Chapitre 1 - Premère leçon
Ishta reteint de justesse un bâillement. Réveillée aux aurores par sa bonne, elle avait ensuite traversé huit heures de préparation pour être présentable. Douze couches de vêtements, trente-deux kilos de tissus et de bijoux, un nombre incalculable de pots de crème et maquillage plus tard, elle attendait debout derrière la porte de la salle du trône afin d’être présentée à son futur époux. La pendule avait déjà sonné deux fois, et, incapable de s’asseoir par peur de ne jamais pouvoir se relever, la seule chose qui gardait la jeune fille encore éveillée était l’excitation.
Le fils aîné d’une des plus grandes familles du conglomérat des îles Australes, Sichuna Ning en personne, était venu lui demander sa main. Elle l’avait croisé enfant et déjà sa grâce et sa prestance l’avaient laissée sans voix. Si bien qu’elle n’avait pu que balbutier quelques maladresses alors que le garçon parlait avec tant d’éloquence à huit ans déjà. Une bêtise lui avait valu une des pires punitions de son enfance, les marques sur son corps avaient mis plusieurs mois avant de disparaître complètement. C’est à se demander comment elle avait pu faire si bonne impression pour Ning se présente devant l’Empereur pour elle.
La jeune fille n’arrivait toujours pas à croire que son tour arrivait si vite. En cinquième position parmi les pétales du Sha, Ishta avait encore deux sœurs avant elle non-mariées, dont une descendante de la Rose en personne. Si le fils de Sichuna n’avait pas demandé spécialement sa main à elle, sa cérémonie n’aurait pas eu lieu avant encore, au moins, trois ans. Pour une fille de noble du Saam’Raji, le mariage était la consécration. La marque de sa bonne éducation et de sa valeur. Ses deux sœurs aînées déjà mariées avaient grandement gagné en statut. Elle les voyait se déplacer dans les couloirs du palais, les yeux non voilés, la démarche digne. Inapprochables.
L’horloge sonna une troisième fois quand les portes de la salle du trône s’ouvrirent enfin et la voix du Chambellan s’éleva.
« Sha Ishta, Cinquième pétale du Saam’Raji, Descendance d’une Ortie, votre fille Bien-Aimée. »
Dans un grand silence où seul résonnait le bruit de ses pas, elle entama sa traversée de la salle du trône. Son esprit concentré sur le décompte protocolaire des pas, elle devait en faire cent soixante-seize exactement. Pas un de plus, pas un de moins. Son voile de bienséance lui couvrant la moitié supérieure du visage afin de protéger sa pudeur, elle saurait, grâce à ce repère, quand s’arrêter et se prosterner, tout en restant à une distance protocolaire du piédestal où siégeait son père.
Les yeux rivés sur le tapis vert canard que frôlait sa multitude de jupes longues, elle luttait contre sa curiosité pour ne pas lever la tête et faire sonner les clochettes lestant son voile de bienséance, preuve alors qu’elle aurait commis un impaire. Elle sentait le poids de tous les regards de la cour s’ajouter à celui de sa robe. Ce n’était pas le moment de trébucher et se couvrir de honte. Chaque pas était un supplice, elle se devait de garder un rythme lent et digne alors qu’elle aurait voulu courir d’une traite les cent mètres la séparant de son futur époux.
Enfin, elle aperçut le bas des robes du fils marchand, blanc et noir brodé de dragon d’argent, elle avança encore de cinq pas, se mit à genoux face au trône, le visage contre terre, les mains jointes au-dessus de sa tête, redoutant déjà l’instant où il faudrait se lever.
« Gloire au Roi des rois, grand sage devant les éternels, sauveur du peuple et mon père bien aimé. »
Proclama-t-elle d’une voix claire et forte afin que tout le monde puisse l’entendre malgré sa position délicate.
