Derrière nous laissé,
Les vacances sont arrivées, nous décidons d’un commun accord de faire une pause dans nos rencontres. Nous ne nous voyons pas de l’été, ni ne nous téléphonons. Je reçois une carte de ses vacances aux Maldives, je lui en envoie une d’Islande. Deux climats, deux ambiances.
Les devoirs sont laissés de côté, sauf le super-défi de l’été que nous avons chacun élaboré de notre côté. Il faut dire que l’enjeu est de taille, si nous échouons, nous devrons raconter la pire honte de notre vie. Il me faut deux jours à la bibliothèque municipale pour prouver que la matrice A est réversible. Il me reste encore deux auteurs à retrouver et un texte de Shakespeare à traduire. Je garde ce dernier en réserve, pour le plaisir. Je n’ai pas été tendre dans les épreuves non plus.
Nous nous retrouvons Jean, Samia, Nathalie et moi le jour de la rentrée, devant les grilles fermées d’un collège qui s’éveille après deux mois de torpeur.
« Et alors ? Ces vacances ? Vous avez fait quoi ? demandé-je.
– Nous on est partis au Portugal avec mes parents et ma grande sœur, répond Jean.
– Et ? C’était bien ?
– Ouais pas mal. On a surtout visité beaucoup de monastères et vu des azulejos. Des sortes de mosaïques faites de petits carreaux de salle de bain. C’était pas le plus cool. J’ai préféré les baignades à la mer, et surtout à l’océan. L’eau est plus froide mais y a plus de vagues. Et toi ?
– Nous sommes partis plus au nord, en Islande. On a pris l’avion et loué une voiture. Beaucoup trop de route, un temps froid et pourri, mais sinon c’était super joli. J’ai vu des icebergs sur la plage, un geyser, plein de chutes d’eau monumentales. Vous saviez que plein de films sont tournés là-bas ? Y avait aussi des marmites bouillonnantes qui puent l’œuf pourri, la plage évidemment et des piscines chauffées naturellement par géothermie. J’ai même vu des phoques et une baleine.
– Ouah trop cool !
– Enfin, un bout de baleine. Le guide nous a dit que c’était une baleine. Mais ouais, c’était cool. Le problème c’est le soleil : il n’y en a pas assez le jour, et trop la nuit. Du coup, pour dormir c’est compliqué. Et les noms des patelins aussi. Et les oiseaux qui t’attaquent…
– Sérieux ? Tu as peur de petits oiseaux ?
– Mouais, c’est que tu n’as jamais vu des Kría ! Bon et vous les filles ?
– Bah moi je suis partie en Jordanie. Il fait chaud et il y a du sable, beaucoup trop de sable. Mais j’ai adoré la visite de Pétra. C’est, juste, enfin impressionnant quoi. Toute une ville construite dans un immense rocher. C’est géant quoi, faudrait que j’amène les photos qu’on a fait développer. Et toi Nathalie ?
– Moi ? Et bien je vous bats à plate-couture, j’ai passé les meilleures vacances. Trois semaines aux Maldives à bronzer sur la plage.
– Et c’est tout ?
– Non, je me suis baignée aussi.
– Sérieux ? Tu pars à l’autre bout du monde juste pour aller à la plage ?
– T’es jaloux de mon bronzage, c’est sûr qu’en Islande tu n’as pas dû prendre beaucoup de coups de soleil. »
Les grilles s’ouvrent, m’empêchant de répondre à Nathalie. Et dire que j’ai failli lui dire qu’elle m’avait manqué. Nous nous dirigeons vers les poteaux de l’établissement où sont affichées les listes de répartition des élèves par classe. Vu qu’il n’y a qu’une classe de masochistes qui prennent allemand en première langue, nous sommes forcément dans le même groupe. Il y a quand même de petits changements, certains ont déménagé, d’autres sont arrivés, et deux élèves choisissent de passer en anglais première langue.
Lorsque nous recevons nos nouveaux emplois du temps de 4ème, je souris en lisant le nom de ma professeure d’anglais ; Mme Joulai qui m’avait quelque peu sortie de l’eau dans mon ancienne vie de collégien. Elle aurait pu être fière des progrès accomplis depuis, si elle pouvait se souvenir de moi.
