lundi 28 novembre – Chanson sur ma drôle de vie

7 minutes de lecture

Cher Journal,

9 h 15

Je repense à une question de ma mère hier :

« Pourquoi tu pars un dimanche soir ? Aucun patron ne t'oblige à travailler le lundi. »

Parce que ce lundi, Maman, j'ai choisi de travailler ! Et de rester seul pénard chez moi… Mais avant tout, je rattrape le temps perdu ! Tout ce que j’ai raté en un mois, je veux le réussir en vingt-quatre heures : je me donne jusqu’à ce soir pour finir cette putain de chanson. Ma dernière chance, mon all-in, mon saut en parachute, sans parachute. Dans ce journal, je vais noter tout ce que j’entreprends dans la journée. On verra comment avance mon challenge de la dernière chance : créer une chanson en vingt-quatre heures.

9 h 22

Je viens de pisser.

Peut-être que tout noter n’est pas nécessaire, je ne garderai que l’essentiel.

22 h 12

Ma journée est autant une réussite que les dernières saisons de L’AS Saint-Etienne, nouvelle défaite, aucune avancée, rien d'écrit, et… non, je déconne, il n'est même pas dix heures du matin, j’avance doucement, je vous tiens au jus.

10 h 06

Autant tout reprendre à zéro : je me retape des tutos guitare. Première vidéo, premier conseil :

« Il est primordial de commencer son apprentissage sur un instrument de qualité. Débuter sur une guitare à bas prix n’est pas une bonne idée, le son qu’elle produira ne sera pas satisfaisant. »

Je me suis approché de ma guitare à cinq cordes : elle sonne moins bien qu’une craie sur un tableau…

Deuxième vidéo, les accords de bases : Ré Majeur, Sol Majeur, ma corde pétée à l’honneur, je ne peux rien jouer c’est l’horreur, devinez qui lève son majeur ?

Devenir guitariste, mon rêve… Autant accepter l’évidence : je dois l’abandonner… Sans abandonner mon défi : je me concentre sur l’écriture. Si j’arrive à pondre un texte potable d'ici minuit, je demande à Clément d’enregistrer quatre accords, ça fera la blague. L'excuse de la corde pétée ne m'arrêtera pas : un cuisinier, si son four ne fonctionne plus, il le remplace par un barbecue, et si le barbecue ne prend pas à cause de la pluie, pas grave, il improvise une cuisson dans sa cheminée, et s’il n’a pas de cheminée, il passe tout à la poêle, et s’il a une coupure de courant, alors il passe une journée de merde et ce n’est vraiment pas de bol, mais ce n'est pas là où je voulais en venir !

10 h 58

Je dédie vingt-quatre heures à mon travail, et rien qu’à mon travail…

En traînant sur Instagram, je tombe sur une publication de Dylan, un de mes meilleurs potes depuis l’école primaire, même si son nom n'est pas cité une seule fois dans ce journal. Il demande :

« Vous préférez perdre vos deux mains ou perdre vos deux pieds ? »

Quelle question à la con. La réponse est évidente, je préfère perdre mes pieds… Quoi que, non, peut-être que les mains… Enfin… Il me faudrait du temps pour réfléchir à cette question, temps que je n’ai pas, passons.

11 h 34

Et si ma chanson résumait mon mois ? Pas dans la forme, sinon, au début, rien ne se passerait ; au milieu, tu penses qu’une mélodie captivante va apparaître, mais ça ne décolle pas ; avant un timide réveil sur la toute fin, un peu tard… Plutôt un résumé dans les paroles : avec tout ce que j'ai vécu et évité de vivre en novembre, j’ai de la matière pour écrire. Pour la structure et le style, ce sera à mon image : je ne suis pas structuré, je n’ai pas vraiment de style, ce sera le bordel. Les paroles suffiront à accrocher le public. Regardez, si je prends une phrase au hasard dans mes notes :

« Mon regard est plus pénétrant que ma bite. »

Ok, définitivement, celle-là, il faut l’oublier.

12 h 12

Sans pied, impossible de marcher. Sans main, toujours possible d'attraper des objets, avec tes moignons, ou des petits accessoires à mettre autour, pour tenir ton stylo, un couteau de cuisine, pratique. Par contre, compter sur les doigts d’une main, c’est mort…

14 h 06

Comment résumer mon mois de novembre en une punchline ? Hum…

« Je passe mon temps à ne rien faire, j’ai l’impression de n’avoir le temps de rien faire. »

Quelque chose comme ça… Je la garde de côté.

14 h 21

Qu’est-ce que j’ai aimé en novembre ?

Les discussions avec ma grand-mère.

Me rêver guitariste.

Passer du temps avec mes potes.

Clara.

Les instants en famille.

Autant garder ces bons moments et les transformer en poème :

« J’appelle ma grand-mère pour comparer notre journée,

J’adore la sienne, à côté la mienne est à chier. »

Si ça peut m’inspirer d’autres phrases plus positives, je prends…

14 h 26

Je dois aussi parler de ce qui ne va pas, des mauvais souvenirs à oublier, de mes doutes, mes ratés. Quitte à vivre le pire, autant qu’il m’inspire :

« Paresseux comme mon père, toujours mieux qu’être un Aigle Noir,

Paresseux sans rien faire, toujours mieux qu’passer mes soirées à boire.

