Chapitre 6 - Fables

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Le retour à ses appartements s’était effectué dans un silence tendu, leurs pas pressés résonnant dans les grands couloirs vides. Nishka se triturait nerveusement les doigts et sursautait à chaque courant d’air, les lampes à huiles accrochées aux murs projetaient un millier d’ombres déformées et dansantes, l’atmosphère oppressante exacerbant leur angoisse. Dans d’autres circonstances, Ishta se serait délectée de la terreur qui émanait de la vieille femme. Si quelqu’un apprenait l'écart au protocole qu’elle avait laissé faire les bras ballants, sa correction risquait bien de la laisser à terre. Cependant la jeune fille était elle-même bien trop mal à l’aise pour profiter de la situation. Ses désillusions envolées, elle savait parfaitement bien que Nishka ne serait pas la seule à être corrigée, aussi injuste que cela soit, elle serait tenue responsable des actions de Ning, d’une manière ou d’une autre. Elles étaient dans la même situation. Mais la vieille femme ne pouvait s'empêcher de lui jeter des regards en coin nerveux, comme on regarderait un serpent venimeux. La croyait-elle assez stupide pour parler à qui que ce soit de ce qui venait de se passer ? Surtout qu’elle ne comprenait pas encore très bien ce qu’elle venait de vivre. Avait-elle rêvé leurs échanges ? La fatigue des nuits sans sommeil, mélangée à la douleur, avait dû la rattraper elle ne pouvait avoir qu’imaginer ces deux phrases cryptiques. Ce devait être ça...

Elles mirent plus de temps que nécessaire à atteindre le salon, Ishta se sentait de plus en plus faible et la douleur se faisait de plus en plus forte, si bien que Nishka dut la soutenir sur les derniers mètres. Quand elle referma enfin la porte dans leur dos, les deux femmes poussèrent un soupir de soulagement à l’unisson.

« Allez dans la chambre, Pétale du Sha, je vais vous chercher des pansements propres. »

La jeune fille traversa la pièce d’un pas mal assuré, ses jambes commençaient à faiblir et la tête lui tournait. Aussi, quand elle passa la porte, elle fut prise d’hallucination. Debout au pied de son lit, se trouvait Ning. Il ne lui vint même pas à l’esprit de baisser les yeux, pourquoi respecter une image sortie de sa propre folie ? Son cerveau l’avait fait en tout point comme dans son souvenir, si ce n’est légèrement vieilli. Dans un pantalon et une chemise noire simple, elle pouvait voir à quel point l’homme avait grandi. Athlétique, le visage fin et doux, ses yeux verts en amande la scrutait de la tête au pied, l’air inquiet. Interdite, elle ne savait comment réagir, devait-elle ignorer la vision ? Que ferait Nishka si elle lui en parlait ? Serait-elle toujours bonne à marier si elle perdait l’esprit ?

Elle comprit son erreur quand la vielle femme passa la porte et poussa un cri de stupeur. Le bruit de la bassine tombant au sol rendit sa vision réelle, le jeune homme se précipita pour faire taire Nishka et Ishta baissa les yeux aussi vite que possible. Elle l’avait regardé droit, la tête haute, qu’allait-elle subir pour un tel affront ? Inconsciente de ce qui se passait à côté, elle perdit sa respiration. Que faisait-il là ? Sa vision se brouilla alors qu’elle essayait d’aspirer de l’air qui n’arrivait jamais et elle sentit ses pieds se dérober sous elle. Lui avait-elle tellement déplu pour qu’il la suive jusqu’ici afin de la punir ? Elle vit du coin de l’œil Ning se précipiter vers elle alors que son épaule heurtait le sol, puis plus rien.

« Par la couronne d’Ushinira ! Le Roi des rois aura ma tête pour ça ! »

La femme était proche de l'hystérie.

« Baissez d’un ton et il n’en saura jamais rien ! »

Les voix étaient lointaines à ses oreilles, mais pas assez à son goût. Sa tête lui faisait terriblement mal et elle aurait préféré qu’ils se taisent.

