Chapitre 14 - Cicatrices
Des larmes ruisselaient sur ses joues et elle tenait sa cape fermement contre elle, dernier rempart la séparant d’une nouvelle humiliation. Elle ne comprenait pas ce que disait Toumet mais sa voix pleine de douceur la mettait hors d’elle. Pourquoi feignait-elle de s’inquiéter quand intérieurement elle devait jubiler de sa victoire ? Certes la femme de Leif ne savait pas ce qu’Ishta cachait, mais ce ne pouvait que l’aider à asseoir son pouvoir. Par sa réaction de recul instinctive, la jeune femme avait dévoilé l’importance de ce qu’elle tentait de dissimuler.
Einar finit par se tourner vers elle. Les yeux rivés sur le jupon blanc toujours au sol, elle se crispa instinctivement, son corps se préparant à recevoir des coups. L’homme ne fit que prendre la parole.
« Dame, tu besoin être habillé plus chaud. Toumet donne vêtement à toi. Pas avoir peur, tu prends. »
Ishta ramassa le jupon et le serra contre sa poitrine tout en maintenant fermement sa cape de l’autre main. Elle n’avait jamais eu l’intention de refuser le cadeau, mais elle ne savait pas comment l’expliquer à Einar quand celui-ci ne lui avait ni posé de questions, ni autorisée à parler.
C’est là que la stupidité de la situation la frappa. Einar avait passé trois jours à encourager Ishta à poser des questions pour mieux comprendre sa nouvelle patrie, et maintenant qu’elle y était, elle retombait dans ses anciennes habitudes et rejetait toute avancée qu’elle avait faite jusqu’à présent ?
Aux enfers d’Ashung si elle allait laisser faire ça ! Elle se revit sur Hakon, riant avec Ulrik. Après une grande inspiration elle prit la parole.
« Il ne m’est pas venu l’audace de refuser Messire, je n’oserais pas froisser ma Dame. Je... »
Elle ne sut comment continuer. Les mots lui manquaient pour expliquer son comportement. Comment expliquer que son corps agissait seul, par habitude ? Comment expliquer la honte d’avoir été ignorée, battue, souillée puis rejetée sans égard pour ce que deviendrait le reste de sa vie ? Comment expliquer qu’elle ne souhaitait pas être l’ennemie de Toumet mais que les circonstances l’y forçaient pour survivre ? Comment expliquer qu’elle ne pouvait retirer sa cape sous peine d’être la risée de tous, sans expliquer pourquoi elle deviendrait la risée de tous ?
Elle reprit de l’air à plusieurs reprises, à chaque fois sur le point de s’exprimer mais ne trouvant jamais les mots. C’est alors qu’une des filles de Toumet la prit dans ses bras. Il n’était pas possible de se méprendre, son geste était tendre et affectueux. La jeune fille lui caressa les cheveux tout en la serrant plus fort et murmurant des paroles apaisantes. Ishta était confuse, elle ne savait pas comment réagir face à cette situation inattendue. Elle se concentra sur les longs cheveux blonds de la jeune fille qui sentaient bon l’air frais et le foin, plutôt que sur ce qui se passait autour d’elle. Son corps se détendit petit à petit alors Einar et Toumet échangeaient quelques mots à voix basse.
« Ishta, Toumet pas être fâchée, lui dit Einar. Elle peur toi malade avec le froid. Moi aussi. »
Il avait utilisé son prénom pour la première fois. Sans son titre. Était-ce une bonne chose ? La fille de Toumet recula, laissant de nouveau Ishta seule face au guerrier et à la femme du chef. Elle regrettait presque le réconfort apporté par ses bras. Ishta prit une dernière inspiration et trouva enfin ses mots.
