Chapitre 7 - Prières

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La végétation dense du jardin retenait l’humidité au niveau du sol et les protégeait de la lumière des soleils. L’atmosphère, déjà étouffante, était saturée par l’odeur du jasmin et autres fleurs aux couleurs vives. Le bruit oppressant des insectes et oiseaux environnants couvrait celui de leurs pas déjà assourdis par le chemin de terre battue. Nishka avait parlé d’une balade rafraîchissante et apaisante dans le jardin des Orties, Ishta laissa échapper un petit rire incrédule.

« Quelque chose vous amuse, Pétale du Sha ? »

La mère des Futures Femmes avait les traits tirés par la fatigue et le stress. Son chignon, autrefois impeccable et décoré de fleurs et grelots, faisait maintenant triste mine. Sans aucun ornement, il laissait quelques mèches folles s’échapper et donnait à la vieille femme un air légèrement perdue.

« Non, vieille Mère. Je profite simplement de l’air frais. »

Ishta ne cacha pas l’ironie de son ton. Elle lui adressait toujours la parole en employant son titre, plus par sympathie pour sa compagne d’infortune, que par respect. Le mur de bienséance qui existait autrefois entre elles avait été abattu vérité après vérité. Il ne restait guère de faux semblants et Ishta ne maintenait l’illusion que pour les protéger vis-à-vis de ceux qui pourraient les observer. Depuis la visite de Ning dans ses appartements, elles vivaient dans la peur constante d’être emmenées à l’échafaud à tout instant. Nishka ne faisait même plus mine de vouloir enseigner quoique ce soit à la princesse. Évitant soigneusement le sujet, elles ne s’adressaient presque plus la parole. Que dire dans de pareilles circonstances ? Elles étaient toutes deux prises au piège d’un système millénaire. Nishka n’obéissait que pour sauver sa peau d’esclave et Ishta souhaitait seulement survivre à son Vasheekaran. Point.

Les dernières semaines avaient été longues. Son père avait momentanément interrompu leurs leçons. La raison officielle était son état de santé. La sachant fragile, Ishvar avait longuement exprimé son inquiétude et souhaitait la voir se remettre pleinement avant de reprendre son Vasheekaran. Mais l’air de plus en plus échevelé de son état-major racontait une tout autre histoire. Chaque passage effectué dans la salle d’attente des bureaux du Roi des rois était plus chaotique que le précédant. La guerre se passait mal et son père avait d’autres chats à fouetter que sa fille. Littéralement.

Si la pause était appréciable, cela ne faisait que retarder son mariage et le reste de sa vie. Ishta passait ses journées à ruminer dans l’angoisse. Ning n’était pas revenu la voir. Elle avait d’abord été prise de désespoir, s’imaginant le sujet de son indifférence, mais très vite elle avait repris contenance. Se faufiler une fois, de nuit, dans un palais hautement gardé était déjà un exploit en soi. S’attendre qu’il soit réitéré était déraisonnable de sa part. Elle n’était plus une enfant et se devait d’arrêter de penser comme telle. Le Prince Magicien des comtes n’existait pas. Ning n’était qu’un humain, et ce qu’il avait risqué pour elle dépassait déjà l’entendement.

Un petit rongeur passa à toute vitesse devant elle, descendant d’un arbre à gauche du chemin, pour s’enfoncer dans les fourrés à leur droite. Les sentiers étaient étonnamment déserts, même pour un milieu d’après midi. Elle ne comprenait pas le but de cette balade. Les jardins du palais des femmes étaient superbes en cette saison, c’est vrai. Mais la température de l’après-midi combinée avec l’humidité du printemps rendait l’air presque irrespirable, loin d’une balade de santé. Pourquoi ne pas avoir attendu le soir ? Une fois Pahala couché derrière l’horizon et la lumière douce de Doosara sur le point de disparaitre, l’atmosphère deviendrait paisible et la brise rafraîchissante. Les odeurs d’humus transportées par l’humidité sortant du sol seraient envoûtantes. Voilà l’ambiance qu’Ishta aurait voulue pour sa promenade. Une aura de paix et de calme dont elle avait besoin pour se remettre les idées en place, réfléchir à sa situation et décider d’une ligne de conduite regardant Ning.

