samedi 26 novembre – La Fête

5 minutes de lecture

Cher Journal,

Prenons deux situations insolites :

N’est-il pas étrange de croiser un bébé qui paraît plus vieux que son père ?

N’est-il pas étrange de s'enfermer seul, dans une salle à l'étage, en fin d’après-midi, pendant que toute sa famille s’amuse juste en dessous ?

J’ai vécu une de ces situations ce matin : dans la rue, le bébé avait le visage de Benoît Poelvoorde, plus de calvitie que son père, il marche à peine il en a déjà marre des factures et des impôts, il a l’inflation marquée sur ses traits, c'était fascinant.

Je vis la deuxième en ce moment.

J’occupe une salle de billard, lambris aux murs façon chalet de montagne, poutres apparentes, parquet ancien, odeur mi-boisée mi-âgée, aussi poussiéreuse que réconfortante, comme l’impression de me cacher chez les grands-parents d’un autre. Ça change des chiottes.

Je me suis enfermé pour écrire. Pourquoi ? Pourquoi ne pas profiter du mariage de mon frère, de la célébration, des personnes que j’aime et qui me rendent heureux ?

Des oncles et tantes d’Alsace, de Paris, du sud-ouest, de Normandie, prêts à traverser la France pour mater mon frère en costume.

De ma cousine Salomé qui me pose sans arrêt des questions sur ma musique, elle s’intéresse plus à mon journal qu’à l’incroyable fête de famille qu’elle vit, entre une soirée à Ibiza et un cahier de brouillon avec un stylo Bic, le père Noël sait quoi lui apporter.

Son frère Mathéo, qui a couru vers moi sans voir la flaque de boue qui nous séparait, avant de glisser sur trois mètres, détruisant en une fraction de seconde un pantalon prévu pour trois jours, un de mes plus gros fou rire de l’année.

Les autres cousins, Cassandre, Abel, Maël, que j’ai ramené de la mairie à la salle des fêtes en voiture, fenêtres baissées, radio à fond sur « Sous le vent » de Céline Dion et Garou, pas besoin de klaxon, pour générer du bruit on gueulait :

« FAIS COMME SI J’AVAIS PRIS LA MER, J’AI SORTI LA GRAND' VOILE ! ET J'AI GLISSÉ SOUS LE VENT ! »

Mes parents, croisés pour la première fois depuis cet été. Ma mère savait que quelque chose me tracassait. Je ne sais pas comment, mais ce regard sombre derrière ses lunettes, sous ses sourcils froncés, qui me fixe, immobile, avec un long silence plus parlant que n’importe quels mots, je sais qu’elle sait. Petit, elle me lançait le même regard, avant d'annoncer sa conclusion :

« Toi, tu as besoin de sommeil ! »

« Vous vous êtes disputé avec ton ami Pierre, c’est ça ? »

« Qui t’a embêté au collège ? »

Elle visait toujours juste. J'étais persuadé qu’elle lisait dans mes pensées. Pour qu’elle avoue son pouvoir, j’essayais de la déconcentrer en pensant à des trucs débiles, j’oubliais tout le reste et je me chantais dans ma tête :

« Bite, couille, poil, bite, bite, poil, couille, bite ! »

Elle n’a jamais rien avoué, et continue de lire en moi comme si elle m’avait créé… Et alors ? Qu’est-ce qu’elle peut apprendre en lisant dans mes pensées ? Que je doute de moi et que je n’avance pas dans ma vie ? Waouh ! Pas besoin de passer une heure dans ma tête pour le comprendre, faut juste traîner deux minutes dans ma chambre, ça suffit !

Mon père n’a pas ce pouvoir.

« Comment ça se passe ta musique ?

– Ça va. »

Discussion profonde et personnelle qui se termine sur ce mensonge. On préfère parler foot. Lui est fan de l'AS Saint-Étienne, moi du Stade Malherbe de Caen, deux clubs de deuxième division.

« Ce n’est pas cette année qu’ils vont remonter… Ce n’est pas cette année qu’on ira les voir… »

Comme si voir un match de foot tous les deux comptait plus que le reste. Comme si se retrouver tous les six mois, pour parler d'un sport qu'on ne pratique pas, renforçait le lien qui nous unira toujours… Hmm… Peut-être que oui… Je les aime bien, moi, ces discussions…

Et des rencontres. Les beaux-parents de mon frère que je fais rire sans faire exprès, un public acquis à ma cause dès la première représentation, le rêve de tout artiste.

Le frère de la mariée qui aurait pu être mon voisin de classe au collège : pour ses dix-huit ans, il a pris son billet pour Toy Story 3, par nostalgie, mais pour paraître plus cool, il a dit à ses amis qu’il voyait Inception. J’ai fait exactement pareil : zéro regret, la toupie qui tourne donne quinze fois moins d'émotions qu’Andy qui confie Woody et Buzz à la petite fille !

Le grand-père de l’autre famille qui peine à marcher : depuis hier soir, je l’aide à passer les marches tordues de la location, par plaisir, par envie d’aider. Il s’appuie sur mon bras pour sortir, je l’accompagne jusqu’à la table pour les repas, j'ai même pris sa voiture pour le conduire à la mairie, tout ça alors qu’il m’a appelé Kylian, Guillaume, Benjamin et Thibault en moins de quinze minutes. À croire que je me sens mieux en compagnie des vieux…

Ma grand-mère ? Elle était là. Avec ses enfants, ses beaufs, ses petits-enfants, et toute une autre famille à rencontrer. Notre journée se ressemble encore : on a revu, on a rencontré, on s’est amusé. Puis elle diffère : elle profite du mariage, j’écris seul au milieu d'une salle de billard. Et elle a déjà plus tapé dans le vin blanc que moi, aussi.

Et mon frère dans tout ça. Pas croisé depuis Noël… Pas celui de l’année dernière, celui d’avant… ou d'encore avant… Il s’est justifié de ne pas m’avoir choisi comme témoin. À sa place, je ne m'aurais pas choisi non plus. On ne s’est pas confié l’un à l’autre depuis notre sortie ciné pour Toy Story… Le 2... Il m’a avoué sa fierté de m’imaginer musicien. Que j’étais fait pour ça. J’ai répondu en blaguant. Incapable de lui avouer ma fierté de le voir marié et heureux, de lui dire à quel point j’aurais adoré jouer un morceau pour son mariage, un texte personnel sur notre enfance, entre humour et émotion, à la place, j’ai sorti une connerie, une vanne sans importance. Il a rigolé. Peut-être un rire forcé, mais on s’en fout. Il a enchaîné avec d’autres conneries. J’ai rigolé. Ça, pendant de belles longues minutes. On a toujours masqué notre manque de communication par des blagues et des conneries. Et si ça nous amuse, si ça nous aide à passer des moments ensemble, pourquoi arrêter aujourd'hui ?

Tout pour me rendre heureux.

Et me voilà à fuir ce bonheur. À m'isoler des autres. De la famille. Des histoires. Des rires. De l’amour. Seul, à côté du billard, à écrire mon journal.

Quand j’ai tout pour m’épanouir, je m'enfuis. Quand j’ai tout pour réussir mon rêve, je m’applique à le gâcher.

Pourquoi ?

J’avais vingt-cinq jours pour trouver les réponses : je ne les trouverais pas ce soir.

Alors autant rejoindre les autres et profiter de cette réunion de famille, que j’ai autant attendue que redoutée… Il est temps de redescendre. Et de s'amuser.

Mais pas tout de suite : je reste encore cinq minutes dans cette salle. Pas par peur. Pas pour fuir.

Parce que je m’y sens bien.

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