jeudi 17 novembre – Ce n'est rien
Cher Journal,
Pourquoi parler de cette journée ? Une visite chez Mamie, pas de guitare, aucun rapport avec mon projet. Mais je veux en parler. Pourquoi ?
Pour le voyage. Voir le passé, entendre une vie, sentir les odeurs… Celle de la cheminée, du feu qui prend vie par le crépitement du bois mort. Le parfum de ma grand-mère, toujours le même, années après années, unique, jamais retrouvé chez une autre. L’odeur de la cuisine. De la soupe qui mijote, pomme de terre, poireaux, carottes, oignons, classique. Celle du gâteau au chocolat sortant du four a disparu, remplacée par un dessert industriel à deux euros sans parfum. Et cette odeur globale, qui flotte dans l'air, indescriptible. Ça sent la maison de mes grands-parents. Une odeur de nostalgie. De vécu. D’histoire. De vacances. De simplicité. Que je sens dès que j'entre ici.
Pour les discussions. Sur tout, et n’importe quoi…
« Le poisson rouge de la voisine est mort, elle l'a eu y a dix-sept jours… »
Surtout n'importe quoi. Comme le biathlon, la surprenante passion de Mamie. Elle n'a jamais posé un pied dans une station de ski, sa dernière pratique sportive consistait à jongler entre un job de secrétaire à plein temps et celui de maman de six enfants à temps trop plein, mais va savoir pourquoi, elle aime le biathlon. Moi, de base, je m’en fous. Mais pour le bonheur qui illumine ses yeux quand Mamie évoque son Martin, le champion Martin Fourcade, comme s’il faisait partie de la famille, comme si un de ses petits-fils réussissait enfin ses défis, je suis prêt à l’écouter pendant des heures.
Pour les conseils. À l'évidente question :
« Ça avance, ta musique ? »
J'ai répondu sans mentir :
« Je passe au Bataclan pour trois gros concerts d’ici cet été… J’ai mes places pour voir Masego et deux autres vrais artistes, en fosse. »
Sur son visage, les rides de rire ont rejoint ses rides de vécu. Puis arriva sa tête de « Mamie Conseil » ! Un délire avec mon frère : quand Mamie plissait ses yeux, rentrait ses petits sourcils à peine visibles, prenait une forte respiration, levait l'index de sa main droite dans notre direction et lançait sérieusement des phrases comme :
« Ne termine jamais un bon repas sans un bon dessert ! »
« N'écoute ton grand-père que si je ne suis pas là ! »
« Quand vous serez grand, continuez de vous amuser, c’est important, tu sais ! »
Avec mon frère, on criait :
« Tiens, voilà Mamie Conseil, en direct de son salon ! »
Rien que pour moi, « Mamie Conseil » m’a offert son retour :
« Tu sais, Edith Piaf disait : utilise tes défauts et tu seras une star ! »
Là, j’ai un peu réfléchi avant de répondre sans mentir :
« Je laisse souvent ma vaisselle sale pendant trois jours dans l'évier. C’est un défaut. Tu penses qu'il fera de moi une star ?
- Ah non ! Laver sa vaisselle, c’est important ! Moi, j’adore la laver le matin ! Comme je dis toujours : commencer par effacer la saleté de la veille m’aide à passer une bonne journée ! Tu le sais ! »
Oui, Mamie, je le sais. Tu le dis toujours.
Je pense qu’Edith Piaf a tort. Mes défauts, ma paresse, ma peur, mon habitude de ne jamais aller au bout de ce que j’entreprends, ne m'aideront pas à être une star, plutôt à ne jamais en devenir une… Mouais, pas fan du « Mamie Conseil » d'aujourd'hui, je suis nostalgique des anciens…
Pour les souvenirs. Qui reviennent quand je glisse en chaussette sur le parquet de la chambre. Quand je revois l’escalier du sous-sol que je descendais sur le cul pour m'amuser. Quand Mamie retrouve de vieilles photos. Elle en a une de moi pour chaque situation : moi à la mer, moi à la campagne, moi à la ville, moi au camping, plus fort que les livres Martine ! Elle m’a même à la piscine municipale, sur un podium, en slip trop grand prêt à s'échapper entre deux brasses, bonnet de bain jaune fluo, lunettes qui serrent la tête, corps blanc tout maigre grelottant, et médaille de bronze. Je détestais la piscine. J’étais à la nage ce que le vieux son de saxophone d’un clavier des années quatre-vingt est au jazz : ce qu'on produisait de pire. Mais ma grand-mère m’encourageait à chaque compétition, déjà ma plus grande fan à l’époque. Elle m’a plus soutenu en trois ans de piscine que mon père sur toute sa vie. Le jour de la photo, j’ai terminé troisième. On était trois.
Et pour tout le reste. En revoyant les vingt premières années de ma vie sur du papier photo, Mamie a conclu :
« Qu’est-ce que t'étais mignon. Avant, tu souriais toujours sur les photos. »
Qu’est-ce qu’elle sous-entend ? Que mon sourire a disparu des photos d’aujourd’hui ? Qu’il est parti depuis l’adolescence, quand on tire la gueule malgré nous, sans raison, trop de sel dans les pâtes et hop, la joie de vivre disparaît aussi vite que la motivation pour laisser place à un vide abyssal ? Quelle image elle a de moi aujourd'hui ? Mamie, je n’ai pas osé te le dire, mais je vais bien. Vraiment. Je ne sais pas pourquoi mon sourire n’est plus sur tes photos. Mais il est encore là, quelque part en moi. Ne t’en fais pas. Même dans les moments compliqués, il se manifeste, à sa manière. Quand je suis près de toi, je sais qu'il existe, et existera toujours.
Pourquoi parler de cette journée ? Pour rien. Il ne s’est rien passé. Pas de musique, de pochette revenue du passé pour débloquer ma situation, pas grand-chose. Et beaucoup. De la sérénité. Du voyage. Des odeurs. Des paroles. Des conseils. Des souvenirs. Sans le savoir, Mamie m’aide énormément. Pour le reste, à moi de m'en sortir seul. Seul face à la feuille blanche à remplir. Seul face au carton de guitare à ouvrir. Seul face à un impossible défi à réussir.
Seul.
Avec ma grand-mère pour me soutenir.
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