« Messire, est-il possible pour moi de m’habiller seule ? »
Einar parut surpris par la question. Il se tourna vers Toumet pour lui traduire, après une courte discussion il répondit :
« Tu besoin soin pour muscle. Comme Ulrik fait mais encore plus. Toumet sait faire. Tu aimes mieux que ce soit une dame qui fait, non ? Laisse Toumet aider toi. Elle pas faire de mal à toi. Tu dois changer vêtement aussi, avoir chaud. »
La question était directe et le message clair. Elle pourrait poser toutes les questions qu’elle voulait, elle ne devrait pas moins obéir.
« Bien, Messire. »
Einar semblait satisfait puisqu’il reparti vers l’escalier. La jeune fille blonde l’ayant réconforté plus tôt s’approcha d’elle.
« Je Astrid. »
Elle lui caressa gentiment la joue et attrapa le bord de la fourrure. Quand elle se plaça dans son dos, Ishta dû rassembler tout son courage en une grande inspiration pour l’autoriser à retirer la cape. Astrid ne put retenir un cri de stupeur qu’elle étouffa dans sa main. L’humiliation s’empara d’Ishta alors que chacune des femmes présentes se précipita derrière elle et poussa un cri à la vue de son blason non achevé. Elles se mirent toutes à parler en même temps et leur voix devint un bourdonnement sourd aux oreilles de la jeune fille. Elle se revit au Saam’Raji, habillée dans sa robe de fiançailles, piétinant d’impatience à l’idée de revoir le fils de Sichuna, insouciante et inconsciente de ce qui l’attendait dans les mois à venir. Ses joues brûlaient de honte et elle aurait tout donné pour sauver le peu de dignité qu’il lui restait.
Mais elle n’avait plus rien à offrir à personne et les Dieux n’écoutèrent pas ses prières. Toumet commença à donner des ordres à ses filles et ce n’est que quand elle mentionna de nouveau Einar qu’Ishta reprit pied dans le présent. Elle devait tout faire pour empêcher Toumet de répandre la nouvelle. Aussi elle se jeta à ses pieds, en larme, s’accrochant à sa jupe, secouant la tête et priant pour que la femme comprenne quelques bribes de la langue de l’Empire.
« Non ! Ma Dame, pas Einar ! Pitié ma Dame, nüo Einar ! Nüo Einar ! Par pitié ! Je serai obéissante et docile ! Ayez pitié… »
Maudit soit son père ! Maudit soit son blason ! Maudit soit ce monde ! Maudites soient ses joues pleines de larmes et maudite soit-elle pour ramper et supplier de la sorte une nouvelle fois !
Toumet la remit sur pied et tenta de la calmer en lui parlant d’une voix douce.
« Nüo Einar, toh Vei bièn. Nüo fa quèst nüo vuö. Nüo Einar. »
Elle prit le visage d’Ishta dans ses mains et déposa un baiser sur son front, puis passa ses bras autours de ses épaules pour l’emmener sur le lit. Pourquoi était-elle aussi douce ? Pourquoi n’en profitait-elle pas pour rire de la nouvelle concubine et l’humilier ?
Au lieu de ça, elle coucha Ishta sur le côté et s’installa sur le bord du lit tout contre elle. Elle lui parla en continu d’un ton calme et apaisant, lui caressant les cheveux ou la joue. Mais Ishta ne parvenait pas à se calmer, répétant en boucle la même supplique. Elle n’avait aucun moyen d’être sûre que Toumet la comprenait mais elle s’accrochait à ces quelques phrases comme à une bouée.
Elle sentit des mains fraîches retiraient les bandages collés à son dos. Certaines plaies parmi les plus fraîches avaient saignés de nouveau durant le voyage et Ishta avaient eu bien d’autres préoccupations que de changer les linges souillés. Malgré toute la douceur qu’Astrid y mettait, la douleur fit trembler Ishta. Ce n’était qu’un détail s’ajoutant à son épuisement, son angoisse et ses muscles durcis par l’effort des derniers jours.
Tout en continuant de lui parler à voix douce, Toumet la déshabilla et l’accompagna jusqu’à une baignoire de bois remplie d’eau fumante et odorante. Tremblante de froid et d’épuisement, sans l’aide des femmes, elle se serait étalée par terre en voulant enjamber le bord du bac. Enfin, une fois immergée dans l’eau chaude, tout son corps se détendit en une fois et elle se mit à pleurer, encore.