« Je devrais appeler la garde ! »

« Faites le donc et nous serons jetés tous les deux en pâture aux Crocs du Saanpah. »

Le ton de l’homme n’était ni agressif, ni pressant. Il énonçait juste un fait et cela sembla faire taire la femme. Ishta profita du calme revenu dans la pièce pour remettre ses idées en place. Elle était allongée sur le ventre, ses doigts retracèrent le pattern de sa couverture tricotée, comme ils l’avaient fait un milliard de fois depuis le début de sa convalescence. Elle était sur son lit. Une légère brise amena des frissons sur son dos nu et humide. Le tissu fin de sa chemise de nuit collait à la sueur de sa peau et ses bandages lui avaient été retirés. Une éponge gorgée d’eau froide sur ses épaules à vif la fit tressaillir alors que quelqu’un s'occupait de nettoyer le sang coagulé maculant son dos. La tendresse du geste la surprit. Nishka lui avait tellement souvent lavé le dos, elle reconnaîtrait son toucher entre mille. Bien que douce, elle n’était pas particulièrement bienveillante. Qui donc s’occupait d’elle ? Et à qui appartenait cette voix ? Mal à l’aise, elle voulut s’éloigner de l’inconnu mais des doigts frais se posèrent sur sa joue.

« Sshh… Amour, tout va bien. Laisse-moi te soigner... » La voix de Ning était douce.

Soudain, tout lui revint en mémoire. La panique la saisit alors qu’elle ouvrait enfin les yeux. Elle se redressa d’un coup sur son lit et se retrouva nez à nez avec le jeune homme. Elle baissa les yeux aussi vite qu’elle le put mais... Trop tard, le mal était fait. Il eut un geste vif qui la mit en état d’alerte mais le mouvement ne lui était pas destiné. Il pointa du doigt quelque chose derrière le dos de la jeune fille et leva la voix.

« Non ! Restez assise où vous êtes. »

Puis Ning tourna de nouveau son attention vers Ishta. Elle devait l'apaiser au plus vite. Deux fois déjà elle avait bravé son regard et, bien que ça n’ait pas été son intention, il était plus qu’en droit de la punir. Paniquée, elle se mit à bredouiller des débuts d’excuses sans queue ni tête avant de se mordre la lèvre. Après toutes les remontrances qu’elle avait pu se faire, elle venait une nouvelle fois de parler sans autorisation. Des larmes coulèrent d’elle-même le long de ses joues alors qu’elle fermait les yeux dans l’attente des premiers coups. Mais ils ne vinrent pas.

Elle entendit Ning souffler lentement, comme pour se calmer. Puis, il posa deux doigts sous son menton pour le soulever. Elle garda ses yeux solidement fermés de peur de commettre un nouvel impair, puis, paniquée à l’idée qu’il le prenne mal, elle les ouvrit mais les détourna sur le côté de la pièce. Ils se posèrent sur Nishka, prostrée sur une chaise dans un coin, triturant nerveusement sa robe et les regardant nerveusement. Elle avait enfin perdu toute sa superbe.

Ishta en était toujours en état de choc quand Ning prit la parole.

« Me détestes-tu tant, pour que croiser mon regard te soit insupportable ? »

La question prit tellement la jeune fille au dépourvu qu’elle se surprit à bredouiller d’une voix roque.

« N... Non, Futur Époux, je n’oserais pas v...vous défier, voilà tout... »

Ning soupira de nouveau.

« Allonge-toi, Amour, je ne voudrais pas te faire saigner à nouveau. »

Le parfum boisé l’envahit une nouvelle fois alors que le jeune homme l’aidait à se réinstaller. Elle se retrouva de nouveau sur le ventre, la tête tournée vers le balcon pour ne pas croiser le regard de Ning par inadvertance. Il recommença à lui nettoyer le dos, doucement. La nuit était bien avancée et les bruits habituels parvenaient à ses oreilles, tout semblait à sa place. Exception faite de l’homme présent dans sa chambre.

Ishta n’arrivait pas à comprendre ce qui se passait. Pourquoi l’humilier à l’heure du thé si c’était pour venir la voir en cachette ? Lui avait-elle tellement déplu qu’il tentait de la faire tuer ? Mais se mettre lui-même en danger n’avait aucun sens. Chaque passage de l’éponge la mettait plus mal à l’aise que le précédent. Elle n’avait que trop conscience de la présence du jeune homme et devait se concentrer pour respirer normalement. À quoi jouait-il ? Prise de panique, son cœur se mit à battre de plus en plus vite. Ce n’était pas seulement sa tête et celle de Nishka qui allaient tomber, mais aussi celle du Fils de Sichuna.

