vendredi 18 novembre – Bienvenue chez moi

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Cher Journal,

Un grand événement a eu lieu…

Enfin, j’imagine qu’au moins une personne dans le monde a vécu un grand événement.

Quelqu'un a eu un enfant.

Un enfant a battu son cancer.

Ou un enfant a battu son cancer et a eu un enfant, grosse journée.

Moi ? J’ai rangé mon appartement. Pas un grand événement ? Dans une année, plus de 750 000 bébés naissent en France, environ 1760 d'entre eux sont diagnostiqués d’un cancer qu’ils vont battre dans les mois qui suivent, donc, excusez-moi, je n'ai pas le nombre de fois exact où je lave chez moi dans l'année, mais c'est beaucoup moins !

Pourquoi ranger ? Parce que. Je n'ai pas à répondre à une question que personne ne m'a posée, je n'ai pas à expliquer que quelqu'un que j'apprécie doit passer chez moi, ni à développer les sentiments que je peux avoir pour elle. À la base, on parlait de musique ici, pas d'amour ! Ni d’enfants atteints d'un cancer, c’est vrai, mais c’est mon journal, j'écris ce que je veux, si je veux détailler la recette des vraies pâtes carbonara italiennes en plein milieu d’une histoire, j’ai le droit ! Mais n'ayant pas trente jours pour me rêver cuisinier, revenons à la musique !

Alors… La guitare est toujours dans son carton. Je l'ai poussé dans un placard. Voilà…

Sinon, je peux vous parler de…

Quand même, je…

Comment dire…

J'ai…

Bon, ok : Clara, mon ex-collègue, m'a laissé un message, elle passe en Normandie, il y avait un truc entre nous à l’époque, je crois, elle a besoin d’un logement, si elle ne trouve pas mieux ce sera chez moi, aucune arrière-pensée, je ne sais pas ce qu’elle fout en Normandie, à part dormir chez moi, enfin si elle vient, vu que je n’ai plus eu de…

Vous ne préférez pas la recette des vraies pâtes carbonara ? Sûr ?

Même quand je garde ma cousine, je ne range pas autant. La dernière fois ? Quand un électricien a réparé le radiateur de ma cuisine. Et je n’avais aucun sentiment pour lui. Je me sens bien dans cet appart mal rangé, ce bordel organisé. Je suis plus pote avec mon canapé qu’avec certains de mes potes, j'ai présenté plus de partenaires à mon canapé qu’à mes parents, mon canapé connaît mieux ma vie qu'eux, vu qu'il a des nouvelles de moi tous les jours. Ranger mon chez-moi, ce serait le changer. Pourquoi changer un endroit où l'on se sent bien ? Pour une fille qui ne viendra peut-être pas ? Pour un électricien qui s'occupe du radiateur ? Pour vivre dans un minimum de propreté ? Une seule de ces propositions est juste. Indice : pas l’électricien.

Si je suis connu pour ma musique, je quitte cet appartement. Sans rien ranger, ni déplacer. Et j’en fais un musée. Avec visites guidées pour observer le lieu qui a vu naître mon succès. Comme l’appartement de Louis XIV, mais avec des meubles IKEA, zéro commode Louis XV, juste une étagère Kallax. Visites animées par un guide conférencier en costume, parfumé au Hugo Boss, pour se démarquer des t-shirts non repassés et de l'odeur de renfermé présents dans le musée. Un guide payé pour livrer le curieux portrait d’un lieu de vie pathétique :

« Débutons notre visite par le salon, pièce de vie d'une demeure de trente-trois mètres carrés. Dominée par un canapé d’époque 2010-2015 à la housse d'un gris banal, tachée par la nourriture et les jours qui passent, cette pièce abrite plusieurs bizarreries. Dont ce sapin, présent ici depuis de nombreux noëls, comme le prouvent ses épines recouvrant le sol et son bois mort où boules et guirlandes cohabitent avec chaussettes et slips étendus. Observez ici la brosse démontée d’un aspirateur, à l’abandon depuis sa dernière utilisation, à côté d'un placard qui renferme la principale étrangeté du lieu : le légendaire carton de guitare entreposé ici durant un nombre incalculable de jours. Ni moi, ni personne n'avons possession de la clé du placard, impossible de savoir si le carton a été un jour ouvert, ou si la guitare en est toujours prisonnière aujourd'hui…

Le salon est relié à une étroite et peu chaleureuse salle de bain. Sa fenêtre a beau donner sur la rue, notre artiste n’ajouta aucun rideau, préférant, d'après ses mots, « pisser dans le noir » pour que les passants ne le voient pas. De résistants poils de barbes ont élu domicile dans le lavabo, le musicien soignant davantage sa barbe qui voulait pousser et prendre de la place plutôt que ses cheveux qui voulaient partir et laisser leur place. Terminons par la douche : c'est au contact de l’eau chaude que lui sont venues toutes ses idées, bonnes comme discutables, à l’image de cette phrase :

« Mon regard est plus pénétrant que ma bite. »

Phrase jamais intégrée à une de ses œuvres pour des raisons évidentes.

Passons rapidement dans la cuisine, envahis par une vaisselle de la veille datant d’il y a plusieurs veilles, manquant de curiosités, si ce n’est cette ardoise sur laquelle est écrit, je vous lis :

« Recette des vraies pâtes carbonara à l’italienne sans crème. Faire bouillir dans une casserole un grand volume d’eau. Inutile de saler, la pancetta et le parmesan le feront suffisamment. Plonger les pâtes dans l’eau et respecter le temps de cuisson indiqué sur le paquet. Couper la pancetta en morceaux, laisser griller dans une poêle sans ajout de matière grasse. Après trois minutes sur feu vif, retirer le… »

La recette n'ayant aucun rapport avec la carrière de notre musicien, dirigeons nous vers la dernière pièce.

La chambre. Ses vêtements au sol. Son lit défait avec des vêtements entreposés dessus. Son fauteuil de grand-mère au tissu trop coloré et abstrait, introuvable aujourd'hui pour cause de mauvais goût, placé ici car il fallait bien le placer quelque part, utile pour mettre des vêtements dessus. Son bureau, avec son ordinateur, sans vêtement dessus. Mais avec des vêtements juste à côté.

Sur ce même bureau, vous constatez la… la présence d’une… d’une lettre ? Que n’avais jamais vu… Veuillez excuser ma surprise… Une lettre donc… Je ne sais pas si elle a déjà été lue…

Mesdames, messieurs, c'est un honneur de découvrir ce mot à vos côtés. Alors… Allons-y. Hum, hum :

« Merci de m’avoir hébergée cette nuit. Je suis heureuse de t’avoir revu. Maintenant, je me souviens pourquoi tu me manquais. C’est gentil d’avoir pris le canapé et laissé ton lit. La prochaine fois, tu pourrais rester dedans. Et moi aussi. Bisous. Clara. »

J’espère que vous avez apprécié la visite.

N’hésitez pas à partager ce lieu à tous vos amis. »

À très bientôt dans cet appartement.

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