Ses paroles s’étaient imprimées dans l’esprit de la jeune fille. Certes elle ne pouvait encore départager le mensonge de la vérité mais elle comptait bien vivre assez longtemps pour être en mesure de le faire. Son cœur s’emballait à chaque fois qu’elle revivait le souvenir de la visite du jeune homme. Elle se haïssait pour ça. Mais elle n’était pas assez naïve pour se contenter de sa parole. Tout du moins, elle ne l’était plus. Cela ne l’empêchait pas pour autant de voir la sagesse dans ses mots. Il vivait dans un autre pays, avec d’autres coutumes et d’autres pensées. Un pays ou personne ne la connaissait encore. Elle sortirait de son Vasheekaran avec toute la dignité qu’il lui serait possible d’avoir, elle la porterait comme une armure et elle se couvrirait d’autorité. Elle amasserait autant de pouvoir qu’il lui serait humainement possible et se rendrait indispensable auprès de Ning. D’une manière ou d’une autre, elle fera tout pour qu’il ne puisse se débarrasser d’elle sur un coup de tête. Elle survivra par sa propre force.

La vue d’un buisson de Madhya N’Gulaa en fleur la tira de ses réflexions. Surprise, elle s’arrêta si brusquement que Nishka la bouscula. Les branches de l’arbuste croulaient sous le poids des grosses fleurs à larges pétales rouge carmin. Réputée pour être la plus belle et la plus odorante fleur de l’Empire, elle ne fleurissait qu’une semaine par an, à la nouvelle année. Interdite, Ishta tenta de calculer mentalement la date du jour. Son Vasheekaran avait commencé peu avant l’hiver, durant le mois d’Agrhaya. Elle compta les leçons effectuées et le temps approximatif entre chacune d’elles mais ses semaines de convalescence se mélangeaient toutes les unes aux autres. Avaient-elles eu six ou sept leçons en tout ?

« Que se passe-t-il, Pétale du Sha ? »

Nishka cherchait dans le parterre de fleur ce qui avait bien pu bouleverser la jeune fille.

« Vieille mère, quel jour sommes-nous ? »

Silence. Nishka eue au moins la décence de prendre un air contrit. Sous le regard dur d’Ishta, elle finit par parler, dans un murmure, du bout des lèvres.

« Nous somme le premier du mois d’Echeitra, Pétale du Sha. »

La nouvelle année… Déjà. Ça expliquait les jardins déserts, tout le monde participait aux banquets de célébration. Tout le monde, ou presque.

« Pourquoi ne sommes-nous pas dans la salle de banquet avec les autres, Vieille mère ? »

La question irrita Nishka qui, l’espace d’un instant, retrouva toute sa superbe.

« Questionneriez-vous l’autorité du Roi de rois ? Votre père a estimé que votre état ne vous permettrait pas de...

- Nishka, c’est assez ! »

Sans même s’en apercevoir, la jeune fille avait crié. L’irritation qu’elle ressentait face à l’obstination de la vieille femme l’avait submergée. Elle se radoucit devant son air choqué. La mère des Futures Femmes avait survécu toutes ses années grâce à la dignité qu’elle trouvait dans sa fonction, il était normal qu’elle se raccroche au peu de pouvoir qu’il lui restait. Ishta reprit d’une voix posée.

« Peux-tu, pour une fois s’il te plait, me parler sincèrement ? Tu ne vois pas qu’on est dans la même situation, toi et moi ? Tu me crois assez stupide pour penser que ma tête sera épargnée ? Si ta tête tombe, la mienne aussi, peu importe que je sois fille de l’Empereur ou esclave... »

Le silence tomba dans le jardin. Son éclat de voix avait fait taire la faune et seul l’écoulement des fontaines au loin se faisait entendre. Nishka mis quelques instants avant d’enfin se décider à parler.

