Chapitre 3 - Esclaves

11 minutes de lecture

Nishka prit les mains d’Ishta dans les siennes, la regarda dans les yeux et prit trois longues respirations. La jeune fille calqua son souffle sur celui de la vieille femme et aussitôt, elle reprit contrôle de ses émotions. Elle savait désormais que si elles ne sortaient pas vite du véhicule, la Mère des Futures Femmes ne serait pas la seule à se faire corriger. Elle descendit les trois marches menant au sol et le capitaine de la garde l’accompagnant fronça les sourcils.

« Pourquoi avez-vous mis autant de temps ? »

C’était une question directe, elle se devait d’y répondre. Elle rassembla le courage qui lui restait et répondit les yeux fixés au sol, d’une voix douce et posée.

« Je vous pris de bien vouloir nous excuser. Les plis de ma robe se sont pris dans un rebord en bois. »

L’explication parut satisfaire le garde qui les accompagna jusqu’au salon d’attente devant le bureau du Roi des rois.

Lors de sa dernière visite, la pièce était vide mais aujourd’hui Ishta eu du mal à trouver où se placer pour ne pas déranger les allées et venus des hommes rassemblés. Principalement des militaires au visage hagard, quelques nobles en tenues officielles pompeuses et des serviteurs les bras chargés de cartes, papiers et autres instruments de travail. Tous des hommes. Ishta baissa vite les yeux avant de se faire prendre et tenta de calmer ses nerfs. Sa robe orange, simple et légère, laissait voir sa taille. Ses jupes longues étaient faites d’un tissu fin qui virevoltait à chaque mouvement d’air et son dos était quasiment nu afin d’exposer son blason partiel. Elle avait l’habitude de porter ces vêtements au quotidien mais ici, elle se sentit vulnérable, exposée... La jeune fille regrettait de ne pas pouvoir porter les lourdes armures de bataille qu’elle avait vue en peinture. Malgré la chaleur de la journée, un frisson la parcourut de la tête aux pieds.

La Mère des Futures Femmes la conduisit dans un angle de la pièce où deux fauteuils avaient été laissés vacants. Ishta fut plus que surprise par le choix de la vieille femme, ce n’était pas la première fois qu’elles devaient patienter mais jamais Nishka ne s’était permis de s’asseoir. Cependant, un rapide coup d’œil discret à la salle et elle comprit que l’attente serait longue. Elle s’assit aussi confortablement que possible, les mains sur les genoux et les chevilles croisées à l’opposé, comme l’indiquaient les poèmes de « Bienséance de la Femme Enfant ». Et les heures commencèrent à défiler lentement...

La tension dans le salon d’attente était palpable, tous parlaient nerveusement et des éclats de voix soudains s’élevaient régulièrement. Des bureaux de fortune étaient aménagés dans tous les coins de la pièce, les hommes passants de l’un à l’autre d’un pas pressé, regardant une carte ici pour la comparer à celle de là-bas, additionnant les unités d’une liste de recensement à l’autre.

La plupart des chaises avaient été empilées dans un angle pour ne pas déranger les déplacements frénétiques des occupants. Seuls les deux canapés centraux avaient été laissés à leur place, un petit groupe de militaire vétérans, couvert de médailles, y discutait d’un ton agité, cigares à la bouche dont la fumée accentuait le sentiment oppressant généralisé.

Le chaos ambiant donna le tournis à Ishta mais personne ne fit mine de remarquer leur présence, tous les esprits étaient tournés vers la guerre et Ishta prit conscience pour la première fois de l’ampleur du problème. C’était un des rares avantages d’être une femme, tant qu’elles ne dérangeaient personne, elles étaient complètement invisibles. En l’occurrence tous discutaient de stratégies, de mouvements de troupes ou des dernières nouvelles sans se préoccuper de ce qu’elles entendaient. Si le langage rustre et cru la dérangea, le contenu des propos tenus était encore plus choquant.

