lundi 21 novembre – Le temps qui court

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Cher Journal,

À travers la fenêtre du train, des paysages de campagnes d'automne sans originalité défilent devant mes yeux, comme une interminable soirée diapo d’une lointaine tante normande, monotone, ennuyeuse, oubliable. Comme mon voyage.

Je rentre sans histoire. Et avec des doutes : la musique, devenir chanteur, tout ça, je ne suis plus sûr que ça me plaise. C’est con, j’aurais pu y penser avant. Comme se souvenir dans l'avion, avant un saut en parachute, que t’as le vertige. Et une maladie orpheline qui bloque ta respiration quand tes pieds pendent dans le vide, détectée la première fois en jouant à la balançoire, belle frayeur pour toute la famille.

Plus j’avance dans mon défi, si on considère que j’avance dans mon défi, plus je prends conscience que la musique, ce n’est pas pour moi. Mon père m'a toujours affirmé le contraire :

« La musique, c'est ton truc ! »

D'où il sort ça ? Quand je m'amusais, à trois ans, avec un jouet en forme de micro, où je chantais tellement fort et proche dedans qu’il saturait et sortait une bouillie incompréhensible ? Quand il me filmait au caméscope, à chanter du Goldman alors que je ne prononçais pas deux mots correctement ?

« En a uzik é bonne ! Bonne, onne, onne ! En a uzik é sonne ! »

Quel découvreur de talents ! Au même âge, il a des vidéos de moi où je courrais et sautais au-dessus de petits buissons, ce n'est pas pour ça que le 110 mètres haies, c’est mon truc !

Mais la musique… Pourquoi il répétait cette phrase ? Pour mieux accepter les cent balles par mois dépensées pour un prof de piano ? À six, ou sept ans, je prenais des cours avec un autre enfant de mon âge. Comment il s'appelait déjà ? Pierre ? Dimitri ? Benjamin ? J'adorais ces cours. On se retrouvait une heure par semaine, studieux, concentrés, pour jouer des bouts de chansons dans une petite salle mal chauffée. Une fois le cours terminé, on attendait nos parents dehors, quel que soit le temps. Et on savait s'occuper : on avait un village à sauver.

Oui. Le village de Saint-Môret. Comme dans la pub pour le fromage. Les habitants de Saint-Môret étaient terrorisés par un immense dragon, aussi puissant que dangereux, qui volait au-dessus des habitations, bien décidé à dévorer femmes et enfants avant de transformer le quartier en tas de cendre. D’après la légende du village, seuls deux valeureux chevaliers-héros pouvaient le vaincre. Qu'est-ce qu'un « chevalier-héros » ? Pas sûr de le savoir, mais c’était notre rôle. Nous étions les élus, les héros de notre imagination.

Pour s’en prendre au dragon et libérer le village de Saint-Môret, nous devions nous entraîner. Notre leçon de piano terminée, notre quête reprenait, tout était prétexte à l’histoire : un bâton se transformait en une épée composée d'une matière inconnue et unique que seuls les plus grands sages du village savaient forger ; un pigeon se changeait en monstre de faible niveau, fuyant à l’approche du combat, idéal pour exercer de jeunes chevaliers-héros ; un simple banc en bois cachait en réalité un édifice précieux, aimé du village, idéal pour se planquer derrière et éviter le regard de l’ennemi. Ensemble, après les cours, l'aventure se trouvait partout.

Je m’entraînais au piano tous les jours chez moi. Pour être meilleur ? Pour jouer des morceaux devant mes amis ? Pour faire plaisir à ma famille ? Parce que la musique, c’était mon truc ? Non : mieux on jouait, plus vite le cours se terminait, et plus on avait du temps pour affronter les monstres et devenir de grands chevaliers-héros. Grâce à l'imagination de mon ami, je vivais ma série préférée, mon aventure dont vous êtes le héros. Le reste de la semaine ne servait qu’à attendre ce moment.

Un mardi, j’ai trouvé un bâton plutôt balaise devant ma maison, une puissante épée, j’avais hâte de l’offrir à mon coéquipier. Arrivé au piano, avec mon morceau de bois sous le bras, ma prof m’a annoncé une nouvelle : j'allais prendre mes cours tout seul. Mon compagnon avait déménagé, parti vers d’autres contrées, d'autres quêtes, prêt à offrir son imagination à d’autres enfants. Seul, impossible de continuer notre histoire. L'aventure se vivait à deux ou ne se vivait pas. Elle s'arrêtait donc ainsi : le village de Saint-Môret a appris à survivre avec un dragon au-dessus de ses maisons, et moi, j'ai appris à attendre seul que mes parents viennent me chercher, après un cours de piano qui n’avait plus la même saveur.

Je ne sais pas ce qu’est devenu ce garçon, je ne l'ai jamais revu. Peut-être qu’il s’est marié. Qu’il a des enfants. Qui, eux aussi, affrontent des dragons avec leurs compagnons d’aventures. Moi, j’ai essayé de reprendre la musique… Vous savez ce qui m'aiderait pour apprendre la guitare ? Des dragons. Une quête. Une aventure. Mon aventure. Mon ami. Mon enfance.

À travers la fenêtre du train, des paysages de campagnes d'automne sans originalité défilent devant mes yeux. Sans dragon, ni enfance, ni imagination, l'aventure n'est plus la même…

Pas sûr que la musique soit encore mon truc.

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