Le Roi fit un geste de la main et deux servantes vinrent l’aider à se relever. Elle y mit autant de grâce et de dignité que possible puis se tint bien droite, les yeux fixés sur le bout de ses propres chaussures. Elle ne savait ce qui la rendait plus fébrile, le poids de la robe ou le fait de ne pouvoir admirer son futur époux. Aussi elle revisita le souvenir qu’elle avait de lui. Élancé, le visage fin taillé en pointe et de doux yeux vert émeraude s’étirant sur les coins, traits communs à tous les habitants des Îles Australes.
La voix profonde de l’Empereur résonna alors dans la salle, faisant taire tous les murmures de la cour.
« Alors, Fils de Sichuna, n’est-elle pas aussi délicieuse que je vous l’ai décrite ?
- Si votre Altesse, en tout point, la voix de Ning était toujours aussi douce et envoûtante que dans son souvenir. Mais si j’osais, je vous dirais que toute la beauté d’une femme des Îles Australes se mesure à l’intensité de son regard. »
Un chuchotement nerveux traversa les membres de la cour mais le Roi des rois se mit à rire de bon cœur.
« La fougue de la jeunesse je suppose... N’oubliez pas que les femmes du Saam’Raji sont bien plus civilisées. Aucune n’oserait braver votre regard avant d’avoir achevé son Vasheekaran.
- En effet Altesse, la docilité de vos femmes est légendaire. Et la patience est une de mes plus grandes qualités. Que sont quelques mois face à toute une vie ? »
Le Roi des rois sourit de satisfaction. Toute une vie... Ishta se sentait emportée par la joie. Seuls les trente-deux kilos de tissus et de bijoux l’empêchèrent de sautiller sur place et il lui fallut toute sa concentration pour ne pas lever ses yeux curieux... Toute une vie, elle aurait bien le temps de l’admirer alors...
La conversation dura encore quelques minutes puis le Roi des rois confirma les fiançailles de sa fille et du premier fils de la famille marchande. Enfin, sous les applaudissements de la cour, elle eut finalement le droit de se retirer. Ishta retourna dans ses quartiers du palais des femmes en imaginant sa vie future…
Le grand salon de la suite des pétales avait sombré dans un silence solennel. Nishka, Mère des Futures Femmes, avait fait son entrée. Drapée du châle de sa fonction, ses cheveux rassemblés dans un chignon tressé impeccable, décoré d’anneaux dorés et de petites fleurs colorées à la mode de l’Empire, elle était l’incarnation même de la dignité. Elle s’approcha du centre de la pièce et de son bassin où étaient rassemblés Ishta et ses douze sœurs.
Née en cinquième position, Ishta était pourtant la troisième à passer son Vasheekaran. D’ordinaire, les filles étaient mariées par ordre de naissance. Les stigmates du rituel étaient bien affichés sur le dos de ses deux sœurs déjà femmes, mis à nu par la coupe de leur robe.
Nishka prit un tabouret et s’assit devant les jeunes filles, d’un geste simple et élégant elle rassembla gracieusement les plis de sa robe autour de ses jambes, faisant virevolter le motif réservé aux esclaves brodé sur son ourlet. Les rides légères entre ses sourcils lui donnaient un air continuellement sévère. Elle prit une théière en argent sur le plateau posé près d’elle et commença à servir du thé pour chacune. Lentement. Très lentement.
Ça faisait partie du cérémoniel, Ishta le savait. Mais ça ne l’empêcha pas, comme ses plus jeunes sœurs, de trépigner d’impatience. La cérémonie d’ouverture menée par Nishka apportait six mois de festivités au palais des femmes. Six mois de repas gargantuesques et de musique. Certes, ce serait compliqué pour Ishta qui ne pourra que très peu participer à cause de sa convalescence. Mais à la fin de ces six mois, elle pourra enfin admirer son futur époux... Pour le reste de sa vie.