Elle ne comptait plus le nombre de fois où elle s’était effondrée en larme ces derniers mois. Les cinq femmes assises à genoux autours du bac lui parlaient doucement à tour de rôle. La bienveillance et la douceur l’entouraient et l’attitude des femmes la laissait perplexe. Non pas qu’elle aurait préféré les coups et les cris. Mais comprendre les intentions des gens avait toujours été un besoin vital pour elle. Dans un monde où la violence pouvait arriver de n’importe où, il fallait savoir anticiper les humeurs des autres. Or, elle n’avait pas les outils nécessaires pour comprendre les intentions des Íbúa. Elle se sentait comme aveugle dans un endroit où elle n’avait aucun repère.
Cependant elle devait se rendre à l’évidence, les choses ne fonctionnaient pas de la même façon que chez elle. Il était flagrant que les femmes possèdent ici bien plus de libertés. Mais jusqu’où va la différence ? Comment connaître les limites de ce qui lui est autorisé de faire ? Vivrait-elle dans la peur constante d’un jour les dépasser sans le savoir ? Quelles en seront alors les conséquences ? Il lui faudra beaucoup d’observation de ce nouvel environnement pour en apprendre les règles. En aura-t-elle l’opportunité avant qu’on ne lui reproche ses erreurs ?
Ses larmes finirent par se tarir et elle entendit des voix venant de la grande salle en dessous. Les hommes avaient dû quitter la foule sur la place du village car elle en reconnu quelques-unes comme appartenant aux guerriers l’ayant accompagné. Une odeur de nourriture envahit ses narines et elle comprit qu’il était bientôt l’heure du repas. D’un geste peu assuré, elle entreprit de laver ses cheveux. Autour d’elle ne restaient que Toumet et Astrid qui s’émerveillèrent devant ses longues boucles noires. Chacune voulu les toucher et jouer avec quelques mèches. Le moment était agréable et Ishta se laissa faire volontiers, mettant de côtés ses angoisses qui ne l’avaient menée nulle part jusqu’ici.
Une fois ses cheveux propres, Toumet voulut lui masser les jambes. Si les soins d’Ulrik lui avaient fait du bien, elle devait avouer que le geste de Toumet était à la fois plus sûr et plus doux. L’eau était encore bien chaude et les gestes experts de l’Íbúa lui délièrent petit à petit tous les muscles de son corps. La douleur revint quand la femme insista pour lui masser le dos malgré les cicatrices mais Ishta dû reconnaître qu’elle en avait bien besoin. Ses deux journées sur le dos d’Hakon l’avaient bien plus malmenée qu’elle l’avait d’abord cru.
Elle sortit enfin de son petit bouillon et, avec l’aide d’Astrid, enfila les vêtements de laine préparés à son intention. La jeune fille lui montra comment nouer le jupon pour avoir toujours accès aux poches même avec le tabard au-dessus et comment accrocher les broches et les perles pour que le tabard ne pèse pas trop et n’abîme pas la sous robe. Elles durent s’y mettre toutes les trois pour tresser et remonter sa chevelure humide afin qu’elle ne lui mouille pas le dos. Ishta ne put retenir un élan d’admiration pour sa nourrice et pour Nishka qui avaient effectué ce travail seul et de manière bien plus efficace.
Penser à Nishka lui fit monter une boule dans la poitrine. Avec les derniers événements elle n’avait pas eu le temps d’intégrer ce qui lui était arrivé. Certes elle avait haï la mère des futures femmes, mais elle ne lui avait jamais voulu de mal pour autant. Ishta espérait qu’elle aura survécu à ses blessures mais malheureusement elle ne voyait pas qui se serait assez soucié d’elle que pour la soigner correctement. Le fantôme du bruit terrible de son crâne cognant contre l’étagère retentit dans ses oreilles et elle retint de justesse un haut le cœur.