La première semaine est surtout l’occasion pour nos professeurs de rappeler que les notes compteront pour le brevet, cet examen au combien important pour la suite de nos études. Je me demande si à l’époque j’y croyais vraiment, ou si, comme aujourd’hui, je m’en foutais éperdument. Je regarde les autres élèves, ils n’ont l’air ni stressés, ni traumatisés. Nous découvrons les nouvelles matières, avec la chimie, ses tubes à essai, béchers et becs Bunsen. Que de souvenirs. Il y a moyen que cette année je m’amuse avec des mélanges de produits improbables. Il y a également la géologie qui remplace la biologie ; Le mouvement des continents est autrement plus impressionnant que la vie de quelques insectes éphémères. Il est regrettable que cette année signe l’arrivée de la physique et, avec tout mon respect pour Mme Joulai, le retour de l’anglais, so boring.
Si le temps reste égal à lui-même, imperturbable, je tolère mieux ces journées qui s’égrainent lentement. J’ai trouvé un certain équilibre entre l’ennui inévitable et mon besoin de nouveautés. Cette année j’ai essayé le violon, mais après trois séances, j’ai finalement basculé sur le hautbois. J’ai également rejoint Nathalie à son cours de Volleyball. Nous ne jouons pas dans la même catégorie, elle a de nombreuses années d’entrainement, et elle fait toujours une tête de plus que moi. Je suis sur le terrain d’à côté, avec les débutants, mais je m’éclate. Je n’ai pas eu le choix du sport, la multiplication de mes activités extra-scolaires devenait ingérable pour mes parents. Là, c’est plus simple, le mardi soir je prends le car avec Nathalie et je dors chez sa famille. Le mercredi matin, c’est volley et en début d’après-midi, ils me déposent au tennis. Ensuite mes parents me récupèrent. Vivement le permis, vivement que je puisse conduire ma propre voiture…
Tout le monde semble apprécier la situation : mes parents font moins de trajets, je suis plus discipliné cette année, nous travaillons assidument tous les mardis soirs, je peux jouer plus souvent sur un vrai piano et je fais d’avantage d’activités qui me plaisent.
La meilleure nouvelle de l’année a débarqué en décembre. Alors que je regardais le journal télévisé de France 2, le présentateur annonce l’arrivée de cette étrange chose qu’est internet. En entendant la nouvelle, j’ai hurlé tellement fort qu’Alexis s’est réveillé, ma mère a sursauté et mon père m’a crié dessus. Il fallut toutefois attendre trois mois, à harceler nos parents respectifs, pour que nous puissions connecter un ordinateur avec Worldnet. Les parents de Nathalie finissent par céder : un forfait mensuel de deux heures, un débit de connexion tellement bas qu’afficher du simple texte est un calvaire mais nous sommes heureux. La première fois, nous nous sommes envoyés un courriel l’un à l’autre, alors que nous partagions le même ordinateur. J’ai ensuite proposé d’acheter le nom de domaine google.com mais la complexité de la tâche, et les regards noirs de ma camarade m’en ont dissuadé.
Le comble de la situation est que tout est tellement balbutiant que nous devons chercher les informations sur la création d’un site internet dans la presse spécialisée écrite. Tous ces outils, tellement pratiques à l’époque, sont inexistants. Je bénie toutefois Yahoo et son moteur de recherche. Je suis décidé à créer une page afin de reprendre notre projet abandonné : contacter les autres enfants perdus dans l’espace-temps. Je présuppose que ces personnes doivent également être accrocs à internet, pour la plupart du moins, et passeront de longues heures sur leur ordinateur à chercher des informations.
Je passe une grande partie de mon temps à apprendre à créer une page internet. J’ai quelques bases, je suis même presque trop en avance sur ce temps, toutes les fonctionnalités dont j’étais coutumier n’étant pas encore disponibles. Après un bon mois de travail, notre première page est en ligne. Nous avons même mis un logo en haut de page, dessiné par la demoiselle : deux Terres reliées par une sorte de vortex. La première Terre prend les traits d’une personne âgée, tandis que la deuxième prend les traits d’un enfant. Mettre en ligne cette image a quasiment pris une heure, soit la moitié de notre forfait. Pour le reste du contenu, nous avons composé une sorte de petite comptine, pleine de sous-entendus, et quelques questions auxquelles nous invitons les quelques internautes à répondre par courrier électronique. La tâche suivante consistait à contacter les différents autres sites pour faire connaitre quelque peu notre page, et sortir de l’anonymat.