Elle savait que le Vasheekaran était difficile et douloureux, mais elle ne put s’empêcher de penser que ses aînées se donnaient de grands airs avec leur expression dure et leurs lèvres pincées. Pourquoi la regardait-elle avec autant de pitié ? Ning n’était peut-être pas un prince comme leurs maris, mais il était le fils de la plus grande famille de l’Empire allié, pour une princesse de cinquième rang comme elle, c’était inespéré !
Nishka remplit la dernière tasse et posa enfin la théière sur son socle. Elle prit une grande inspiration et son visage se durcit.
« Sha Ishta, Pétale du Saam’Raji, tu parais devant moi aujourd’hui, enfant, sauvage, barbare, ignorante de ce qui fait la beauté d’une femme. Étrangère aux besoins des hommes. Aujourd’hui commence ta longue éducation et ton entrée dans le monde civilisé. Ce voyage va durer six mois. Six mois durant lesquels te seront inculquées les règles de bienséance que tu dois connaître. Chaque leçon incomprise sera gravée sur ta peau par le fouet. Le fouet sera manié par la main du Roi des rois, grand sage devant les éternels, sauveur du peuple et ton père bien aimé. Le Vasheekaran sera complet lorsque toutes les leçons seront apprises et le motif choisi par le Roi des rois sera apposé dans son entièreté sur ton dos. Ce motif sera ton blason et tu l’arboreras avec fierté, car il sera la preuve charnelle de ton éducation et de ton raffinement. »
Les plus jeunes ne purent s’empêcher de regarder le dos de leurs aînées avec envie. De son côté, une vilaine question trottait dans la tête de la jeune fille... Si seules les leçons mal apprises étaient marquées par le fouet, il suffisait de tout bien apprendre pour ne pas recevoir de coup. Mais elle ne voyait pas, alors, comment le motif pouvait être complété.
Ses questions furent bien vite éclipsées par le ravissement à la perspective d’avoir des instants privilégiés avec lui de manière hebdomadaire. Durant sa vie, Ishta n’avait que très peu vu son père. Elle apprendrait enfin à connaître cet homme que tant de gens admiraient. Elle pourrait enfin comprendre sa grandeur et s’en inspirer. Le fouet n’était qu’un mauvais instant à passer. Ça lui apporterait tellement en finalité, qu’elle se savait capable de le supporter. Après tout, les hommes aussi avaient leurs propres lots de souffrance. À l’issue de leur journée de passage de l’enfant à l’adulte, chaque homme devait subir un tatouage. Les femmes lui ont souvent dit que la douleur de l’aiguille était quasi insoutenable. Elle était bien heureuse de ne pas avoir à passer par là...
La cérémonie continua avec la récitation des poèmes de « Bienséance de la Femme Enfant » puis les jeunes filles burent leur thé dans un joyeux brouhaha. Seule note noire au tableau, Sha Eshita et Sha Baruna, ses sœurs mariées, qui sirotaient leur thé avec réticence, jetant des regards noirs à chaque éclat de rire. Pourquoi s’obstinaient-elles à vouloir gâcher son plaisir ? Ne voyaient-elles pas que ce jour devait être joyeux ?
Le palais des femmes était en effervescence. Les servantes n’avaient qu’un seul sujet de conversation, mais Ishta n’y prêtait que peu d’attention. Une guerre de plus ou de moins... Et celle-ci ne marquerait même pas l’Histoire, pourquoi s’en préoccuper ? Il ne faudrait que quelques semaines aux armées disciplinées du Saam’Raji pour repousser les pitoyables intrusions des barbares du nord. D’autant plus que ces hommes à moitié bête ne supportaient que le froid du nord, disait-on. Cette guerre ne ferait pas long feu sous les Soleils de la Terre d’Or.
Elle tourna ses pensées vers ce qui l’attendait. Elle n’était que très peu sortie du palais des femmes puisque l’univers civilisé des hommes ne lui était pas permis en tant qu’enfant. Elle suivait donc Nishka avec impatience à travers le dédale de couloirs.