« J’ai endormi ta douleur, tu ne devrais plus souffrir pour les deux ou trois prochains jours. Mais n’en fais pas trop, tu n’es pas guérie. »

Sa voix était posée, s’il était inquiet du sort que lui réservait le Roi des rois il n’en montrait rien, mais elle n’y prêta pas attention, trop abasourdie par le sens de sa phrase. Elle réalisa alors l'évidence, son dos la tirait encore un peu quand elle bougeait mais elle s’était redressée et recouchée sans ressentir aucune souffrance. Elle ne savait comment Ning s’y était pris mais, pour la première fois depuis le début du Vasheekaran, elle n’avait plus mal nulle part. Le soulagement lui fit monter les larmes aux yeux et elle ne put retenir un sanglot.

« Je suis désolé, Amour. »

La voix du jeune homme se brisa et une larme coula sur sa joue.

« Si j’avais su que tu allais souffrir comme ça, jamais je n’aurais demandé la cérémonie de l’heure du thé. Tu étais si pâle, j’ai fait ce que j’ai pu pour écourter mais… Et cette odeur de sang... Me pardonneras-tu un jour ? »

Le pardonner ? Mais de quoi parlait-il ? Ishta se rendit compte alors qu’il lui avait posé une question directe, elle se devait de lui répondre. Mais que dire quand la problématique n’aurait jamais dû être posée ? Un homme n’a pas à chercher le pardon de sa femme. Il fait ce qu’il lui plait et la femme n’a rien à dire sur le sujet.

« Il ne m’est pas autorisé de me sentir offenser, Futur Époux. De fait, je n’ai rien à vous pardonner. »

Ning soupira de nouveau et jeta rageusement son éponge dans la bassine d’eau.

« Il me manque le temps où tu me parlais encore comme un être humain plutôt que comme un jouet de l’Empire. Certes nous étions enfants… Mais la petite fille qui nous parlait avec passion des grillons de son jardin doit bien se trouver encore quelque part ici, non ? »

Le malaise d’Ishta avait fait place à la confusion la plus totale. Elle ne lui avait parlé qu’une fois, en présence de sa nourrice et elle s’était couverte de ridicule. Certes les insectes avaient été une de ses obsessions d’enfant, mais comment Ning pouvait-il être au courant ?

« Je rêve du jour ou tu me parleras à nouveau avec passion, de ton propre chef, reprit-il. Où tu me regarderas dans les yeux et tu me souriras à nouveau. »

Un rire dédaigneux et incrédule s’échappa de Nishka, le bruit était des plus discrets mais dans le calme de la nuit il sonna comme un coup de tonnerre. L’irrespect du comportement suffoqua Ishta, Ning y répondit d’un ton calme :

« Si vous avez quelque chose à dire, dites-le. C’est bien la première et dernière fois de toute votre vie que vous pourrez parler librement. »

L’avait-il vouvoyé ?

« Comme si ça pouvait arriver un jour… Quand bien même vous lui donneriez l’autorisation, n’importe quel homme qui l’entendrait serait en droit de la battre pour manque de respect. »

La vieille femme avait craché sa phrase le plus vite possible, dans un murmure à peine audible. Comment osait-elle être en colère alors qu’elle-même la menait pour chaque leçon à l'abattoir ? Pire, Nishka faisait tout ce qu’elle pouvait pour la rendre la plus docile possible.

Visiblement, Ning, lui non plus, ne pouvait accepter ce ton plein de hargne, d’un geste sec il donna ce qui semblait être un coup de pied dans la bassine qui failli renverser son contenu sur le sol. Ishta senti le matelas bouger alors que Ning, désormais à genoux par terre, s’accoudait sur le lit pour être a sa hauteur.

