Chapitre 2 - Correction

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Il lui fallut presque deux semaines pour tenir debout par elle-même. Elle passa tout ce temps allongée sur le ventre avec, pour seule compagnie, la Mère des Futures Femmes. Celle-ci, peu loquace, s’occupait de bander et nettoyer ses blessures en silence.

Une fois son devoir accompli, elle s’asseyait dans le fauteuil sur le balcon ouvert, face au grand jardin pour broder ou crocheter. Tous les deux jours, elle profitait de travailler à son ouvrage pour enseigner à Ishta ce qui était attendu d’elle en tant que femme civilisée.

La plupart consistaient en des choses simples et déjà connues. Ne pas parler avant d’en avoir reçu l’autorisation, marcher toujours trois pas derrière son mari, ne jamais questionner ou refuser un ordre direct, s’endormir après lui et se réveiller avant, tenir les esclaves disciplinés et la maison impeccable, toujours être discrète et présentable ou encore parler d’une voix douce et égale.

D’autres étaient nouvelles, voire incompréhensibles. Comment préparer tous les repas de son mari selon ses goûts s’il lui était impossible de le questionner ? Elle voulait bien se soumettre chaque fois que son mari souhaitait la prendre, mais la prendre pour aller où ? Pourquoi devrait-elle obéir à tous les hommes, même un roturier, alors même qu’elle est la fille de l’Empereur ? Pourquoi ne peut-elle manger à la table de sa propre maison si son mari n’est pas présent ? Et où devrait-elle manger alors ? Mais dès que la jeune fille ouvrait la bouche pour demander des précisions, Nishka se murait dans le silence pour plusieurs heures, aussi, elle comprit qu’il ne lui était pas permis de discuter.

Malgré les lectures de la Mère des Futures Femmes, les journées étaient longues et elle ne pouvait que contempler sa propre solitude. Elle n’attendait plus de visite de son père, bien que triste, la jeune fille comprenait qu’il soit fort occupé. Qui était-elle pour détourner le Roi des rois de son devoir envers son peuple ?

Quant à ses sœurs, aucune ne lui avait encore rendu visite et Ishta ne comprenait pas pourquoi. Alors que les rôles étaient inversés, elle se rendait plusieurs fois par semaine dans les appartements de ses aînées en convalescence. Et, même si elle trouvait toujours la porte close, la jeune fille y déposait alors un bouquet de fleurs, une lettre ou un cadeau. Et, même si sa relation n’était pas égale avec toutes ses sœurs, elle s’attendait au moins à ce que Sha Madhur et Sha Roshni demandent à la voir ou s’inquiètent de son état.

Or, celles-ci n’avaient même pas pris de ses nouvelles auprès de la Mère des Futures Femmes. Quand Ishta aborda le sujet auprès de Nishka, elle répondit d’un ton vague qu’elles devaient être très occupées par toutes les festivités.

Encore un sujet triste pour la princesse, le palais des femmes étaient en liesse grâce à elle, mais la convalescence l’empêchait d’y prendre part. Elle ne pouvait qu’écouter les commérages des servantes, sa seule source de divertissement.

Au début peu loquaces, elles n’avaient pas l’habitude de travailler devant leurs maîtres, mais Ishta ne pouvant se déplacer, elles finirent par en oublier sa présence et reprirent leurs habitudes de discussion. Espérant entendre parler des banquets tenus en son honneur, des nouvelles robes en vogue à la cour ce Vasheekaran ou encore des spectacles de magie des Grands Saints, elle fut bien déçue de n’entendre parler que des sauvages du nord et de leurs attaques.

Contrairement à tout ce qui était dit quelques semaines auparavant, les guerriers barbares ne se contentaient pas de piller au hasard. Leurs guerriers, plus organisés qu’on le pensait, gagnaient de plus en plus de territoires et les terres arables du nord du Saam’Raji n’arrivaient pas à se défendre seules. Le Roi des rois avait donc rassemblé une partie de ses troupes pour les envoyer au nord.

Ce n’était définitivement pas le genre de nouvelle qui l’intéressait et elle n’était pas plus inquiète que ça. L’Empire d’Or se tenait fièrement entre le monde sauvage du nord-est et les terres civilisées de l’ouest depuis trois millénaires, il n’allait pas céder parce qu’une centaine d’hommes-bêtes avaient décidé de se rebeller.