Voyant le regard inquiet de Toumet se poser sur elle, Ishta repoussa cette pensée loin au fond de son esprit. Elle n’avait aucun moyen de savoir ce qui était advenu de Nishka et aucun moyen d’agir sur son destin. Elle avait d’autres choses plus urgentes à gérer. Elle prit les mains de Toumet dans les siennes et la regarda droit dans les yeux. Elle ne comprenait pas bien pourquoi mais cela semblait rassurer et attendrir l’Íbúa.
« Toumet, nuö dialect do... »
Elle ne savait pas traduire « blason » alors elle fit un signe de la main désignant son dos, persuadée que la femme ne comprendrait pas son charabia. Et quand bien même l’aurait-elle comprise, elle ne pouvait s’assurer qu’elle n’en parlerait pas. Mais la jeune femme ne pouvait faire mieux en l’instant. Toumet parut réfléchir quelques instants mais contre toute attente elle acquiesça et répondit.
« Toh vei bièn, nuö dialect. »
Elle lui sourit doucement et l’invita à la suivre dans les escaliers.
Plusieurs petits groupes d’Íbúa s’étaient installés autour des tables de la grande salle. Hommes et femmes confondus, discutant et riants devant des assiettes pleines. Pour être certaine de ne croiser le regard de personne, elle scruta la vaste salle de côté, sans tourner la tête, comme elle avait appris à le faire avec les poèmes de bienséance. Elle ne pouvait voir les détails mais la voix associée à la physionomie de quelqu’un suffisait généralement à la reconnaissance.
Elle n’eut pas de mal à trouver Ulrik, attablé avec Leif et Einar. Elle se demandait si elle devait les rejoindre quand Astrid la dépassa dans l’escalier en poussant un cri de joie. Elle couru jusque dans les bras d’un homme qui venait de rentrer. Ishta se figea, la main crispée sur la rambarde. Elle avait bien compris que l’on n’attendait pas la même chose des femmes Íbúa que des femmes de l’Empire mais une vie de conditionnement ne s’oubliait pas en un instant. Et en cet instant-ci, elle était prise par l’angoisse de ce qui pourrait arriver à la jeune fille. Mais le jeune homme prit pour cible ria en retour et serra Astrid contre lui pour l’embrasser.
Ishta détourna bien vite le regard, les joues rouges d’embarrassement. Était-ce aussi un comportement acceptable pour une jeune fille Íbúa ?
Quand elle atteignit enfin le bas de l’escalier, Toumet était déjà assise à table aux côtés de Leif, un bol de ragoût chaud placé devant elle. La femme de Leif s’était servie seule, sans rien demander à personne et s’était assise aux côtés de son mari, coupant la conversation, mais Leif semblait ravi de son arrivée. Devait-elle faire pareil ? Se servir seule et aller s’asseoir où bon lui semblait ? Ou bien Toumet avait-elle un traitement spécial de par son statut ?
Non. Elle ne pouvait continuer à vivre dans la peur de chacun de ses propres mouvements. Jusque-là il ne lui était rien arrivé et les Íbúa n’avaient rien fait d’autre qu’être prévenants. Même Toumet, alors qu’elles devraient partager un mari. En outre, les Ibua semblaient mieux réagir quand elle essayait de s’intégrer plutôt que lorsqu’elle restait passive par crainte de la réaction des autres.
Elle souffla un bon coup, se dirigea vers la marmite suspendue au-dessus du feu, persuadée que tous la scrutait, outré de son audace. Mais personne ne fit mine de l’arrêter alors qu’elle attrapait un bol de bois. Chacun continuait sa conversation et personne ne se préoccupait d’elle ou de ce qu’elle faisait. Après s’être servie elle retourna vers la table où Toumet s’était installée mais une fois devant le banc, elle ne put se résoudre à s’asseoir.
