Chapitre 15 - Questions
Les jours suivants se révélèrent être des plus compliqués pour Ishta. S’acclimater à cet environnement, sans connaissance de la langue s’avéra encore plus difficile que ce qu’elle aurait cru. Elle était dépassée par les événements et ignorait ce que l’on attendait d’elle.
On lui fournit une chambre à l’arrière de la grande salle. Avec une porte, à son grand soulagement. Elle avait une fenêtre donnant sur le lac, le mur extérieur était en pierres épaisses recouvertes de tapisseries et les autres murs étaient d’un beau bois foncé. Il y avait un lit, une table, une fosse à feu au centre et plusieurs coffres remplis de vêtements et objets du quotidien qu’elle n’osa tout d’abord pas toucher. Einar dût lui confirmer par deux fois que tout leur contenu était bien pour elle et qu’elle pouvait en faire ce qu’elle souhaitait. La pièce n’était pas bien grande mais tout ce qu’elle contenait appartenait exclusivement à Ishta. Elle n’avait jamais été aussi riche.
Elle se retrouva également seule pour la première fois de sa vie.
Pas de nourrice ou de chaperon, pas de sœur ou de servante. Le silence de la première nuit fut d’abord oppressant, elle pleura doucement de ne pas entendre la respiration régulière d’un autre être vivant. Encore une fois elle pleurait. Ce constat la désola. Comment pouvait-elle regretter cette période ? Au moins il n’y avait personne ici pour épier ses faits et gestes. Mieux, il n’y avait personne à qui rapporter ses faits et gestes ! Elle vit alors le silence pour ce qu’il était : sa liberté.
Dès le lendemain, Toumet l’emmena pour ses activités quotidiennes. Accompagnées d’Astrid et d’Ingunn, deuxième fille de Toumet, la plupart des journées était consacrée à suivre l’évolution des préparations en vu du Storkan. Einar lui expliqua plus tard qu’une grande tempête de plusieurs semaines allait s’abattre sur la Terre des Rois, empêchant quiconque de se déplacer. Il leur faudrait alors assez de provisions et de fournitures pour survivre sans avoir besoin de sortir de sa maison.
À son grand étonnement, les trois femmes n’hésitaient pas à user de leurs mains pour aider aux différentes tâches. Un jour, elles vidèrent les poissons fraîchement pêchés en vue du salage, un autre elles déplacèrent elles-mêmes plusieurs piles de bûches pour alimenter les différents feux de la forge alors que le lendemain elles entreprirent de filer plusieurs bacs de laine avec les autres femmes.
La différence avec l’Empire ne pouvait être plus saisissante. Certes les femmes étaient des citoyens à part entière mais la distinction allait au-delà, jusque dans leur vision des interactions sociales même. D’après ce qu’elle avait observé, le statut n’avait de valeur que s’il était soutenu par la connaissance. Elle avait cru que Leif était le chef de leur peuple et Toumet, étant sa femme, dominait sur toutes les autres femmes.
Elle ne pouvait pas être plus loin de la réalité. Ishta en resta muette de stupéfaction quand Einar lui expliqua que Leif ne contrôlait que la guerre. Oui, cette position faisait de lui l’homme le plus puissant actuellement au sein des clans, mais en dehors de la guerre il ne dirigeait rien du tout. Toumet était l’Ensatt de leur clan, elle s’occupait de la politique interne. Mais cela ne faisait pas d’elle quelqu’un à qui il fallait obéir aveuglément. Elle était là pour coordonner et aider au dialogue entre les différents corps de métier mais à aucun moment elle ne donnait d’ordre en attendant d’être obéie sans discuter.
Et elle ne décidait pas de tout. Toumet n’avait pas les connaissances nécessaires pour choisir comment pêcher le poisson ou quand tondre les moutons. Le pêcheur et le berger sauront toujours mieux qu’elle.
Les Ensatte étaient élus en fonction de leur compétence et ils pouvaient être désignés dès que le besoin s’en faisait sentir. Pour coordonner les plantations ou pour délimiter les zones de pêches. Pour la recherche d’un nouveau terrain de chasse ou pour les négociations avec un autre clan. L’Ensatt ayant dirigé le festival du solstice cette année ne sera pas forcément celui qui le fera l’année prochaine. N’importe qui estimant avoir les compétences nécessaires peut se proposer, avec l’accord des personnes concernées et de l’Ensatt du clan, autrement dit Toumet. Et elle n’avait pas ce titre pour une raison aussi simple et stupide que l’hérédité ou le statut de son mari. Elle avait reçu ce titre parce qu’elle avait prouvé qu’elle était la plus à même de résoudre les conflits et de gérer l’organisation du clan. Elle l’avait gagné par elle-même et le titre était mérité.
Voilà qui donnait une tout autre perspective de vie à Ishta. Même Ning n’aurait jamais été à même de lui offrir une telle chance. Ce peuple considéré comme barbare lui offrait une vie dont elle n’aurait même jamais rêvé au sein des royaumes dits civilisés.