Elle avait entendu les civils parler d’escarmouches, mais rien n’était plus loin de la vérité. Les militaires présents parlaient de front, de batailles et de lourdes pertes. C’était bel et bien une guerre et, à les entendre, l’Empire d’Or était mal engagé. Ishta comprit vite pourquoi tout le monde parlait d’escarmouches, le nombre d’ennemis engagés dans les batailles semblait ridiculement bas. Là où les unités Impériales étaient comptées en bataillons, les armées ennemies dépassaient rarement les trois ou quatre cents unités. Bien que ce soit ce que les rapports indiquaient, il paraissait impossible qu’une centaine d’hommes, ou à peine plus, puisse défaire trois bataillons complets de l’Empire d’Or, aussi les rumeurs se sont déformées en faveur de l’armée impériale.

Ce que la jeune fille ne comprenait pas, par contre, c’est que les hommes autour d’elle paraissaient tous plus perdus les uns que les autres face aux chiffres. Se disputant en cherchant la raison de tant de défaites, chacun accusant les autres de défaillances. Certes, elle n’était pas instruite dans l’art de la guerre et n’avait pas les capacités intellectuelles masculines, mais il lui paraissait évident que le problème venait de leur manque d’adaptation. Qu’aucun de ses vétérans ne s’en rende compte lui paraissait absurde. Mais tous au final ne parlaient que d’une seule chose... La Bête.

L’arme secrète des armées barbares et, à en croire tous ces experts, la seule raison de leurs plus grandes défaites. Deux mètres cinquante, un corps humain, mais des griffes aussi longues que le bras d’un homme, une tête de monstre et un rugissement à faire trembler les montagnes, la bête paraissait à elle seule capable de mettre au sol vingt hommes d’un coup de patte. La jeune fille doutait qu’une créature pareille puisse réellement exister. Mais à les entendre, elle semblait apparaître au moment le plus tragique pour retourner le champ de bataille et arracher la victoire. Le chef barbare garderait le guerrier mi-homme mi-bête comme animal de compagnie et Ishta retint de justesse un haut-le-cœur à la lecture d’une lettre, témoignage d’un commandant.

L’homme avait vu son bataillon anéanti en moins d’une heure. Fait prisonnier avec une dizaine de ses hommes, ils furent amenés devant le chef barbare. Il leur demanda d’être témoin de la supériorité de ses guerriers et de ramener à ses supérieurs le récit de sa victoire écrasante. Durant tout l’entretient, la bête se tenait aux pieds de son maître, dévorant un des hommes du commandant tombé quelques heures auparavant, fouillant ses entrailles à mains nues. Un des soldats fut pris d’un éclat de rire hystérique à la vue de son camarade éventré et le barbare le plus proche l’exécuta sur-le-champ.

La jeune fille regretta aussitôt d’avoir écouté la conversation. Comment avait-elle pu penser qu’elle serait assez forte pour entendre une conversation d’homme ? Ishta passa les heures suivantes à essayer d’oublier le contenu de cette lettre, mais elle était persuadée que les images apparues dans sa tête hanteraient ses nuits pour longtemps.

Petit à petit, le salon se vida, chacun ayant été reçu par le Roi des rois. Il ne resta bientôt que trois jeunes nobles de la cour et leur serviteur. Ils avaient été appelés pour recevoir leur premier commandement et s’en rengorgeaient ouvertement, fanfaronnant qu’il leur suffirait d’apparaître sur le champ de bataille pour faire fuir La Bête, la queue entre les jambes. Leur uniforme impeccable et leurs insignes neufs et luisants, ils avaient pris place sur les canapés au centre de la pièce. Ishta ne prêtait pas vraiment attention à leur attitude. Pour avoir un peu côtoyé ses frères, elle savait que la jeunesse compensait le manque d’expérience par un gonflement de l’ego. Le fait qu’ils étaient le dernier rempart entre elle et sa leçon était bien plus préoccupant.

Elle savait s’être bien tenue, certes Nishka avait souligné son ignorance du monde, mais ce n’était pas une chose dont elle était responsable. Il n’y avait pas là matière à punition. Cela n’empêcha pas sa respiration de s’accélérer ou ses mains de transpirer. Se sentant gagnée par la panique, elle focalisa ses pensées sur autre chose.