Je ne m’attendais pas à grand-chose, j’ai quand même été déçu. Les premiers courriels reçus furent des spams. Alors qu’internet ressemble encore à une terre vierge pleine de promesses, certains s’acharnent déjà à venir polluer cet espace. En deux mois, seulement deux réponses sont arrivées. La première était un message bizarre d’un type d’une quarantaine d’année qui devait s’ennuyer tout seul. La deuxième se prêtait plus au jeu des énigmes, les réponses étaient développées, mais totalement à côté de la plaque. C’est la deuxième fois que je vois Nathalie craquer. Elle parait tellement solide et sûre d’elle que j’oublie parfois qu’elle aussi a beaucoup perdu avec ce saut dans le temps. Elle a cru en ma théorie ; la déception est cruelle.
Nous sommes seuls.
Je veux la prendre dans mes bras pour la réconforter. Elle me pousse et s’enfuit dans sa chambre. Me laissant là, au milieu du salon, chez elle. À Christine, me demandant ce qu’il se passe, je ne peux que répondre que je n’y suis pour rien, qu’elle a besoin d’être seule. Je sens toutefois sur ma nuque un regard accusateur alors que Mme Guéron retourne à la cuisine. Du coup, désœuvré, je m’installe au piano pour interpréter Un été de porcelaine de Mort Shuman, une chanson qui évoque le regret des amours passées et du temps qui passe. Ne la voyant pas revenir, je vais à la cuisine aider sa maman à préparer le repas et mettre la table.
Nathalie nous rejoint alors que nous en sommes au plat principal, son visage est marqué par les larmes mais elle affiche une expression plutôt neutre. Alors qu’elle s’emmure dans le silence, je sens les regards appuyés de ses parents sur mes épaules. Je fais des signes peu discrets pour qu’au moins elle me disculpe. Ma pantomime ne parvient pas à la dérider. Elle a juste besoin de temps.
Le lendemain, tout semble oublié. Elle agit comme si de rien n’était. J’admire tellement sa force dans ces moments-là. Elle laisse toutefois transparaitre sa rage sur le terrain de volley. Un de ses services atterrit avec force dans le filet, notre filet, sur le terrain voisin. Je n’aurais pas aimé être à la place du ballon. Tout le cours son placement est mauvais, ses frappes violentes et imprécises. Mon propre manque de concentration me vaut un ballon en pleine tête, et cinq minutes sur le banc, le temps de laisser les étoiles disparaitre de mon champ de vision.
Les mois suivants, nous regardons moins nos courriels. Nous constatons toutefois que les messages non-sollicités s’accumulent de plus en plus vite. Je profite de la connexion pour consulter quelques sites d’information américains, les journaux français n’étant pas encore sur la toile. Internet c’était quand même mieux avant, enfin après, bref, en 2022 quoi.
En avril, comme trente ans auparavant, notre classe et celle des 4ème 4, la classe que j’aurais intégré si je n’avais pas changé de langue, partent en voyage culturel dans la région bretonne. Au programme, visite de Carnac, l’océan, St Malo… C’est lors de ce même voyage que j’ai rencontré Nathalie pour la première fois. Si elle ne s’en souvient pas, je n’ai jamais pu l’oublier.
Cette fois-ci je me place à côté de Jean dans le car, je souhaite éviter une vague d’émotions qui ferait de nouveau chavirer mon cœur. Ce voyage est une plongée dans l’abime de mes pensées. Mon esprit est prisonnier de mes souvenirs, trente ans auparavant, soit à la même date, dans le même lieu, avec les mêmes personnes qu’aujourd’hui, mais dans une autre temporalité. Cet instant, idéalisé au fil des années, me parait bien fade cette fois-ci. Le soleil est plus terne, le sable moins brillant, les vagues résonnent différemment. Même si le temps se répète, il est impossible de vivre deux fois le même moment.
Il y a 30 ans nous parlions littérature, aujourd’hui je discute jeux vidéo. Il y a 30 ans nous regardions l’horizon, imaginant ce qui se trouve de l’autre côté, aujourd’hui je joue dans l’eau avec Jean. Il y a 30 ans nous partagions une glace fraise-chocolat, aujourd’hui je passe devant le marchand sans envie.
Il y a 30 ans j’étais amoureux, aujourd’hui je me sens seul.
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