« Amour, regarde-moi s’il te plait... »

Son ton était suppliant. À quoi jouait-il ? Voulait-il la prendre en faute pour mieux la punir ensuite ? Était-ce un nouveau jeu malsain du Vasheekaran ? Nishka faisait-elle partie du complot ? Le silence devint oppressant. Même la vieille femme retenait sa respiration. En alerte, Ishta réfléchissait à toute allure. Le sang lui battait les oreilles, gênant sa concentration. Elle avait déjà bravé son regard à plusieurs reprises sans qu’il ne s’emporte une seule fois. Par contre elle ne l’avait jamais fait patienter aussi longtemps. Elle désobéissait également à un ordre direct. Choisissant l’option la moins risquée, elle tourna la tête et se retrouva nez a nez avec le jeune homme. Il était si près qu’elle en eut le souffle coupé. Les lèvres fines de Ning s’étirèrent en un sourire de soulagement si fugace qu’elle douta même de l’avoir vraiment vu, il posa sa main sur celle de la jeune fille et son air devint des plus sérieux.

« Dans mon pays les femmes ont le droit de parler, de rire et de chanter en présence de leur mari. Elles n’ont pas besoin de leur autorisation pour des choses aussi vitales. Chez moi, tu ne pourras pas être battue parce que tu aurais déplu à un autre homme. Le seul autorisé à te battre sera ton mari et jamais je ne lèverai la main sur toi, j’en fais le serment. »

Il fit une pause, laissant à Ishta le temps d’absorber ces informations. Incrédule, elle ne comprenait pas pourquoi Ning prenait la peine de lui raconter de telles fables. Trouvait-il amusant de lui donner de l’espoir, de la faire rêver, pour mieux la briser plus tard ? Voulait-il tellement l'anéantir qu’il en viendrait à de tels stratagèmes ?

« Amour, je sais que tu ne me crois pas encore, mais... Chez moi, les femmes houspillent leur mari dans le secret de leur maison et rares sont ceux qui corrigent leur épouse au point de les alités. Et ceux-là ne sont pas très bien vus de la société. »

Il avait pourtant l’air si sincère...

« Chez moi, les hommes respectent les femmes des autres et les vouvoient. Le tutoiement est réservé aux personnes que l’on aime. Il n’est pas utilisé pour rabaisser et insulter. Chez moi, les hommes n’ont qu’une seule femme et ils la chérissent, tout comme ils chérissent leurs filles. »

« Cessez vos balivernes ! » La vieille femme avait presque crié. « Ne lui faites pas miroiter des rêveries inatteignables ! Comment pourrait-elle encore supporter le fouet si... »

« Silence ! »

Ning n’avait même pas levé la voix mais la rage qu’il dégageait la fit taire. Même Ishta se recroquevilla sur elle-même, bien trop consciente de sa proximité avec le jeune homme. Il s’en aperçut et s’adoucit aussitôt.

« Dans mon pays, les choses se passent telles que je les ai décrites. Alors tiens bon, Amour. Pour notre avenir, tiens bon. Je ne peux rien faire de plus pour toi maintenant, mais c’est bientôt fini. Et, bientôt, mon pays sera aussi le tien. »

La ferveur de son regard transperça Ishta. Se pouvait-il qu’il dise la vérité ? Elle ne voulait pas y croire. Le Vasheekaran n’aurait alors plus aucune valeur. Son calvaire n’aurait aucune valeur, aucune utilité. Mais la perspective de vivre dans un monde où elle n’aurait plus à craindre pour sa vie était grisante. Les coups de fouet seraient-ils plus faciles à supporter si elle était certaine d’en voir la fin un jour ? Et, sans même s’en apercevoir, Ishta reprit espoir. Oui, elle voulait vivre pour avoir une chance de voir ce monde, si infime soit-elle. Et s’il s'avérait que c’était un mensonge ? Eh bien ça ne changerait pas beaucoup de sa vie actuelle.

« Amour je dois y aller, ou ils vont bientôt s’apercevoir de mon absence. Je reviendrai demain, si je le peux... »

Il allait se lever mais hésita, prenant finalement une décision, il déposa un baiser sur la joue d’Ishta. Cette fois, elle était certaine de ne pas l’avoir rêvé. Elle emplit ses poumons de son parfum et savoura la douceur du moment. Puis, trop vite à son goût, il disparu par la fenêtre.

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