Chapitre 6
Les doigts d'Emma s'agitaient furieusement sur l'écran de son téléphone. Trois fois qu'elle retapait son message pour sa sœur et l'effaçait. Elle avait d'abord décliné poliment sa proposition de passer une journée à deux, prétextant une montagne de choses à faire, puis s'était ravisée, consciente que son mensonge éhonté ferait plus de peine encore à Sarah qu'un simple « non merci. » Bien résolue à ne pas jeter encore plus d'huile sur le feu, elle avait alors écrit qu'elle acceptait, feignant son enthousiasme à coup de smileys et de points d'exclamation. Bien entendu, Emma se sentait aussi minable qu'en refusant. Le troisième message ressemblait davantage au compromis qui s'établissait dans son esprit : « D'accord mais... » Mais quoi ? Emma n'en savait foutre rien !
Elle soupira et jeta le téléphone sur son lit avant d'extraire une Marlboro de son paquet. La cigarette aux lèvres, elle escalada la fenêtre et s'assit sur les tuiles, les genoux repliés contre sa poitrine. D'un coup de briquet, elle embrasa le bout de papier et inspira une longue bouffée qu'elle recracha, les yeux fermés. Elle avait appris à transformer la colère qu'elle ressentait contre son père en un nœud de reproches et d'insultes que la nicotine venait entourer d'un voile aussi brumeux que chaleureux. A chaque expiration de fumée, les « sale con de géniteur de merde » et autre « va te faire mettre » s'envolaient dans les airs. Emma espérait que l'une de ces phrases fétiches à l'encontre de son paternel lui retombe sur le coin de la gueule sous la forme d'une chiure de pigeon par exemple. Qu'est-ce qu'elle aurait donné pour voir sa tronche de connard éberlué à ce moment là.
Emma s'étouffa de rire avec sa fumée. Puis, revenant à sa sœur, elle tempéra son humeur. Il lui faudrait un jour éclaircir la raison de leur éloignement, le pourquoi de cette phrase qu'elle avait prononcée sur le quai de la gare, la noyant dans cette flaque de culpabilité qui s'écoulait de ses yeux vitreux. C'était leur père qui les avait éloignées en brisant leur famille jusqu'alors unie. Lui qui s'était barré sans regrets, indifférent à la vie qu'elle mènerait sans lui. Pas étonnant que sa sœur ait eu envie de prendre le large elle aussi. Longtemps, Emma s'était persuadée que son père et sa sœur l'avait abandonnée parce qu'elle n'en valait pas la peine. Elle avait enchainé tellement de boulettes qu'elle aurait pu nourrir l'Afrique entière à coups de brochettes. Qui donc avait envie de rester auprès d'un être qui ne supportait pas de filer droit ? Loïc, lui avait accepté le pari. Le comble c'est qu'il était parti quand enfin elle était rentrée dans le moule.
Emma écrasa son mégot et rentra. Elle attrapa son sac, son portable et ses clés, bien décidée à aller répondre à sa sœur de vive voix.
**
Sarah habitait à la périphérie de Lille, une maisonnette en briques rouges qui alliait parfaitement son besoin de calme et son désir de parcourir la métropole dès lors que l'envie lui prenait. Sarah était tombée amoureuse de l'ambiance Lilloise du temps où elle y était descendue poursuivre ses études d'infirmière. Pourtant, elle n'y avait jamais vraiment participé, préférant de loin observer les autres étudiants arpenter les rues à la nuit tombée, depuis son balcon. Sarah était une fêtarde refoulée.
— Em ?
La surprise de Sarah se lisait clairement sur son visage.
— Maman m'a dit que tu ne travaillais pas, j'ai pensé que…
— T'as bien fait ! Entre.
Sarah entraina Emma dans la maison et l'invita à se poser sur la terrasse.
— Qu'est-ce que je te sers ?
— Un diabolo si t'as.
— À la violette ?
Emma ne put réprimer un sourire à l'idée que sa sœur se souvienne de ses goûts, elle qui ne jurait que par la menthe.
— Qu'est-ce qui t'amène ?
— Ton message.
— J'ai as été cool avec toi hier…
— Moi non plus.
— J'ai été égoïste, j'ai pas pensé à ce que tu vivais et…
— Ça va, j'ai pas trop envie d'en parler.
— Ok ! Dis moi juste si ça va…
— Ça ira, c'est pour ça que je suis rentrée. Pour que ça aille mieux. Et toi alors ? Qu'est-ce qui se passe avec Gab ?
Sarah se renfrogna et enroula ses bras autour de ses épaules comme pour se réchauffer.
— Une histoire de cul !
— Quoi ? J'y crois pas. Gab ?
— Non pas Gabriel. Moi…
— QUOI ??
— C'est bon Em ! Prends pas ce ton offusqué avec moi.
— C'est que...
Emma se trouvait dans l'incapacité d'ajouter quoi que ce soit.
— T'es déçue ?
— Déçue ? Moi ? Pourquoi ?
— Parce que la Sainte Nitouche n'est pas si sainte que ça !
— C'est ta vie Sarah. Et c'est pas moi qui vis te faire la morale. Non ! Je ne suis pas déçue mais...pourquoi ?
— J'sais pas. L'envie de sortir de ma vie étriquée. D'être quelqu'un d'autre.
— Mais t'as une vie superbe Sarah ! Ta maison, ton boulot, Gabriel…
— Tu crois ?
— Qu'est-ce qu'il y a ?
Les larmes que Sarah réprimait jusqu'à présent roulèrent sans retenue le long de ses joues.
— Il nous manque un enfant, annonça t-elle dans un rictus de douleur.
Emma écarquilla les yeux.
— Je ne peux pas en avoir, rajouta son aînée entre deux sanglots.
— Merde ! Depuis quand le sais-tu ?
— Depuis cinq ans. Je l'ai appris la veille de t'emmener te faire avorter.
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