vendredi 25 novembre - J'ai oublié de vivre

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Cher Journal,

J'ai niqué quatre-vingt-dix centimes pour pisser à Gare de Lyon avant de partir dans le sud.

Ça a niqué ma journée.

Demander quatre-vingt-dix centimes pour des chiottes, je trouve ça dingue. Avec, j'aurais pu… me prendre… euh… des… trucs… Cette année, j'ai acheté sept jeux vidéo que je n'ai jamais lancés ; trois sweats à capuche moche que je porte seulement chez moi pour éviter de mettre du chauffage ; un poster de South Park qui parodie « La Cène » de De Vinci, que j'ai déballé, puis remballé ; des crocs taille quarante-trois, je n'ai pas de jardin, et je fais du quarante-cinq ; j'ai un historique Amazon à rendre jaloux un « tout à deux euros », si j'ouvre un magasin avec ces produits, je deviens la boutique la plus étrange du quartier, et j'habite dans la même rue qu'un taxidermiste et un vendeur de cache-radiateur ! Mais quelle dépense me prend la tête ? Les chiottes à quatre-vingt-dix centimes, logique.

J'ai pensé qu'écrire cette pensée ici m'aiderait à l'oublier. Comme si ça avait marché pour le reste. Michel qui tape contre les murs à cause de ma musique… Les journées entières sans avancer sur le projet dont j'ai rêvé toute ma vie… Les soirées où je suis bourré… Clara… La mort… Le mariage de mon frère… Comme si je n'y pensais pas tous les jours… Non, évidemment que non, trois paragraphes dans le journal et hop, on passe à autre chose, le Death Note des traumatismes, la meilleure des thérapies ! Alors ces quatre-vingt-dix centimes vont vite me sortir de la tête, pas vrai ?

Mais venez, on se dit que c'est vrai, qu'écrire quelque chose ici m'aide vraiment à l'oublier. J’ai un texte en tête, je me sens comme l’inventeur des vêtements pour chien : je ne sais pas si c’est une idée de génie ou une invention à la con. Voilà le texte :

« Ma journée n’a pas commencé, j’aimerais qu’elle se termine ;

Ma semaine n’a pas commencé, j’aimerais qu’elle se termine ;

Mon mois n’a pas commencé, j’aimerais qu’il se termine ;

Ma vie n’est pas terminée, j’aimerais qu’elle commence. »

Hum… Après relecture, on se rapprocherait plus de l’idée à abandonner... Une de plus :

« Un petit pull en laine rouge et des petits chaussons à froufrous sur un chihuahua, je tiens le concept du siècle, nan ? »

Bah nan ! T’es le seul à ne pas voir que c’est à chier ! Même mon poster de South Park, c’est un meilleur investissement !

Trop de pensées se superposent dans ma tête…

C’est la deuxième fois qu’on parle de toilettes dans mon journal de musicien. Je suis plus inspiré par les chiottes que par ma guitare. Peut-être que mon père aurait dû me dire :

« La pisse ? C’est ton truc ! »

Si, un jour, je pars au Japon, que je teste leurs toilettes du futur, avec les sièges chauffants et les jets d’eau qui te nettoient le cul comme jamais ton cul n’a été nettoyé, ce sera un des moments les plus inspirants de ma vie, de quoi écrire un roman de trois cents pages ! Mais le Japon, ce n’est pas pour tout de suite : je n’ai vraiment pas les thunes.

Je crois que… j'aimerais oublier le mariage de mon frère. Dans deux heures, je débarque dans une salle des fêtes mal chauffée, qui sent la poussière et la sangria bon marché, au milieu des guirlandes, et de ma famille à la vie simple qui travaille dur pour se la compliquer. Pas fan du programme, un peu tard pour m'en rendre compte, comme sauter en parachute alors qu’on a le vertige, le redécouvrir une fois dans… Je l'ai déjà dit ? Merde, j'avais oublié.

Quatre-vingt-dix centimes… C'est beaucoup pour un chanteur débutant. Pour celui qui performe dans la rue, galère pour le loyer, nourrir sa famille, lui offrir une vie décente, tout en vivant son rêve, qui l'anime depuis petit, chaque centime compte… Mais je ne suis pas ce genre de chanteur. Vu que je ne suis pas chanteur. Et que je rêve de moins en moins d'en devenir un…

Un tourbillon de pensées…

Est-ce que ma famille peut oublier mon projet ? Si on me demande de chanter au mariage, je serai dans une merde ! À part improviser avec mes notes, je n’ai rien !

« Euh… La journée n’a pas commencé, j’aimerais qu’elle se termine. La semaine n’a pas… Non, attendez, j’ai autre chose… Mon regard est plus pénétrant que… Euh… Non plus… Penser à appeler le gars pour le radiateur, pas le magasin d’à côté vu qu'il fait que les cache-radiateur… Non, pas les bonnes notes, au secours, sortez-moi de là, oubliez-moi ! »

Un chanteur avec un grand succès, il les rembourse vite, les quatre-vingt-dix centimes. Un chanteur à moyen succès aussi. Et si je deviens un chanteur sans succès, ou pas chanteur du tout, je m'inscris dans une agence d’intérim, deux trois rangements de cartons, et je gagne largement plus que quatre-vingt-dix centimes… Alors pourquoi garder ça en tête ?

Et pourquoi oublier le mariage ? Il y a tout pour me plaire ! Toute la famille réunie pour la première fois depuis le Noël où j’ai reçu la PS2… Bon, toute la famille ne sera pas réunie… Elle n'a jamais été réunie à Noël… Et je n'ai jamais reçu la PS2… Donc il n'y a pas tout pour me plaire… Mais quand même !

Bon… Respire… Calme tes pensées…

Dans ces toilettes à quatre-vingt-dix centimes, je me suis regardé dans le miroir. Dans mon reflet, j’ai vu mon grand frère. Une copie, une contrefaçon, nos visages comme un jeu des sept différences. Quatre-vingt-dix centimes pour voir mon frère. Et je trouve ça cher payé ? Décidément, c'est quoi mon problème ? La jalousie ? La peur ? Un mélange des deux ? Oui, il va se marier, exposer sa fierté, son bonheur devant notre famille bordélique, et crier haut et fort :

« J’ai obtenu ce que je voulais, j’ai atteint mon rêve ! Et vous êtes venus ici le célébrer avec moi ! Je l'écrirais dans mon journal intime, et je ne l'oublierais jamais ! »

Oui, la copie que je suis n’égalera jamais l’original, et alors ? Si ce mariage aide ma famille à oublier ce qui hante ses pensées, pourquoi ne pas en profiter ?

Payer quatre-vingt-dix centimes pour voir la vérité en face. J’aurais aimé que ma famille se réunisse pour écouter ma musique et savourer ma réussite. Elle profitera de celle de mon frère. J'en profiterais aussi. C'est très bien comme ça. Et si des pensées absurdes me reviennent, je pourrai toujours m'enfermer dans les toilettes, prendre mon journal, et les écrire avant de les oublier.

En plus, les chiottes seront gratuites.

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