vendredi 11 novembre – Le chanteur

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Cher Journal,

Syndrome de Stockholm avec ma flemme, je me sens bien. Ma matinée ne vaut pas la peine d’être racontée, seulement d’être vécue : un rayon de soleil qui traverse la fenêtre, un long petit-déjeuner avec peignoir et chocolat chaud, du temps pour répondre à des messages d’amis et lancer des conversations aussi inutiles qu’indispensables, simple, calme, paisible, pas la matinée qui me transformera en talentueux guitariste, quand même la meilleure matinée de mon mois.

Jusqu’au message de trop. Clément :

« Soirée Karaoké ce soir, t'es de la party ? ^^ »

C'est bien connu : quand tu bosses ta musique la journée, tu rêves de t’enfermer le soir dans une pièce sombre avec une sono trop forte et des inconnus qui chantent du Céline Dion encore plus fort… Même sans jouer de musique de la journée, ça ne reste pas le genre de nuit dont je rêve la nuit. Le mot « karaoké » m'angoisse, je ne prends aucun plaisir à massacrer des tubes devant une salle pleine… Remarque, quand je commencerais les concerts, je risque de massacrer des tubes… Devant une salle vide… Même pas sûr d’y prendre du plaisir... Bah ça m'angoisse moins que le mot « karaoké » !

Imagine, tu mets tout ton cœur dans une chanson, tu te livres plus en un texte qu'en centaines de soirées avec tes parents, tu peaufines le moindre détail pour en être fier, tout ça pour quoi ? Pour que Bertrand, quarante-cinq ans, autant de divorces que d’enfants, la prenne en otage dans un karaoké, la massacre en hurlant des :

« Oh, ça va ! On n'a qu’une vie, Marion ! On n'a qu’une vie ! »

Faut pas s'étonner si je ne me presse pas pour la terminer.

Enfin… On écrit pour accompagner ceux qui écoutent… Mais si les sens profonds ou les messages forts échappent au public, tant que la mélodie aide Marion, trente-six ans, deux enfants, une maman malade, un métier peu passionnant, un mari encore moins, à sourire, penser à autre chose et crier :

« T’as raison Bertrand ! On n’a qu’une vie ! »

Ta mission est réussie.

Il y a trois, quatre ans, les collègues de mon ancien boulot m'ont proposé un karaoké, pour :

« Souder l’équipe ! »

Un succès, vu que quasi tout le monde a quitté le supermarché aujourd'hui et que plus personne ne se voit... Comme repeindre tous les murs d’un appartement pour le quitter juste après : c’est con, une perte d’argent, de temps, et c’est du vécu. Un collègue m’avait convaincu avec un objectif simple :

« D’abord, on boit une bière au bar, après, on n’est pas obligé de passer côté karaoké. »

J’ai bu quatre bières. Avant de m’asseoir à deux mètres d'une scène équipée de néons GIFI (des idées de génie) et d'enceintes qui diffusent du Balavoine tous les quatre titres, objectif à moitié réussi. Je pensais passer cette épreuve avec Clara. Elle est restée chez elle, objectif bien loupé. La salle débordait de groupes comme le nôtre, quatre à vingt personnes réunies autour d'une table, des bandes de gens pas si proches qui ne se mélangeaient jamais avec les autres bandes de gens pas si proches, comme un West Side Story français où tout est moins bien que l'original, les personnages, les chansons, le scénario, ils ne se battent plus pour un quartier, seulement pour un micro, pour crier aux autres que c’est leur fils, leur bataille, et qu'il ne fallait pas qu’elle s’en aille, ho ho ho ! Alors qu’on n'avait rien demandé.

Au début, on observait. Une dame âgée, habituée des lieux, grand chapeau rouge, veste rouge, talon rouge, pantalon bleu, maquillée comme pour le bal de fin d'année 1963, est montée sur scène pour chanter :

« Babacar ! Où es-tu ? Où es-tu ? »

Quentin, seul métis de la table, un peu bourré, s'est levé, comme pour contrôler un dérapage, avant de crier :

« Je suis là ! Je suis là ! »

La mamie s’est approchée en gardant le micro beaucoup trop prêt de sa bouche, Quentin a dansé à ses côtés, avant d'emprunter l’autre micro tel Alain Delon et partager quelques « paroles, paroles » avec elle. Cette scène absurde a amusé toute la table, de quoi transformer un potentiel moment gênant en bon souvenir, ça a marqué notre groupe, Quentin nous rejouait la scène au travail pour nous détendre, de quoi rapprocher toute l'équipe. À l’époque.

Le micro passait entre toutes les mains, pour chanter, pour le plaisir. Le karaoké, seul endroit au monde où tu peux crier :

« Je, je, suis libertine. »

Pour que toute une salle heureuse te réponde sans gêne :

« Je suis une catin ! »

Moi ? J’ai regardé. Écouté. Rigolé. Et aimé cette soirée karaoké. Je n’ai pas chanté, ce n’est pas trop mon truc, surtout devant un public… À se demander pourquoi je veux écrire une chanson… Au lieu de la chanter, je devrais appeler Quentin et les autres pour l’interpréter à ma place, et Clara pour qu'elle ne loupe pas une autre belle soirée musicale. Une bonne excuse pour nous retrouver, chanter trop fort dans une salle pleine, et à nouveau tous nous rêver chanteur.

J’ai refusé l'invitation de ce soir pour travailler sur mon texte. Je n’ai rien foutu de ma journée, de ma soirée non plus. La simple beauté de ma matinée est loin derrière moi, encore un objectif bien loupé…

Je retournerai au karaoké. Le jour où des bandes de gens pas si proches pourront chanter ma chanson en se disant :

« On n’a qu’une vie ! »

J’suis chanteur. Je chante pour mes copains. J’veux faire des tubes et que ça tourne bien. Tourne bien.

Merde. J’aurais dû y aller, à ce karaoké.

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