« Pour la réussite du Vasheekaran, la jeune fille qui le subit doit se retrouver complètement isolée, elle doit perdre tous ses appuis extérieurs et se sentir le plus vulnérable possible. D’ordinaire, une leçon a lieu la veille d’événement tel que le passage de la nouvelle année, pour qu’elle ne puisse être en état d’y participer ou voir du monde. Mais avec la guerre... »

Elle avait beau l’avoir compris depuis longtemps, entendre l’aveu de la bouche même de Nishka lui fit monter les larmes aux yeux. La cruauté du processus se rappela à elle et, durant un instant, elle se sentit terriblement petite face au reste du monde. Elle espérait survivre à un système qui écrasait ses ancêtres depuis des millénaires. Qu’avait-elle de plus qu’une autre pour y parvenir ? Son désarroi devait être affiché sur son visage car Nishka posa une main sur les siennes.

« Je ne sais pas ce que vous réserve l’avenir, Sha Ishta, mais vous êtes la femme la plus forte qu’il m’est était donné de suivre. Je ne le dirai qu’une fois, quand bien même il n’y aurait plus d’espoir sur terre, vous vous en sortiriez vivante. »

Évitant le regard de la jeune fille, elle effleura tendrement sa joue du bout des doigts avant de se retourner et de continuer son chemin. Ishta la suivie sans mot dire. Durant un bref instant hors du temps, elle avait entrevu la mère aimante et épanouie que Nishka aurait pu devenir.

Elles étaient sur le point de rentrer quand une petite silhouette entre les arbres attira leur attention. Il lui fallut regarder à deux fois pour reconnaître Sha Madhur, habillée d’un vêtement de servante et les cheveux attachés en chignon serré. D’abord surprise, elle fut bien vite prise de colère et se précipita vers sa sœur, suivie de près par Nishka. Était-elle inconsciente ? Comme si être une femme n’était pas assez dangereux il fallait en plus qu’elle se déguise en esclave ?

« Mais qu’est ce qui te prend ! Ça ne tourne pas rond dans ta tête !

- Petit Pétale vous ne devriez pas être ici ! Qu’avez-vous fait ? »

Nishka et Ishta avaient parlé en même temps d’une voix basse mais pressante, de peur que d’autres se cachent aux alentours. Ishta avait attrapé sa sœur par le bras et le serrait de toutes ses forces. Devant les remontrances soudaines de ses aînées, la petite princesse fut prise de panique, des larmes coulèrent en cascade sur ses joues et elle tenta de dégager la main de sa sœur.

« Sha Ishta vous me faites mal... »

Sa voix plaintive ramena Ishta à la réalité. Bien sûr qu’elle était inconsciente. Sa jeune sœur était aussi inconsciente qu’elle-même avant son Vasheekaran, tout aussi protégée au sein de leur grande cage dorée. Elle se radoucit face au visage peiné de l’enfant, parla d’un ton plus doux et poli.

« Qu’est-ce que vous faites là, Petit Pétale ? Se déguiser en servante est dangereux, ne le savez-vous pas ?

- Vous n’êtes pas heureuse de me voir ? Vous m’avez tellement manqué… »

Elle essuya ses jolis yeux bruns avec sa petite main. Sha Madhur n’avait pas beaucoup changé depuis leur dernière discussion. Petite et rondelette, elle n’était pas beaucoup plus jeune qu’Ishta. Deux années seulement, mais la jeune fille se rendit compte à quel point elle avait mûrie durant son Vasheekaran. Elle ne voyait plus sa sœur comme son égale mais comme une enfant à protéger. Soudain le poids de cette responsabilité lui coupa le souffle. Ne devrait-elle pas profiter de cette opportunité pour la prévenir ? Mais pour lui dire quoi exactement ? Comment expliquer ce qui venait de lui arriver, en des termes simples, que sa sœur pourrait comprendre ? Elle n’était même pas sûr que des mots ai été inventé pour ce qu’elle ressentait. Aurait-elle cru ses aînées si elles avaient tentées de le lui expliquer ? Comme si elle avait pu lire dans ses pensées, Nishka fit un geste imperceptible de la tête pour la dissuader. Pour la première fois, Ishta était d’accord avec la Mère des Futures Femmes. Comment sa sœur pourrait-elle continuer à avancer avec un tel fardeau ? Serait-elle assez forte pour supporter de vivre chaque jour sachant ce qui l’attendait ? C’est un chemin qu’elle devrait découvrir par elle-même afin de trouver la force nécessaire pour surmonter cette épreuve.

Résignée, elle sourit à la princesse et essuya ses larmes d’un geste tendre.