Nishka les mena du palais à la chaise à porteuses les attendant en extérieur. Le trajet jusqu’au palais impérial lui parut durer une éternité. Les lourdes tentures lui masquant le paysage ce qui ne lui laissait, comme seule occupation, que d’écouter les discussions des gardes. Encore la guerre... Ishta ne comprenait pas l’obstination des gens à appeler cela une guerre quand tout le monde ne les décrivait que comme des escarmouches sans importance et vite étouffées.
Perdue dans ses réflexions, elle fut surprise quand la chaise s’arrêta enfin devant la Maison des Bureaux de son père. Le chemin jusqu’à son étude se fit dans un brouillard de pieds chaussés, de tapis et d’escaliers dont elle ne prit même pas conscience. Les yeux rivés au sol de peur de rencontrer le regard d’un homme et de recevoir une punition amplement méritée, elle se demanda ce que son père allait pouvoir lui apprendre aujourd’hui. Qu’elles étaient donc les devoirs d’une femme et en quoi étaient-ils si différents de ceux d’obéissance et de discrétion de l’enfance. Le Roi des rois serait-il aussi fier d’elle et affectueux qu’il en avait l’air lors des événements officiels ?
Arrivée devant la porte du bureau, Nishka s’arrêta et ne bougea plus, attendant visiblement qu’elle leur soit ouverte. Après plusieurs minutes d’attente, Ishta se demanda si elle ne devrait pas appeler une servante, mais le couloir semblait vide. Fallait-il toquer à la porte du bureau ? Elle tenta de se remémorer si des instructions lui avaient été données, mais elle était bien certaine de n’avoir rien reçu. Son regard glissa vers Nishka mais la Mère des Futures Femmes se tenait le dos bien droit, les mains jointes devant ses cuisses, la tête et les yeux baissés, la position normale pour toute femme digne attendant ses ordres. Ishta voulut parler, mais elle se souvint de ce que Nishka lui avait dit avant de partir, en dehors des salutations au Roi des rois, ne jamais parler avant son tour. Une femme bien élevée est une femme patiente et silencieuse. Elle garda donc ses questions pour elle. La vieille femme savait sûrement ce qu’elle faisait. Et leur temps n’était certainement pas aussi précieux que celui de l’Empereur en personne.
Elle ne saurait dire s’il passa des minutes ou des heures, mais l’intendant du Roi des rois finit par leur ouvrir la porte. Sa nuque était raide d’avoir attendu pliée et ses genoux tremblèrent légèrement durant les premiers pas. Nishka ne paraissait pas affectée par l’attente, y était-elle tant habituée ? La Mère des Futures Femmes, imperturbable, entra dans la pièce, se prosterna et annonça la princesse.
« Oh, Grand Roi des rois, je vous amène Sha Ishta, cinquième Pétale du Saam’Raji, descendance d’une Ortie, votre fille adorée. »
Le moment était enfin arrivé ! Ishta traversa la pièce à pas posés et lents, ne laissant rien paraître de son excitation. Enfin, elle allait apprendre de son père. Enfin, elle allait entrer dans la phase la plus importante de sa vie. Elle ne pouvait être plus impatiente. Arrivée devant son bureau, elle se prosterna et présenta ses salutations.
« Gloire au Roi des rois, Grand Sage devant les Éternels, sauveur du Peuple et mon père bien aimé. »
Silence... L’avait-il entendu ? Mais elle ne bougea pas d’un pouce. Après quelques instants, elle entendit son père manipuler des papiers, utiliser une plume un moment puis de nouveau le silence. Enfin sa voix grave et puissante s’éleva.
« Bien, Lakshan, envoie donc ceci à mon oncle aujourd’hui, avec un peu de chance, elles atteindront la ligne de front avant demain. Ensuite, tu sortiras et veilleras à ce que personne ne nous perturbe. La gamine va recevoir sa première punition. »
Une pointe de colère perça au travers de l’excitation. Après tout ce temps venait-il de s’adresser à son valet comme si elle n’existait pas ? Comme si elle n’avait pas attendu des heures après lui alors qu’il l’avait fait appeler ? L’avait-il appelé gamine ?