C’était l’ultime transgression. Même mariée, une femme ne devait pas s’asseoir à table avec son mari. Elle devait se tenir quelques pas derrière lui dans le cas où il aurait besoin de quoique ce soit, en exposition pour tout invité, affichant sa bonne éducation et son obéissance. Et seulement une fois le repas de l’homme terminé, elle aurait alors le droit de se retirer en cuisine et manger ce qu’il restera des plats.
Elle était debout devant le banc depuis bien trop longtemps maintenant, tout son corps refusant de bouger, elle se mit à trembler de peur alors que rien ne la menaçait. Elle sentit des larmes de honte prêtes à sortir alors que Toumet et Leif la regardaient, surpris. Elle devait faire quelque chose. Elle ne pouvait laisser son père et ses traditions malsaines garder un quelconque pouvoir sur sa vie.
Si elle ne pouvait bouger, elle pouvait au moins parler.
« Messire Einar, m’est-il autorisé de m’asseoir à cette table ? »
Sa voix s’élevait à peine au-dessus des autres conversations de la salle et elle n’avait pas voulu sembler aussi suppliante. Mais elle ne savait comment tourner sa phrase autrement, après avoir passé sa vie à devoir demander l’autorisation pour tout.
Einar n’avait pas encore répondu qu’Ulrik prit le bras d’Ishta et la fit s’asseoir à côté de lui. Un élan de gratitude et de soulagement la submergea. Elle ne savait comment remercier le guerrier, aussi elle le fit comme à chaque fois qu’il l’avait aidé à monter ou descendre du dos d’Hakon et pressa doucement l’avant-bras gigantesque de l’homme avec sa toute petite main.
« Ishta ? l’interpela Einar. Moi pas Messire. Juste Einar. Personne Messire ou Dame ici. Nous, tous rois. Et tu dois savoir, chez Íbúa, si toi regarde pas nous en face, nous ça blesse. Même que tu femme, ici c’est respect. »
Voilà la pièce qui lui manquait. Aussitôt l’esprit d’Ishta devint plus clair et tout prit sens. Les guerriers ne se plaignaient pas qu’elle ait détourné les yeux trop tard, ils grognaient parce qu’elle détournait les yeux tout court. Toumet n’avait pas été fâchée par son défi car pour elle, ça n’en était pas un. Tout au contraire. Mais avec cette explication vint une réalisation terrible.
Avec le temps, sa crainte des géants s’était transformée en gratitude. Quelque part au milieu des repas partagés autour du feu, des cours de vocabulaire et du bain chaud avec Toumet, elle avait découvert son droit d’exister. Et qu’avait-elle fait pour leur montrer sa reconnaissance et sa gratitude, à part pleurer et leur manquer de respect ?
Mais éviter de lever les yeux était devenu une seconde nature pour elle, c’était une question de survie au Saam’Raji. Autant lui demander de se déshabiller devant tous, le résultat serait le même. La comparaison lui parut stupide à l’instant ou elle la fit. Elle allait vivre le reste de sa vie parmi ces gens. Elle ne pouvait décemment pas continuer à les insulter.
Du coin de l’œil elle vit Einar soupirer de déception, sur le point de retourner à son ragoût. Elle avait les yeux fixés sur sa propre assiette, perdue dans ses réflexions, depuis bien trop longtemps. Aussi elle prit une grande inspiration, leva la tête et regarda le guerrier roux droit dans les yeux.
« Merci, Einar, pour cette information »
Et lui sourit maladroitement. Elle l’avait non seulement regardé dans les yeux, mais elle avait aussi utilisé son prénom, sans titre et sans formule de bienséance. La situation la mettait mal à l’aise mais elle voulait qu’il sache l’aide qu’il aura été pour elle. Aussitôt le visage de l’Íbúa s’éclaira et il se mit à rire gentiment. Une mâchoire carré et large, une barbe courte et bien entretenue, des yeux gris clair enfoncés sous une arcade sourcilière proéminente, l’homme était plus âgé qu’elle ne se l’était imaginé, plus proche de l’âge de son père que du sien.
