se tourner vers la source du fracas. Je saisis l'un des morceaux de verre tranchant, que je pose sous la gorge de l'homme. Il me fixe avec stupeur. Les personnes autour réclament une bagarre. Ils veulent du spectacle, je vais leur en donner.
— T'es qui toi ? Souligne-t-il en posant les yeux sur moi, de son bon mètre quatre-vingt.
— Ton pire cauchemar, si tu ne la lâches pas immédiatement. Le menaçai-je, alors que mon sang brûlant commence à couler le long de mon avant bras.
— Parce que tu oserais tuer quelqu'un, ma petite ? Sais-tu au moins qui je suis ?
— Une pauvre merde. J'appuie légèrement sur son cou avec le morceau de verre, juste assez pour laisser une petite goutte couler et lui chuchoter à l'oreille. Ça fait mal ? Crie pour moi. M'amusai-je en appuyant un petit peu plus fort contre sa chair, avant de reculer et de rire un bon coup.
— Aïe ! SALOPE ! Tu vas me le payer cher ! Les gars, attrapez cette tarée !
Deux hommes s'approchent rapidement de moi. Je me positionne sur mes appuis, prête à leur faire front. L'homme persiste à étreindre Cassie, il ne défait pas son emprise et ça me répugne. Je la vois trembler, une larme coule sur sa joue. Elle m'implore d'arrêter et de les laisser partir. J'esquisse un sourire et lui annonce :
— Laisse moi m'amuser quelques secondes, ça fait si longtemps.
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