Mais l’existence d’autant d’Ensatte soulevait un problème d’une autre sorte pour Ishta. Elle avait bêtement cru qu’elle serait mariée au chef des barbares. Mais très vite l’évidence s’imposa d’elle-même. Les Íbúa n’avaient pas de chef à proprement parler. Le titre d’Ensatt ne donnait pas un statut supérieur. Il donnait des responsabilités et un certain respect mais pas beaucoup plus que celui octroyé à n’importe quel autre être humain. Mais alors, qui allait-elle épouser ?
Si le repas de midi se faisait quand on le pouvait et où l’on se trouvait, celui du soir voyait une grosse partie du clan se réunir dans la grande salle du Hovedhuren, la maison principale. Ishta y retrouvait généralement Einar et certains des guerriers l’ayant accompagnée durant son voyage. Elle en profitait pour poser au guerrier roux toutes les questions auxquelles elle n’avait pas trouvé de réponses pendant la journée. Quand elle aborda le sujet de son futur mari, Einar eu un rire gêné.
« Tu plus de cervelle que le père de toi hein... »
Il regarda autour de lui comme pour chercher de l’aide. Ishta ne comprenait pas sa réaction, il n’avait jamais montré de gène auparavant, peu importe le sujet et surtout si celui-ci pouvait la faire rougir.
« Je pas être le mieux pour te dire. Tu sais, mariage de toi pas avant printemps. Peut-être toi pas réfléchir ça maintenant. Apprends parler et quelqu’un de mieux dira à toi. »
Il vit un ami à lui passer et en profita pour esquiver la suite de la conversation. La réponse n’était pas pour satisfaire Ishta, ni la rassurer. Mais elle n’avait pas trop d’autres choix que de suivre le conseil du guerrier. Sa connaissance de la langue augmentait chaque jour mais la grammaire était tellement différente de celle de l’Empire qu’elle avait encore beaucoup de mal à parler. Pourtant elle s’entraînait à chaque occasion qu’elle avait. Principalement avec Ulrik.
Elle l’avait croisé un matin alors qu’elle rentrait du port avec Toumet. Il était assis au bord du lac et mangeait son repas de midi, l’invitant d’un geste de la main à s’asseoir avec lui pour partager sa collation. Ishta s’était d’abord sentie mal à l’aise, ne sachant pas trop comment réagir face au guerrier qu’elle n’avait pas vu depuis plusieurs jours. Mais Ulrik ne dit rien et se contenta de manger en regardant le lac, alors elle en fit autant.
Bien vite sa gêne s’estompa, observant le paysage. Bien que la vue depuis sa chambre soit très similaire, elle ne se lassait pas de l’admirer et ne pensait pas qu’elle s’en lassera un jour. À droite, le lac, qui en vérité n’en était pas un, s’étendait à perte de vue avant de se jeter dans la mer, entre les montagnes. À gauche, la plaine et les falaises qui l’ont conduite jusqu’ici encadraient l’eau et offraient à Pahala un piédestal. Les levés et couchés de soleil étaient les plus beaux qu’elle ait jamais vu. Le désert de l’Empire n’offrait pas toute la splendeur et la diversité du paysage de la Terre de Rois.
Elle en avait presque oublié la présence d’Ulrik quand celui-ci prit la parole. Comme il l’avait fait sur le dos d’Hakon, il désigna un des bateaux voguant sur le lac.
« Byrding »
Ishta sourit et désigna un autre bateau, attaché au ponton du port cette fois.
« Byrding ? Bateau ? »
Mais Ulrik lui fit signe de la main que non.
« Karve. », dit-il en montrant le bateau attaché.
Ishta avait un doute, était-ce un autre type de bateau ou bien son nom changeait en fonction qu’il vogue ou soit à quai ? Il fallut encore quelques essais mais elle finit par comprendre que les byrding étaient de plus petits bateaux, là où les karves, plus imposants, servaient à quitter le fjord. Pour aller où ? Il lui manquait encore du vocabulaire pour le comprendre.
À partir de ce jour, Ulrik l’attendait chaque midi pour partager son repas. Si la conversation n’était pas des plus développée au début, ils finirent petit à petit par se comprendre de mieux en mieux. Chacun apprenant la langue de l’autre. Elle en profitait pour poser les questions qu’elle avait sur les us et coutumes des Íbúa et il se faisait un plaisir d’y répondre. Bientôt elle se surprit à attendre toute la matinée avec impatience de pouvoir rejoindre Ulrik.
Au bout d’une quinzaine de jours elle pouvait participer à une conversation de manière active. Sans tout comprendre, elle saisissait le sens des principaux sujets et pouvait donner son avis de manière simple.
Aussi, elle entreprit une tâche difficile mais qui pesait sur sa conscience depuis le soir de son arrivée.
Les guerriers qui l’avaient amenée jusqu’ici acceptaient sa présence à leur table principalement parce qu’Einar l’y avait invitée. Mais aucun n’avait vraiment interagi avec elle jusqu’ici. Et elle en comprenait bien la raison. Aussi, un soir vers la fin de la deuxième semaine, elle s’installa à table comme à son habitude et attendit que les six guerriers viennent s’asseoir. Ils prirent place à l’autre bout de la petite table et, après un vague signe de tête, ils discutèrent entre eux et l’ignorèrent tout bonnement.