Elle se tourna ensuite vers Leif et Toumet, assis en face d’elle. Tous les deux blonds, les yeux verts, la peau claire, dire qu’ils se complétaient aurait été un euphémisme. Le sentiment de force qui rayonnait de Leif n’avait d’égal que la grâce de Toumet. Ils étaient clairement faits pour diriger.
La coiffure de Toumet était complexe, composée de mille tresses qui retombaient sur son épaule fine et jusqu’au creux de son bras. Ses lèvres pleines et rehaussées de rouge avaient tellement l’habitude de sourire que ses yeux vert pâle en avaient gardé des rides. De son côté, Leif arborait une longue tresse sur le haut du crâne encadrée par deux tatouages descendants jusque dans sa nuque. Bien qu’elle ne connaisse pas leur signification, Ishta appréciait leur harmonie. Il avait un nez long et large ainsi que des lèvres fines et des yeux verts couleur mousse. Sa barbe était également tressée et ornée de perles en bronze. Ishta repoussa ce léger malaise qui lui disait qu’elle n’avait pas à sa place parmi eux et rassembla les quelques mots qu’elle avait pu glaner ici et là.
« Graciù dol toh. »
Peu sûre d’elle, la phrase sonna plus comme une question qu’une affirmation, elle jeta un rapide coup d’œil vers Einar qui acquiesça. Mais le couple ne s’en formalisa pas et lui répondit par un sourire chaleureux.
Enfin, elle se tourna vers Ulrik, assis à côté d’elle, et prit un peu de recul pour croiser son regard. L’homme avait des cheveux aussi noirs qu’elle, lui tombant jusqu’au bord de la mâchoire mais il les avait rasés sur tout le côté droit de sa tête, laissant place à un tatouage représentant un oiseau qu’elle ne reconnut pas. Sa barbe courte et bien taillée encadrait une mâchoire carrée aux traits larges et harmonieux malgré une cicatrice qui traversait son œil gauche du milieu du front jusqu’à la joue.
Ishta réalisa alors qu’il ne voyait plus que de son œil droit, d’un bleu pâle. L’autre, blanc et vitreux, était visiblement mort. La peau claire, sans marques et sans rides, Ulrik ne devait pas être aussi âgé qu’Einar. Peut-être quelques années de plus qu’elle-même mais certainement pas une décennie entière. Il était peut-être jeune mais une aura de calme et de puissance émanait de tout son être. Son expression était dure et sérieuse, celle d’un homme ayant l’habitude d’être obéi. Difficile pour Ishta de l’imaginer en train de rire avec elle au milieu des montagnes.
Sans vraiment y penser elle avait reposé sa main sur son avant-bras, pour attirer son attention. Et maintenant qu’elle l’avait elle ne savait plus trop ce qu’elle voulait en faire. Dire merci ne semblait pas suffisant. Il lui avait tendu la main alors qu’elle se trouvait dans une des positions les plus inconfortables de sa vie, il avait pris soin d’elle et l’avait protégée du froid, un danger qu’elle ne connaissait que trop peu. De plus, il lui avait offert une entrée dans le cercle social qui l’accompagnait durant son voyage. En retour, elle l’avait repoussé alors qu’il entamait un dialogue, accusé de vouloir profiter d’elle, frappé, et insulté en ne le regardant pas. Bien que cela soit involontaire, cela ne la déchargeait pas de toutes responsabilités sur ses actes. Comment exprimer sa reconnaissance désormais ? Un simple “merci” paraissait bien vide et ingrat.
Une nouvelle fois elle se retrouva silencieuse et perdue dans ses pensées depuis trop longtemps, la main sur le bras du guerrier, le regard planté dans le sien, à court de mot. Mais alors qu’elle allait marmonner un remerciement incertain, Ulrik recouvrit sa main de la sienne, la serra doucement et, à l’aide d’un sourire qui illumina son visage, il lui fit comprendre que ce n’était rien.
Juste comme ça, Ishta comprit enfin pourquoi l’on disait « chaque habitant » et non pas « chaque homme ».
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