dimanche 27 novembre – Hymne à l’amour
Cher Journal,
Je dois vous parler de la soirée d’hier ici.
Pas pour l’oublier.
Pour l’accepter.
Le dîner commençait comme n'importe quelle réunion de famille nombreuse dans une salle des fêtes : musique trop forte même si personne ne danse, buffet apéro rempli de feuilletés et de toasts trop complexes pour être inoffensifs, chaises blanches en plastique qui donnent mal au cul… Il ne manquait que les ballons de baudruche, et quitte à choisir, j'aurais préféré manger debout. Sans oublier l’attente avant que tout le monde ne vienne à table, ponctuée par les blagues du paternel :
« Si vous ne vous asseyez pas, je finis les bouteilles de blanc ! »
Que les gens s’assoient ou non, il comptait finir les bouteilles de blanc. Mamie aussi, déjà à son troisième verre. Et même pas assise.
L'autoroute des clichés… Sauf qu’après l’entrée, ma mère s’est dirigée vers la sono, sans cacher son stress. Elle a pris un micro et annoncé :
« Que serait un bon mariage sans surprise ? »
Envie de répondre :
« Une soirée tranquille ? »
Mais je n’ai pas trouvé le buzzer.
Ma mère qui ose une surprise, c’est déjà une surprise. D’habitude, son maximum, c’est :
« J’ai fait un gratin de pâtes au jambon, mais j’ai remplacé le jambon par du chou-fleur, surprise ! »
Disons qu’elle s'est améliorée :
Avec la mère de la mariée, elles ont ramené un clavier. Le mien, sur lequel je jouais à huit ans, et que je n’ai pas touché depuis huit ans, qui réapparaît comme une vieille tante à peine invitée. Ma mère s’est assise derrière, sur un banc, à côté de la mère de la mariée. Silence dans la salle. Lumières sur les deux mamans. Et, entre deux plats, elles ont joué un morceau au piano. Oui. Devant tout le monde. Et pas n’importe quel morceau : la musique préférée des mariés. La musique d'un film, un dessin animé lié à leur rencontre, une mélodie qui leur parle, qui les touche. Beaucoup.
Deux mamans qui offrent un concert gratuit à leurs familles… C'est beau…
C'était nul.
Vraiment nul. À côté, Grégoire qui reprend Oasis sur le piano de la gare, c’est du grand art. Un concert de bébé aurait été plus agréable, mais même la petite Charlotte, onze mois, est restée silencieuse devant ce massacre. Les pianistes ressemblaient à deux mamies qui n’ont jamais touché un instrument de leur vie, sûrement parce qu’elles ont l’âge d’être mamie et qu’elles n’ont jamais touché un instrument de leur vie. Les deux jouaient ultra lentement, sans jamais être en rythme, une bonne note sur sept, fallait se concentrer pour ne pas la louper, mais vraiment bien se concentrer pour reconnaître la mélodie, et éviter de les féliciter avec un :
« J’ai adoré votre reprise de Michel Sardou ! »
Vraiment, vraiment nul. Tout le monde l’entendait. Mais au cas où certains doutaient, je l’ai fait remarquer à tout le monde. Je passais par toutes les tables pour enchaîner les blagues gratuites et méchantes sur leur prestation. Mes cousins, mes oncles et tantes, ma grand-mère et son cinquième verre de blanc, les personnes rencontrées hier dont j’ai oublié le prénom, toute la salle a eu le droit à mon humour Rire & Chanson :
« Attention, c’est l’heure de la bonne note… Ah, non, fausse alerte. »
« C’était le générique de Strip-tease, hein ? »
« Normalement, Salomé devait jouer du ukulélé, rassurez-vous, on lui a confisqué, on ne va pas endurer un deuxième calvaire ! »
Ça a fait ma soirée. En même temps, je vous promets que c’était nul.
Sauf que j’ai loupé l’essentiel. Comme d’habitude.
Ce matin, mon père montrait ses photos de la veille. J'en aperçois une, qui immortalise la surprise : dans les bras de mon frère, la mariée est en pleurs. Pas parce que sa mère et sa belle-mère massacraient un des morceaux les plus chers à son cœur. Non. Elle pleurait sous le coup de l’émotion. Des larmes de bonheur. Touchée en plein cœur.
Deux mères se sont lancé un défi fou : apprendre un instrument de musique en quelques semaines, et en jouer devant leurs familles, pendant la soirée la plus importante de leurs enfants, dévoilant ainsi tout leur amour pour eux. Pendant leurs jours de repos, elles ont pris des cours, répétées sans cesse, jour et nuit, se sont vues en cachette, pour s'entraîner, pour respecter autant que possible cette musique chère aux oreilles des futurs mariés. Elles ont investi tout leur temps libre pour offrir un incroyable cadeau à leurs enfants : de la musique, et des émotions. La photo prouve qu’elles ont réussi leur mission : peu importe la qualité de leur prestation, elles ont touché la mariée jusqu'aux larmes, en lui donnant un souvenir gravé à jamais en elle.
Moi, ça, je ne l’avais pas vu.
Je n’avais vu que l’échec. La maladresse. L’imperfection. Un spectacle médiocre pour lequel je n’aurais jamais payé, sans penser qu'il pouvait procurer du bien à quelqu’un. Je n’ai vu qu’une occasion de me moquer. Sûrement par jalousie.
J'espérais être à leur place. Interpréter un morceau qui touche ma famille. C’était mon objectif. Mon rêve. J’avais un mois pour y arriver.
J’en suis incapable.
Hier soir, deux mamans ont réussi tout ce que j’ai raté.
De la musique, et des émotions…
Il me reste trois jours pour créer mon morceau. Je ne ferais pas mieux que deux cinquantenaires qui massacrent une chanson Disney au piano dans une salle des fêtes pommée du sud de la France.
Je ne ferais même pas moins bien.
Vu que je n’ai rien fait.
Et que je ne ferais sûrement rien.
Surprise.
Annotations