Bien vite les commérages, la guerre et les banquets quittèrent ses pensées. Au fur et à mesure que le temps passait, les bandages usagés que Nishka laissait tomber dans la bassine près du lit se faisaient de plus en plus blancs. La diminution des traces de sang ne pouvait signifier qu’une chose, ses plaies se refermaient et la seconde leçon avec son père approchait. L’excitation qu’elle avait ressentie la première fois à l’idée de passer un moment privilégié avec lui avait désormais disparu. Savoir qu’elle n’avait fait aucun faux pas ces deux dernières semaines ne la rassurait pas. Bien qu’il fût peu probable qu’elle reçoive à nouveau le fouet, Ishta se rendait bien compte que quelque chose lui échappait à propos de ce rituel.

Un soir, alors que Nishka lui retirait ses bandages pour en mettre des propres, quatre servantes amenèrent une bassine d’eau chaude fumante et tout le nécessaire pour se baigner. L’angoisse lui empoigna la gorge et une boule se forma dans sa poitrine. La Mère des Futures Femmes la lavait d’ordinaire avec une serviette mouillée, sur ce même lit. Ishta ne pouvait se baigner avec des plaies ouvertes par peur d’attraper la putréfaction.

« Qu’est-ce que ceci ? Demanda-t-elle d’une voix étranglée. Mes blessures se sont refermées? N’est-ce pas, ma Mère ? »

Nishka acquiesça d’un geste raide de la tête.

« Mais la douleur est encore aiguë, que je bouge ou que je reste immobile... Certainement que Père n’attendra pas de moi que j’aille le voir avant d’être guérie… »

Les larmes lui montaient aux yeux.

« Le Roi des rois est très occupé, Pétale du Sha. Vous n’attendez quand même pas de lui qu’il change son emploi du temps pour votre léger inconfort, si ? »

Tout en parlant, Nishka l’avait aidée à se lever et l’accompagnait jusqu’à la baignoire. L’argument de la vieille femme était juste... Un homme de son envergure avait tant de responsabilités... Qu’il prenne le temps de l’éduquer était, en soi, un honneur.

Le trajet jusqu’à la bassine fut plus lent que ce à quoi elle s’attendait. Ses jambes ne l’avaient pas portée depuis longtemps et elle se sentait toujours très faible. Sans l’aide de Nishka, elle n’aurait jamais pu passer ses pieds au-dessus sans tomber. L’eau chaude lui piqua la peau, mais la sensation était agréable, elle s’assit au fond de la bassine en prenant garde de ne pas mouiller le haut de son dos. Bien que refermées, ses plaies n’avaient pas encore fini de cicatriser et l’idée de l’eau chaude dessus ne lui plaisait pas. Nishka lui avait rassemblé ses longs cheveux noirs et frisés en un chignon lâche sur le dessus de sa tête. Alors que ses muscles se dénouaient lentement sous l’effet de la chaleur, la vieille Mère reprit la parole.

« Faites confiance à votre père, Pétale du Sha. Les blasons de vos sœurs sont les plus beaux de l’Empire d’or et elles ont tellement peu souffert que la fièvre ne les a prises qu’une fois chacune. Maintenant que le haut du dessin est incrusté, le Roi des rois va attendre que la cicatrisation soit complètement finie pour faire les détails, autrement il risquerait de gâcher le dessin. »

Ishta était partagée entre soulagement et inquiétude. La confirmation que son père ne toucherait pas le blason la prochaine fois la soulageait, mais l’idée de devoir y ajouter des détails par la suite la terrifiait. La douleur vive provoquée par l’éponge savonneuse que Nishka passait sur son dos effaça ses pensées angoissées.

Ishta fut réveillée par des éclats de voix dans le salon. Les lampes à huile de sa chambre étaient éteintes et la lumière de la Lune éclairait la pièce d’une lumière douce. Le chant des grillons montant du jardin couvrait presque la conversation venant de la pièce attenante. Elle tendit l’oreille, les voix étaient redescendues en volume, sûrement pour ne pas la réveiller, mais le ton était clairement à la réprimande.

La porte donnant sur le salon, pas tout à fait close, laissait entrer un rai de lumière vive. Dans l’entrebâillement se dessinait le dos de la silhouette de Nishka, tête basse. La jeune fille n’avait aucune vue sur son interlocuteur, mais la voix pleine de rage semblait appartenir au héraut personnel de son père.