Elle n’eut pas le temps de réfléchir aux réponses à ces questions que deux des gardes personnels du roi lui attrapèrent chacun un bras pour la relever et l’emmener dans un coin de la pièce. Son esprit embrouillé était incapable de comprendre ce qui se passait, par terre un drap noir avait été étalé et deux chaînes pendaient du plafond. Les gardes y attachèrent chacun de ses poignets.
Comment ça punition ? Comment pouvait-elle être punie avant même d’avoir fait une erreur ?
Elle entendit derrière elle son père faire claquer son fouet, comme pour le tester, sur le drap noir.
Clac !
La terreur s’empara d’elle et elle ne put retenir ses paroles.
« Père ! »
Elle se mordit les lèvres, mais le mal était fait. Elle avait parlé sans permission. Qu’importe alors, autant être punie, mais comprendre.
« Père ! Pourquoi ? Qu’ai-je fait pour vous déplaire ? »
Clac !
Un des gardes déchira le dos de sa robe. Le bruit du tissu cédant fit écho dans son esprit à la terreur se déversant dans tout son corps. Elle éclata en sanglot.
« Père ? »
Sa voix était suppliante.
Un garde lui enfourna une lanière de cuir entre les dents et ses jambes cédèrent, coupées par la terreur.
« Première leçon : en dehors des salutations, tu ne parles pas avant d’en avoir reçu l’autorisation. »
La voix de son père était calme, presque ennuyée.
Mais aurait-elle parlé s’il n’avait voulu la punir sans raison ?
Avant d’avoir pu faire le tour de la question, une douleur fulgurante lui transperça le dos. Un hurlement de douleur s’échappa de ses lèvres. Elle n’avait pas encore compris ce qui s’était passé qu’un second coup de fouet s’abattit sur ses épaules. Sa vue se brouilla et il n’exista plus que la douleur alors que son père lui infligeait son troisième coup de fouet.
Ishta s’évanouit au cinquième, où était-ce le sixième ? Pendue par les poignets.
Elle reprit vaguement connaissance alors qu’elle tombait au sol, détachée sans ménagement par les gardes. Elle vit Nishka toujours prostrée, qui n’avait pas bougé d’un poil depuis son entrée dans la pièce, le visage baigné de larmes. L’inquiétude s’empara du cœur d’Ishta, la vieille femme devait se reprendre ou elle prendrait des coups de bâton. Une femme digne ne pleure pas. Mais déjà Ishta sombrait à nouveau dans l’inconscience…
Il fallut plusieurs jours à Ishta pour reprendre pleinement conscience. Les soins apportés par Nishka ne la soulageaient que très peu et n’avaient rien pu faire contre la fièvre qui l’avait rendue délirante. Allongée sur le ventre depuis près d’une semaine, la jeune fille regrettait de ne pouvoir sombrer à nouveau dans l’inconscience. Éveillée, elle ne pouvait échapper ni à la douleur, ni aux pensées qui l’assaillaient. Qu’est-ce qu’elle n’avait pas compris ? Qu’avait-elle manqué ? Elle devait forcément avoir raté une information... Quelle erreur avait-elle commise ? Quelque chose n’était pas logique mais la douleur l’empêchait de se concentrer assez pour trouver quoi. Chaque fois qu’elle questionnait la mère des futures femmes, celle-ci répondait plus ou moins la même chose, sur un ton dur mais avec un visage plein de tristesse.
« Ne vous ne préoccupez pas tant, Pétale du Sha. C’est une affaire d’homme et votre père est le plus compétent d’entre eux. Contentez-vous de guérir et de reprendre des forces. Vous en aurez besoin… »
Alors Ishta mettait ses pensées parasites de côté. Sûrement on père lui expliquerait tout quand elle le verrait. Nishka lui avait promis qu’il viendrait s’assurer de son état. Elle ne doutait pas que tout prendrait alors sens.