Toujours des soirées où je dérape et je regrette,

Jamais des soirées où j’prends ma gratte et j’joue l’interprète.»

15 h 02

Si je perds mes pieds, je me déplace en fauteuil roulant toute ma vie, mais je peux continuer à écrire, porter, toucher, être libre de mes mouvements… Des mouvements de mes mains, parce que pour marcher, courir, traverser la rue, monter dans le bus, conduire, là, ça se complique… Alors que sans les mains… On peut tenir un volant avec ses coudes ?

15 h 48

Nostalgique, je me sens obligé de placer des références à mon enfance :

« Deviner que ce soir j’échoue, plus facile que de trouver le méchant dans Scooby-Doo »

« Préfère parler à mes jouets qu’aux autres humains, True Story. »

Un truc sur Rayman. Le jeu… Les musiques… J’adorais Rayman !

« Les bras m’en tombent, comme Rayman,

Cheveux hélicoptères, tête en l’air, comme Rayman,

Bizarre, style autistique, comme Rain man. »

Je ne sais pas si ça parlera à tout le monde…

16 h 16

Problème résolu : suffit de marcher sur les mains ! Tu gardes tes mains, tu marches avec, t’arrives où tu veux, tu t'assois, puis tu réutilises tes mains comme d'habitude… Bon, tu ne fais plus rien en marchant, passer un appel, ça devient complexe… Sauf si t'attaches ton téléphone autour de ta cuisse… Et que t'es vachement souple… Hum… Problème pas complètement résolu…

16 h 33

« D.A.N.C.E » de Justice résonne dans ma chambre. Je regarde mon téléphone :

« Appel entrant : Mamie »

Je n’ai pas répondu.

Désolé Mamie, tu m’as beaucoup aidé, à deux doigts de débloquer mon problème d’écriture, mais cette fois, je dois me débrouiller seul ! J’espère qu’elle n’avait rien de grave à me dire…

17 h 14

Je remarque seulement maintenant que perdre ses mains n'est pas recommandé pour jouer de la guitare… Si je rêvais vraiment d'une vie de guitariste, je n’aurais pas hésité une seule seconde sur cette question… Sauf si j'apprends à jouer avec mes pieds… Encore faudrait-il savoir en jouer…

17 h 50

Pour l’instant, ce texte ne va nulle part. Je ne sais pas où ça peut finir, à part à la poubelle... Pas mal ça, je note.

Je collectionne des bouts de phrases qui n’ont aucun rapport avec la précédente :

« Marre de raconter mon existence, je devrais laisser les autres rédiger ma sentence. »

« Regarde des tutos car ne sais rien faire,

Ma carrière part en fumée comme la cigarette de grand-père. »

« En lisant mon journal, tu m’connais pas vraiment,

Ça tombe bien, moi-même, j’me connais pas vraiment. »

Pff… Ça tourne un peu en rond… En même temps, j'aime un peu…

18 h 26

Autant ne perdre ni ses pieds, ni ses mains. Et si ça doit nous arriver, on s'adaptera… Oui, bon, cette phrase détruit un peu le jeu, mais c'est le seul moyen que j'ai trouvé pour m'en sortir et arrêter d'y penser.

19 h 14

Ma grand-mère… Discuter avec elle de musique ou de nos passés reste mon plaisir de ce mois, tout ce qui compte… Obligé d'envoyer un SMS pour connaître la raison de son appel : elle m’a répondu avoir retrouvé un journal. Celui de ma mère. À trente ans. Dans lequel elle écrivait des poèmes. Elle l’a caché chez Mamie, sûrement par peur, plus simple que d'annoncer qu’elle se rêvait écrivaine. Et Mamie vient seulement de le trouver.

Attends… Quoi ?

Ma mère écrivait des textes quand je disais encore « titine » pour clémentine et « le hein » pour le chien ? Pourquoi elle ne m'a rien dit ? Pourquoi elle a arrêté ? Qui est au courant de ces poèmes ? Et si Mamie l’avait trouvé avant ? Si elle m’avait offert ce journal au lieu de mes dessins d’enfance ? Est-ce que ça aurait changé mon défi ?

L’élément capable de tout débloquer… arrive trop tard. Inutile de lire ce journal maintenant, plus le temps. Autant me débrouiller avec ce que j’ai là, même si c'est... moyen. Ensuite, on verra.

22 h 59

J’arrête. Je pourrais me battre encore une heure, déterrer des bouts d’idées… À quoi ça servirait ?

J’abandonne.

Bilan de la journée ? Pas de musique. Pas de guitare. Pas de structure. Pas de mélodie. Pas de refrain. Juste quelques phrases. C’est tout ce que j’ai. Alors que j’ai tout donné. Je ne sais pas faire mieux. C’est comme ça. Pour assembler correctement ces phrases, il me faudrait un mois de plus.

Nouvel échec. Le dernier de ce projet. J’arrête là.

Nan, vraiment, j’arrête.

Dépité, déçu, même s’il reste une heure, même s’il reste deux jours, même s’il reste toute une vie, je l'écris officiellement : je ne réussirai pas mon défi musical.

Mon rêve s’arrête ici, maintenant.

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