« Répète, fille de chienne ! J’ai peur de ne pas avoir bien compris… »

La silhouette grande et svelte de la vieille femme se tassa sur elle-même, tentant vainement de disparaître.

« Son altesse le Pétale du Sha n’est quasiment jamais sortie du palais des femmes, sa voix était faible et tremblante. Elle n’a jamais été confrontée au reste du monde et ne connaît pas sa place. Elle pose beaucoup de questions et remet toute son éducation en cause.

- Je ne veux pas savoir que la chieuse fut dorlotée ou non, ton rôle est clair. Assure-toi qu’elle apprenne son devoir docilement comme n’importe quelle femelle ! Qu’elle ferme son clapet et qu’elle rentre dans le rang. Imagine la punition que te réserve le Roi des rois si sa fille n’est pas docile par ta faute ! »

Nishka bredouilla quelques mots, trop bas pour que la princesse entende, mais aussitôt le messager la mit à terre d’un revers de la main. Ishta retint de justesse une exclamation de stupeur et se plaqua les mains devant la bouche.

« Tiens ta langue, vieille putain ! Tu sais ce qui arrive aux esclaves qui se montrent insolentes ? »

La Mère des Futures Femmes tenta inutilement de retenir ses sanglots tout en se relevant. Elle se tint debout, les yeux fixés au sol, les mains jointes sur ses cuisses et elle fit tout pour calmer les tremblements de ses épaules. Le héraut leva la main une seconde fois, mais ne finit pas son geste. Sans plus un mot, il quitta la pièce et Nishka s’effondra de nouveau par terre, ne retenant plus ses larmes.

Ishta se retourna doucement dans son lit, ne voulant pas que la vieille femme remarque qu’elle ne dormait pas. Profondément choquée, elle ne savait comment interpréter ce qui venait de se passer. La Mère des Futures Femmes lui avait toujours paru si digne, la voir ainsi au sol était perturbant.

Elle savait qu’un homme était en droit de traiter une femme comme il le souhaitait. Des servantes ou des épouses avaient déjà reçu des corrections devant ses yeux. Elle-même en avait déjà reçu plus d’une. Seulement, personne d’autre que ses frères ou son père n’aurait osé lever la main sur elle. Ou du moins c’est ce qu’elle pensait...

Au palais des femmes, Nishka avait un statut particulier. Elle avait assisté au Vasheekaran de pratiquement toutes les épouses de hautes lignées de l’Empire d’Or. Chacune la traitait, sinon avec chaleur, au moins avec respect et crainte. Qu’un simple messager soit permis d’agir de la sorte remettait en cause tout ce qu’elle croyait vrai.

Les hommes étaient quasiment inexistants au palais des femmes. Nishka avait raison, la princesse n’était pas protégée par son statut, mais simplement parce qu’il n’y avait jamais eu personne d’autre que ses frères pour la remettre à sa place. Soudainement, le monde extérieur lui parut vaste et hostile. La deuxième leçon avec son père aura lieu le lendemain, et elle savait qu’elle devait se reposer autant que possible, mais elle ne parvint à retrouver le sommeil. Quand Pahala, premier des Soleils, pointa à l’horizon, Ishta était bien éveillée pour le voir se lever au-dessus du jardin de la suite des Pétales.

Le trajet jusqu’à la maison des bureaux de son père lui parut bien trop court. Noyée dans sa propre angoisse, elle n’avait pas vu le temps passer. La panique la submergea quand il fallut sortir de la chaise à porteuses. Son souffle devint court et plus elle s’efforçait d’avaler de l’air, moins il en passait. Comment pourra-t-elle jamais quitter la relative sécurité du véhicule ?

Une boule se forma dans sa poitrine, transformant chaque pénible inspiration en souffrance. Le garde tambourina impatiemment contre la porte, la pressant de sortir. Si elle n’obtempérait pas rapidement, il allait s’énerver. Pourrait-elle survivre à une correction donnée par un homme aussi musclé ? Incapable de remplir ses poumons correctement, elle tenta quand même de se lever, mais ses jambes cédèrent sous elle et son dos cogna durement contre le dossier du banc. Le monde se mit à tourner autour d’elle et elle vit la Mère des Futures Femmes se pencher vers elle, le regard dur.

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