Elle avalait laborieusement quelques cuillerées de bouillon de poule que lui donnait Nishka quand Ishvar, Rois des rois, entra dans la pièce sans même s’annoncer. Aussitôt la vieille femme déposa le bol de soupe et se prosterna au sol. Le roi ne fit même pas mine de la voir et se dirigea vers sa fille qui tentait péniblement de se redresser.
« Ne te lève pas, fille de moi. » Dit-il de sa voix grave.
Il posa une main fraîche sur la partie intacte du dos d’Ishta pour la forcer à se recoucher. Prise de court, elle ne savait si elle devait lui donner les salutations ou bien se taire. Ses lacérations profondes la ramenèrent à l’ordre, s’il voulait l’entendre parler, il devra le demander. La leçon était apprise.
Elle entendit son père fouiller dans un coffre à côté du lit. Il en sortit un petit pot d’onguent qu’il ouvrit aussitôt. Une douce odeur de fleur se rependit dans la pièce et le roi se mit à appliquer délicatement la crème sur les blessures de sa fille. La douceur qu’il employa était aux antipodes de la violence avec laquelle il avait manié le fouet. Malgré tout, une sensation de brûlure la fit gémir chaque fois que l’onguent toucha la chaire à vif. Elle retint ses larmes mais presque aussitôt la douleur diminua et bientôt elle ne sentait plus du tout la peau de son dos aux endroits où la crème avait été apposée. Le soulagement la fit sangloter. Elle pria de tout son cœur pour que son père ne prenne pas ses pleurs pour une transgression mais ne put rien faire pour les retenir. Pourquoi Nishka ne lui avait-elle pas appliqué cette crème plus tôt ? Comme s’il avait lu dans ses pensées, le Roi des rois prit la parole.
« La fleur utilisée pour cet onguent s’appelle Suun’dima. Ce n’est même pas une jolie fleur, elle est petite, toute ronde et d’une vilaine couleur vert-de-gris mais elle est très difficile à faire pousser et n’est administrée que par les Grands Saints du Saam’Raji. Cette pâte supprime la douleur, assainie les plaies et les aide à soigner plus vite. »
Sa voix était aussi douce que ses gestes.
« C’est un des produits les plus chers du monde civilisé, continua-t-il. »
Mais Ishta se fichait bien du prix du produit en l’instant, tant que son père continuait de le lui appliquer.
« Les dirigeants du monde entier tentent d’en percer les secrets, tu n’imagines pas le nombre d’espions que j’ai mis à morts pour sauvegarder ce savoir faire… »
Sa voix s’éteignit sur la fin et, presque en chuchotant il ajouta :
« Mais rien n’est trop cher pour mon plus beau Pétale du Sha... Si tu savais comme je souffre de te voir dans cet état… »
Son père l’aimait donc... Et de toute évidence il ne souhaitait pas sa douleur. Mais alors, pourquoi ? Cette pensée faillit jaillir de sa bouche mais elle la retint de justesse. Elle s’était promis de ne plus recevoir un seul coup de fouet pour avoir parlé sans autorisation. Des larmes de frustrations et de rage glissèrent le long de ses joues mais pas un son ne s’échappa d’entre ses lèvres. Son père les lui essuya d’un geste tendre, les prenant pour des pleurs de souffrance il ajouta :
« Ne t’inquiètes pas, fille de moi, la douleur va très vite disparaître et tu pourras alors dormir tranquillement. »
Il rangea le pot de crème et se rassit sur le bord du lit, tout en douceur et il commença à lui caresser la tête avec affection.
« Le Vasheekaran est un rituel cruel, c’est vrai, mais il est nécessaire, mon Pétale. Les femmes sont sauvages par nature, l’incarnation du chaos. Tu ne le vois pas encore car tu n’as pas atteint l’âge où elles tombent dans l’hystérie. »
Le Roi se perdit dans un silence contemplatif, Ishta pouvait presque voir les souvenirs de son père défiler dans le fond de ses yeux.