La fraîcheur du soir commençait à tomber et les odeurs de cuisine lointaines rappelèrent à son estomac qu’elle n’avait rien avalé depuis le repas du matin. Au moment où il se mit à grogner, quatre esclaves arrivèrent, chacune portant un plateau à cloche dégageant un parfum des plus alléchants. Trois d’entre elles apportèrent le repas du souverain dans son bureau, la dernière déposa le plat qu’elle portait sur la petite table devant les nobles, sous leurs exclamations de satisfaction. Ils blaguèrent entre eux tandis que la servante déballait des assortiments de petits pains fourrés et de légumes coupés.

L’espace d’un instant, Ishta regretta de ne pas être un homme. Elle aurait tout donné pour croquer dans un de ses petits pains, mais il n’était pas convenable, pour une femme de son rang, de manger à la hâte.

Alors que la servante allait partir, le plus grand des trois lui ordonna de s’asseoir à côté de lui, sous les rires gras de ses collègues. Ishta n’y prêta pas attention, ils devenaient bruyants mais la conversation ne l’intéressait pas. La longue journée d’attente cumulée à la faim pesait lourd sur son dos déjà meurtri et son regard se posa sur la grosse porte en bois sculptée menant au bureau de son père. On entendait régulièrement des éclats de voix échapper aux murs épais, provenant d’une conversation animée de l’autre côté, mais des mouvements brusques ramenèrent son attention du côté du canapé. Le jeune noble s’était levé, traînant la servante au regard terrorisé par le bras vers un des bureaux contre un mur de la pièce. Les deux autres étaient toujours assis sur le canapé, hilares et l’un d’eux s’esclaffa.

« Ma parole ! Quand tu as dit que tu voulais la prendre, j’ai pas compris que tu parlais de maintenant.

- Si pas maintenant, ce sera peut-être jamais. Qui dit que je rentrerai vivant de cette campagne ? »

Ishta était tellement confuse par ce qui se passait qu’elle en oublia de baisser les yeux, mais personne ne le remarqua. Le garçon poussa les livres posés sur le bureau avant de plaquer la servante dessus face contre le bois. Celle-ci tremblait comme une feuille et tenta comme elle pu de retenir ses larmes. Il souleva ses jupes, exposant ses sous-vêtements aux yeux de tous. Ishta n’arrivait plus à détourner ses yeux de la scène, son cerveau réfléchissant à une vitesse folle.

L’homme descendit son pantalon jusqu’à mi-cuisse et défit le lien de son caleçon. Elle sentit son sang se retirer de son visage et un frisson parcouru son corps quand elle comprit. Objectivement, elle savait ce qui se passait. On lui en avait vaguement parlé, elle avait vu les animaux du jardin exotique. Mais pourquoi ici et maintenant ?

Il commença à se toucher d’une main, un sourire carnassier aux lèvres, tout en utilisant sa seconde main pour baisser les culottes de sa proie. La servante tremblait comme un lapin mais elle ne bougea pas. Ses sanglots s’entendaient à peine au milieu des rires mais ils sonnaient comme un hurlement aux oreilles d’Ishta. Nerveusement elle chercha des yeux les gardes. Ne voyaient-ils pas qu’elle était terrorisée ? Mais le léger sourire aux lèvres de certains lui glaça le sang. Elle ne comprenait pas.

D’un mouvement brusque le nobliau pénétra la domestique qui étouffa un cri de douleur entre ses mains. Les acclamations de fiertés des jeunes sur le canapé firent écho au barrage qui céda en elle. En un instant tout devint plus clair. Comment avait-elle pu être aussi stupide ? Voilà ce qu’on attendait d’elle. Elle était au service de son mari et de tout homme décidant de la commander. Et elle devait obéir. Qu’il lui demande de se taire, de se laisser fouetter ou encore s’il lui prenait l’envie de se vider. Elle n’avait qu’à se pencher en avant et attendre son bon vouloir, que ce soit dans un endroit approprié ou bien sur un coin de bureau exposée aux yeux de tous. Voilà ce qu’on attendait de toutes les femmes.