« Bien sûr, vous m’avez manqué. Je suis heureuse de vous voir mais ce que vous venez de faire n’est pas prudent, vous devriez être au banquet. Si quelqu’un s’aperçoit de votre départ vous allez avoir des ennuis.

- Mais… Je me devais de venir vous voir une dernière fois avant votre départ… »

Ishta chercha du regard la réaction de Nishka mais celle-ci paraissait tout aussi confuse qu’elle face aux propos de Madhur.

« Comment ça mon départ ?

- J’ai entendu Um Dakshi en discuter avec son second ce matin. »

Um Dakshi était le troisième fils du Roi des rois et il était destiné à prendre la tête de l’armée. Mais cela n’expliquait pas l’attitude de sa sœur, son mariage avait été annoncé avant son Vasheekaran et son départ pour sa nouvelle demeure ne serait pas avant encore plusieurs mois. Devant le regard interdit de ses aînées, Madhur continua.

« Il a dit que votre mariage avec le barbare mettrait fin à la guerre. Que tout serait fini dans quelques semaines, un mois au plus tard. La nouvelle à déjà fait le tour des Palais. »

Ishta ne comprenait pas. Les paroles de sa sœur tournaient dans sa tête mais elle n’en comprenait pas le sens. Ning n’avait rien d’un barbare et le mariage ne pouvait avoir lieu avant la fin du Vasheekaran. Et surtout, en quoi allait-il mettre fin à la guerre ? Madhur comprit enfin l’ignorance de sa sœur et précisa.

« Père offre votre main en mariage au chef barbare dans l’espoir de signer un traité de paix. De ce que j’ai entendu votre départ est déjà planifié »

Impossible. Madhur avait dû mal comprendre.

« Il devait parler d’un autre Pétale... »

La voix de Nishka s’était brisée avant même d’avoir fini sa phrase. De toute évidence elle était tout aussi surprise qu’Ishta.

« Non, Vieille Mère. Je suis bien certaines de mes paroles, je n’aurais pas pris tous ces risques si je n’étais pas sûre de ce que j’avais entendu. Um Dakshi n’avait pas conscience de ma présence dans le salon d’à côté. Il parlait sans détours. »

Ishta calma son souffle et tenta d’arranger ses pensées. Son Vasheekaran n’était pas terminé, le Roi des rois ne laisserait jamais une de ses filles se marier avec un blason incomplet. L’humiliation d’avoir une femme mal éduquée serait trop grande, pour le mari autant que pour le père. Impensable donc pour l’Empereur du Saam’Raji. L’idée que son père puisse finir le blason en moins d’un mois la fit pâlir. Elle ne survivrait pas à un tel traitement. Le Roi des rois le savait sûrement. L’angoisse la prit et elle en perdit de nouveau le souffle. Madhur avait dû se méprendre sur les délais. C’était la seule explication.

Mais cela ne changeait rien au problème. Son père comptait la vendre à une brute assoiffée de sang, à l’ennemi de l’Empire d’Or, pour acheter la paix. L’idée de sa nouvelle vie auprès de Ning venait seulement de prendre place dans son esprit que, déjà, elle lui était arrachée. Si le peuple le plus civilisé du monde moderne traitait ses femmes comme du bétail, qu’allait-elle subir entre les mains des sauvages ? C’était impossible. Tout ça n’était qu’un simple malentendu. Une manigance de son père pour la déstabiliser et remettre son Vasheekaran sur le droit chemin. Certainement que Nishka était au courant. Mais un simple coup d’œil au visage tordu par l’angoisse de la vieille femme et cet espoir mourut dans l’œuf. La mère des Futures Femmes venait d’apprendre la nouvelle et elle était tout autant sous le choc qu’elle.

Le bras de Madhur se glissa sous le sien alors qu’elle titubait légèrement. Elle croisa son regard à travers les larmes qui brouillaient sa vision. Chaque fois qu’elle faisait la paix avec sa situation et qu’elle tentait de reprendre le dessus, sa vie devenait plus compliquée. Si les dieux voulaient la tester ils ne s’y prendraient pas autrement. Elle n’était pas la croyante la plus assidue, mais pour la première fois depuis bien longtemps, elle se mit à prier avec toute sa ferveur.

« Faites que ce ne soit qu’un malentendu... »

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