« Et c’est en ça que le Vasheekaran est important ! Son ton décisif la surprit, toute son attention était de nouveau tournée vers elle. Il intervient avant que tu sombres dans la folie et incruste au fond de ton être tout ce qui fera de toi une femme gracieuse, désirable et obéissante. Je ne veux que ton bonheur, fille de moi. Je veux un bon mariage pour toi, avec un mari qui saura te nourrir et qui sera fière de t’avoir à son bras. Pour ça tu dois devenir la plus belle fleur de mon palais. Grace à ton Vasheekaran tu auras le plus beau blason de tout l’empire d’or, on ne verra jamais mari plus fier que Sichuna Ning, je t’en fais le serment. »
Il se pencha légèrement vers elle et ajouta, sur le ton du secret :
« Chaque coup de fouet que je t’inflige me transperce le cœur, chaque claquement de cet instrument maudit fractionne mon âme. Je ne souhaite pas ta souffrance, mon doux pétale… »
L’homme était au bord des larmes, le cœur d’Ishta sombra. Jamais elle n’avait vu son père si affecté. Le Roi des rois, grand sage devant les éternels et sauveur du peuple souffrait pour elle. Et qui était-elle pour remettre en cause la sagesse de son père ? Pour défier un rituel ancestral ? Les femmes de son peuple n’étaient-elles pas réclamées par les hommes de toutes les terres civilisées ? Qu’était-ce que quelques semaines de douleur face à la perspective de faire partie de ses femmes désirées du monde entier ? Et avec l’onguent de son père ce n’en serait que plus supportable.
« Alors, reprit-il, promet moi de te comporter de manière exemplaire durant ce Vasheekaran, fille de moi. Mon cœur de père ne supporterait pas un coup de fouet de plus que nécessaire au blason. Pour moi, mon Pétale, ne me force pas à être plus cruel que le rituel. Tu feras ça, mon doux pétale ? Tu me promets de ne pas me forcer à te discipliner plus que nécessaire ? »
Ishta avait la gorge serrée par l’émotion, comment ne pas être favorable à une requête si poignante ? Elle ne sentait déjà plus son dos et l’affection sincère de son père réchauffait son cœur meurtri. Elle acquiesça mais le mouvement de sa tête tira la peau de son dos et raviva la douleur.
« Ne bouge pas, fille de moi, dit le roi. Répond moi, fait moi entendre le doux son de ta voix.
- Oui père, je vous le promets. »
Sa voix était roque de n’avoir parlé depuis longtemps et sa gorge serrée par l’émotion la rendit plus aiguë qu’à l’accoutumée mais son père ne s’en formalisa pas.
« Bien, fille de moi, repose-toi maintenant et nourri toi convenablement. Tu dois reprendre des forces pour notre prochaine leçon. »
Le roi déposa un baiser sur son front, se leva et s’adressa à la mère des futures femmes, toujours prostrée au sol :
« Tu me feras prévenir quand elle sera capable de se lever, femme. »
Sans plus lui jeter un regard il sortit de la pièce.
Nishka se releva enfin, reprit le bol de bouillon entre ses mains et plongea de nouveau la cuillère dedans.
« La soupe est froide désormais, Pétale de Sha, souhaitez-vous que je la fasse réchauffer ? »
Mais Ishta ne prêta pas plus attention à la question qu’au ton étonnamment doux de la vieille femme.
« Mon père m’aime sincèrement…
C’est ce qu’il a dit, en effet… »
Elle ne vit pas non plus l’unique larme de regret rouler sur la joue de la mère des futures femmes.
Pour un homme grand et sage comme lui, pour l’amour sincère qu’il lui porte et pour son intégrité, elle supporterait chaque coup de fouet et elle en sortirait grandit.
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