Les bruits répétitifs de l’homme besognant la servante devinrent plus pressants. Les gardes ne comptaient pas intervenir, pire encore, ils appréciaient la situation et ne voyaient pas le mal. Elles n’étaient guère plus que des objets pouvant être utilisé à leur guise. La louche en veut-elle au cuistot d’être trempée dans la soupe bouillante ? Un objet, aussi chéri soit-il, n’a pas de sentiments, d’envie ou de projet. Il sert la fonction pour laquelle il a été acheté, et ce, qu’il le veuille ou non. Toute sa vie quelqu’un déterminera pour elle cette fonction. Son père d’abord puis son mari ensuite.

Qu’importe qui la possède. On n’attend pas d’elle qu’elle soit heureuse ou qu’elle décide par elle-même. Elle aurait ri de sa naïveté si elle l’avait pu, « la prendre pour aller où ? » Mais nulle part, la prendre pour l’utiliser, la prendre pour faire ce qu’il veut. Comme on prend un verre ou un mouchoir. Un objet dont on peut disposer une fois cassé. Puis il suffit d’en prendre un autre…

Dans un gémissement pathétique, le noble donna son dernier coup de rein. Des félicitations grivoises s’élevèrent du canapé alors que la servante, prenant à peine soin de remettre ses jupons en place, se précipita dehors en pleurant. Assommée par ses pensées, Ishta n’eut pas conscience de la fin de la scène, elle n’avait plus conscience de rien. Son cerveau embrumé et hagard tentait de digérer ces nouvelles révélations. À quoi bon vivre, si elle ne pouvait décider comment ?

L’intendant de son père sortit du bureau et se dirigea vers les nobles, les informant qu’ils seraient reçus dans quelques instants, puis il se dirigea vers le coin de la pièce où elle se trouvait.

« Sa majesté le Roi des rois reporte la leçon de sa fille à demain matin, première heure après le premier déjeuner. Ne soyez pas en retard. »

L’ironie de la situation échappa complètement à la jeune fille qui n’avait même pas conscience qu’on lui adressait la parole. Les bruits ambiants étouffés, comme lointain, passaient ses oreilles, mais n’atteignaient pas son cerveau.

Nishka se leva et lui prit le bras pour la faire bouger, mais il fallut quelques pressions des doigts de la vielle femme sur son avant-bras pour qu’elle réalise ce qu’on attendait d’elle. Abasourdie Ishta la suivit par automatisme, imperméable à ce qui pouvait se passer autour d’elle, son esprit sidéré. Elle ne comprenait toujours pas comment la vérité avait pu lui échapper, comment avait-elle pu être aussi aveugle ?

Prise de vertige, Nishka dut la soutenir jusqu’à la voiture, ses jambes refusaient de coopérer, ses pieds traînaient sur le gravier de l’allée devant la maison des bureaux de son père. Le retour jusqu’à la suite des Pétales se fit dans un brouillard informe. Étrangère à son propre corps, elle se voyait bouger et répondre à Nishka comme si quelqu’un d’autre avait pris possession de son enveloppe de chaire.

La Mère des Futures Femmes tenta de la faire manger, mais sa gorge serrée ne lui permit pas d’avaler quoique se soit. Sans se souvenir comment, elle se retrouva dans son lit, tout son être engourdi. Incapable d’éloigner ses pensées de sa révélation, Ishta passa la nuit les yeux ouverts, fixant la chaise sur laquelle travaillait la vieille femme, sur le balcon devant le jardin.

Nishka savait-elle que son père la fouetterait à chaque rencontre jusqu’à son mariage ? Pourquoi n’avait-elle rien dit ? Ishta lui avait posé tant de fois la question... Pourquoi la laisser espérer ? Comment la vieille femme pouvait-elle avoir des paroles douces en parlant de son père ? Comment pouvait-elle le défendre comme elle l’avait fait jusqu’alors ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Hiurda ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0