mercredi 23 novembre – Partir un jour
Cher Journal,
Lendemain d’une journée de merde, l’envie d’abandonner le monde, à deux jours du mariage de mon frère. Sensation que mon petit univers s’est écroulé, sans rien maîtriser, trop compliqué, je laisse le temps filer, tout ce que je veux, c’est ajouter d’autres virgules et phrases semi-dépressives à ce paragraphe.
Un état d'esprit que j'ai adopté… dix minutes, pas plus. Un coup de fil, et ma tristesse n’avait plus de raison d'exister. Un appel de Mélanie, ma pote qui travaille en maison de retraite, toujours là pour t’aider quand tu en as besoin.
C’est elle qui en avait besoin aujourd’hui.
Sa grand-mère est morte.
« Pourquoi tu ne m’as pas prévenu qu'elle était malade ?
– Arrêt cardiaque… »
C'est précisément là, après cette phrase, que j’ai arrêté de me plaindre et de poser des questions connes. À la place, j’ai écouté.
Mélanie n’a pas le permis, elle m'a demandé de la conduire à l'enterrement cet après-midi. Sauf qu’avec mon défi, me libérer n'est pas… Nan, évidemment que je l’ai emmenée. Quelqu'un de sa famille aurait pu l'accompagner, il restait sûrement de la place dans d’autres voitures… Je n’ai pas demandé pourquoi elle me voulait à ses côtés. Juste, je l’ai aidée.
Deux heures de route. Mélanie raconte toujours ses meilleures anecdotes pour passer le temps… Pas aujourd'hui. Elle ne disait rien. J’ai cru que je devais lui piquer son rôle :
« J’ai enfin ouvert le carton de guitare qui traîne chez moi… Bah la guitare, elle est morte, elle… »
Comme un enfant pris à jouer avec des couteaux, je me suis coupé net. Mélanie n’a pas réagi, même pas clignée des yeux, son regard fixait la route. Dans la voiture, presque aucun bruit. Dans sa tête, voix et pensées devaient bourdonner… Après quelques minutes, elle a mis fin au silence :
« Je n'ai pas revu mémé depuis mes trente ans… Elle s'est toujours occupée de moi quand j'en avais besoin, pourquoi je n'ai pas fait pareil ? »
Elle a trente-trois ans. Sa mamie ne vivait même pas dans la maison de retraite où elle travaille, Mélanie s'occupait plus des vieux des autres que de sa propre grand-mère. Je n’ai pas su quoi dire… Est-ce qu'elle attendait une réponse de ma part ? Ok, petit, j’ai enterré mes deux grands-pères, mais d’après les photos, j’ai plus pleuré à mon baptême qu’à leur enterrement, pas certain d'être le mieux placé pour aider :
« L’avantage quand tu ne vas jamais voir tes grands-parents, c’est que quand ils partent, tu ne remarques pas trop la différence ! »
Au lieu de sortir ça, j'ai laissé vivre l'insupportable silence. Longtemps. Trop longtemps. Après une heure de vide, j’ai mis de la musique. Une playlist à la con des années 2000, pour changer d’ambiance et lui changer les idées. Première chanson : « Dragostea din tei » du groupe O-Zone. Évidemment que je voulais hurler :
« MA-I-A HIIIIII, MA-I-A HAAAAAAAAAA »
« NU MA NU MA IEI ! NU MA NU MA NU MA IEI ! »
Mais j'ai seulement écouté cette pop joyeuse, simple et nostalgique. Et j'ai profité du léger sourire sur le visage de Mélanie. C’est beau, le pouvoir de la musique : même une chanson roumaine où on ne comprend rien aux paroles peut légèrement ensoleiller une journée de deuil… Deuxième chanson :
« PARTIR UN JOUR, SANS RETOUR ! EFFACER, NOTRE AMOUR ! SANS SE RETOURNER, NE PAS REGRETTER, GARDER LES INSTANTS QU’ON A VOLÉS ! »
Le sourire de Mélanie a vite disparu, j’ai coupé la musique. Et on a fixé la route… On s’habitue au silence. Au moins, lui, il ne sort pas de conneries.
Puis il y a eu l’enterrement.
Quand on suivait le cortège funéraire, Mélanie a rejoint ses parents. Je me suis retrouvé tout seul au milieu d’inconnus tristes. Le seul sans larme aux yeux, à marcher au milieu du chagrin. Je me suis rarement senti aussi peu à ma place. Pour me fondre dans la masse, j’ai pensé à mon chien enterré dans le jardin, à ma non-carrière musicale, mes rêves envolés, mes relations gâchées, mes échecs… Ça n’a pas marché, pas une larme, même pas une goutte. Même ça, je n’y arrive pas. J’ai pensé à ma grand-mère : elle est en super santé. J’ai esquissé un sourire, accompagné d'un léger soupir de bonheur… J’ai souri à un enterrement ! J'ai cru qu'on allait me reprocher cette différence, me montrer du doigt, me demander de partir. Mais non. Évidemment que non : tout ne tourne pas autour de mon petit monde. Une famille en deuil à autre chose à faire que de regarder un imbécile heureux. Bizarrement, ça m’a rassuré. Je me sentais comme une pâquerette dans un grand bouquet de roses : si différente, lumineuse au milieu d’une beauté triste, une anomalie dans le tableau, mais si discrète, petite, introuvable si on ne la regarde pas.
En parlant de fleurs…
Ils ont diffusé la musique préférée de la mémé : « Petite Fleur » de Sydney Bechet. La même musique que Michel, le grand-père de la maison de retraite qui fracassait le mur quand je l’ai interprétée. Personne ne m'a demandé de la jouer aujourd’hui, et c'est mieux pour tout le monde. Pendant le morceau, Mélanie s’est retournée vers moi. J'étais prêt à lui balancer une blague nulle sur Michel, pour la sortir du moment. Mais elle s’est approchée de moi. Elle m’a prise dans ses bras. En silence.
J’étais surpris. Puis je l’ai serré aussi fort que possible. Ensemble, jusqu’à la dernière note de saxophone de Sidney Bechet. Le morceau terminé, elle m’a lâché. Elle m’a regardé. Et elle m’a souri. Comme une éclaircie dans sa tristesse. Puis elle est retournée voir sa famille.
Je ne m'attendais pas à un si joli moment. Une musique pouvait bien lui redonner le sourire. Je n'avais simplement pas choisi la bonne.
Pour le reste, il y a eu la fin de la cérémonie, puis la route. Sans musique, mais avec le retour de la voix de Mélanie, de ses anecdotes, de tout ce que j’aime chez elle. Je ne savais pas comment aider Mélanie, mais je crois que j’ai réussi. Sans un bruit, avec ma présence, j’ai pu lui apporter beaucoup. Pour accompagner quelqu'un, on n'a pas forcément besoin de mots compliqués, de belles phrases, de grandes compositions. Parfois, il suffit d’être là.
Lendemain d’une journée de merde, l'envie d'aider une amie, triste et magnifique instant, ponctué par une « Petite Fleur » qui nous marquera à jamais.
J’ai rarement autant aimé être une pâquerette au milieu d’un bouquet de roses.
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