jeudi 24 novembre – La nuit je mens

4 minutes de lecture

Cher Journal,

Le réveil affiche un violent :

« 3:37 – 25 NOV »

Personne n'est censé lire cette heure. Sauf si t’es boulanger. Ou défoncé en soirée. Ou les deux. Mais un mec sans emploi, en calbute, seul dans son lit, habitué aux insomnies, n'est pas censé lire cette… Quoi que.

Je ne voulais pas écrire sur la journée du 24 novembre : j'ai tenté de remplacer ma guitare pétée par un objet du quotidien, créer avec les moyens du bord, un truc original, j'ai choisi de taper sur mes casseroles, et de construire ma chanson avec cette basse… Vous savez pourquoi personne n'a jamais porté le surnom de « Jimmy Hendrix d'IKEA » ou pourquoi Mark Knopfler ne tape pas son meilleur solo avec la dernière collection Cuisinella ? Parce que c’est une idée de merde. Tout le monde l'avait compris, je l’ai compris à dix-huit heures.

Pour vous éviter un nouveau chapitre où je parle de ma grand-mère qui fait ses courses ou de moi qui jouais avec un bâton et des cailloux, je voulais me coucher sans rien griffonner. Une journée sans journal, qu'est-ce que ça change ? Je n'ai pas trouvé le sommeil avant une heure du matin, puis je me suis réveillé trois fois, et je n’arrive plus à me rendormir. Tout ça parce que je n'ai rien écrit ? Comme si tout s'écroulait sans la routine, un accro sans sa dose de banalité. Mais il se prend pour qui ce journal qui me prend la tête ? Pour mon Tamagotchi ? Je dois te nourrir et m'occuper de toi tous les jours sinon tu hantes mon sommeil, c'est ça ? Où sont passées mes libertés ? Si je t'oublie quelques jours, tu fais comme les autres Tamagotchi, tu vis dans ta merde avant de crever sans rien dire, ok ? Et, oui, je manque de sommeil. Journal de merde.

Réveillé à cause d’un journal. Aussi à cause d'un cauchemar : je m’occupais d’un enfant, le portrait craché de mon grand frère, mais en petit. Il m’a crié dessus, a pris une bouteille de coca pour pisser dedans, et m'a volé un billet avant de le jeter dans les toilettes. Qui ferait ça à son frère, même dans ses pires cauchemars ? Mais ce n'est pas tout, mon « petit grand frère » voulait jouer de la musique, parce que « c’était son truc », je n'arrivais pas à lui apprendre, il n’aimait pas le son de ma guitare à cinq cordes, il pleurait, tapait contre les murs, hurlait qu'il voulait retrouver son ami dehors pour chasser le dragon, impossible de le canaliser, même l’histoire du « loup qui ne portait pas de chaussettes » ne l'a pas calmé, je n'arrivais à rien, je ne savais pas où j'allais, c'était la panique, et là, là, bah, là... Je me suis réveillé.

Tout était horrible. Un vrai musicien rêverait d’apprendre la musique à un enfant. C’était mon cauchemar. Et mon frère… Je le vois plus dans mes cauchemars que dans ma vie. Je le rejoins demain pour le week-end de son mariage, et faut croire que… non, rien, pas envie d'en parler.

Une fois bien éveillé, mes pensées ont pris le relais pour gâcher ma nuit. Les questions se sont enchaînées dans ma tête, le genre de questions que seul un insomniaque ou un enfant hyperactif se pose :

Que devient le groupe Tragédie ? « Est-ce que tu m’entends, hey ho » ? Je trouvais ça nul, hein, mais bon, je me demande comment vivent ces deux mecs aujourd'hui…

Est-ce qu’un berger compte les moutons pour s’endormir ? Est-ce qu’il s'endort au travail ?

Pourquoi je suis toujours déçu en sortant de chez le coiffeur ? À chaque fois, j'en ressors en me disant :

« Mouais, pas terrible, mais dans deux trois semaines, quand ça aura repoussé, ce sera pas mal... »

Le but du coiffeur, c'est de bien de coiffer les cheveux ? Alors pourquoi ça ne m'arrive jamais ? Je veux bien que mes cheveux soient compliqués, ils sont indépendants, ils vivent leur vie, ils ne demandent plus la permission à papa depuis longtemps, mais quand même !

Et le groupe Tribal King ? « Façon sex » ? Ils sont dans la même maison de retraite que Tragédie ?

Qui a inventé le triangle ? Pas la forme. L’instrument. Et surtout : pourquoi ?

À quoi servent les deux autres membres des Black Eyed Peas ? Vous savez, il y a Will.i.am, le rappeur. Fergie, celle qui chante trop bien. Et deux autres gars. Qu’on n'entend jamais. Personne ne connaît leurs noms. Quel est leur but ? Leur raison d'exister ?

Et moi ? Le chanteur qui ne chante pas, le guitariste qui ne joue pas de guitare, l'écrivain qui n’écrit qu’un journal intime : quelle est ma raison d'exister ? À quoi ça sert, tout ça ? Ce journal, ces blagues… Qu'est-ce que j'essaie de cacher derrière ces questions sans importance ? Pourquoi je me mens ? Pourquoi je n’assume pas que, si je ne dors pas, c’est à cause de l’échec de ce défi de merde ? Et du mariage de mon frère, de la peur de rejoindre ma famille demain, de faire semblant d'être heureux de les voir, semblant d'être heureux tout court ? De la peur d'expliquer mes journées, mes non-journées, de me confronter aux questions, aux doutes, aux visages de mes proches qui ne croient plus en moi, qui s'inquiètent pour moi, c'est ça qui me fait flipper, et c'est ça qui m'empêche de dormir !

Pourquoi je ne voulais pas écrire sur la journée du 24 novembre ? Par peur d'y lire la vérité. Maintenant que la page est remplie, je peux retourner à ma nuit, à mes questions, mes cauchemars, mes doutes, mon insomnie.

À ma vie.

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