Elle prit une grande inspiration et se racla la gorge pour attirer leur attention. Six paires d’yeux se tournèrent vers elle et sa gorge s’assécha instantanément. Ils avaient tous le visage dur et fermé. Elle en surprit même un à sourire d’un air narquois. Elle ne pouvait pas les blâmer. Durant les trois jours en leur compagnie elle n’avait fait que pleurer et les insulter, ne prenant jamais part aux tâches communes. Les quelques heures à rire sur son apprentissage n’étaient pas grand-chose alors qu’ils s’étaient occupés d’elle sans aucun remerciement de sa part. Les malentendus causés par la différence de culture l’avaient faite passer pour une princesse hautaine, ingrate et capricieuse. Elle voulait rétablir la situation. Elle se concentra sur son Ibuan et prit la parole.
« Je pas été correct avec vous. Vous hommes biens, pris soin de moi. Moi pas dire vous merci. Alors merci. Je beaucoup avoir chance. »
Elle se força à bien les regarder dans les yeux, chacun d’eux. Mais elle aurait voulu disparaître, se faire aussi petite qu’une souris pour que personne ne voie ses joues rougir d’embarrassement. Elle avait dit ce qu’elle avait à dire, n’attendant pas vraiment une réaction de leur part, elle retourna à son assiette tandis qu’ils reprenaient leurs conversations.
Mais le lendemain soir, au lieu de s’asseoir en bout de table, ils vinrent s’installer autour d’elle, la saluant chaleureusement. Ils l’inclurent dans leurs conversations et répondirent à ses questions comme le faisait Einar, l’aidant quand elle ne trouvait plus ses mots. Au fil des jours, elle apprit à les connaître. Elle découvrit que l’homme l’ayant conduit et soutenue devant son père s’appelait Olvir, qu’il était chasseur et sur le point de demander à la femme qu’il aimait de l’épouser. Finn, plus âgé, avait deux petites filles de deux et quatre ans qu’il lui présenta un jour où ils se croisèrent au village. Elles avaient toutes les deux hérité des taches de rousseur de leur père. Askel et Asvard étaient deux frères aux yeux gris tellement clairs qu’ils en étaient presque blancs, tous les deux travaillaient au port. Sigvald détestait le poisson et travaillait un coin de ferme avec sa femme Helga. Et enfin Knut était forestier, surveillant les déplacements du gibier et autres créatures plus dangereuses.
Elle était surprise de voir qu’une si forte amitié avait pu s’opérer alors que chacun d’entre eux venait d’origines très différentes. Elle se demanda si leur voyage jusque chez elle n’y était pas pour quelque chose, mais elle rejeta bien vite cette hypothèse. Ces hommes se connaissaient depuis longtemps et leurs liens étaient profonds. Cette réalisation la fit se sentir privilégiée. Bien sûr, ils parlaient avec toutes sortes de gens, mais qu’ils aient finalement accepté sa présence à leur table ne semblait pas anodin.
Si sa relation avec les six guerriers s’était améliorée, ce n’est pas pour autant que tous les Íbúa l’accueillaient à bras ouverts.
Un matin, alors qu’elle accompagnait Astrid à la bergerie pour une affaire de mouton malade, elle se fit bousculer violemment par un homme presque aussi grand qu’Olvir. Avant de comprendre ce qui lui arrivait elle se retrouva étalée de tout son long sur le bord du chemin. L’homme ne fit même pas mine de la voir et continua sa route.
Mais c’était sans compter sur Astrid qui l’interpella vivement.
« Eh ! Tas d’neige ! Ça t’écorcherait le groin de dire pardon ? »
L’homme se figea, il était aussi large que haut et sentait la bière rance. Ishta, s’étant relevée tant bien que mal, tira sur la manche de la jeune fille en la suppliant de se taire. Elle n’osait pas imaginer ce que ce point gigantesque pourrait faire sur le visage fin d’Astrid et redoutait d’autant plus ce que Toumet lui ferait s’il arrivait quoique ce soit à sa fille. Mais Astrid ignora tout bonnement ces supplications et reprit.
« Ta mère t’a pas appris la politesse ? Ou tu nous crois trop stupide pour voir que tu l’as fait exprès ? C’est quoi ton problème ? »
Le silence se fit autour d’eux alors que tous les passants observaient la scène. Ce n’était pas la première fois qu’elle se faisait bousculer, voire même insultée, depuis son arrivée et elle ne comprenait vraiment pas pourquoi Astrid prenait tout ça tellement à cœur.
L’homme se retourna, le visage tordu par la colère, les poings serrés.
« Mon problème gamine, c’est ton père qui ramène une chienne de l’Empire en s’imaginant qu’elle va pas aller cracher tout ce qu’elle apprend à son petit papa chéri. »
Il avait lâché ses mots comme du venin et, pour faire bonne mesure, il cracha par terre en direction d’Ishta avant de se retourner pour reprendre son chemin. Mais, au grand dam d’Ishta, Astrid ajouta :
« Attends-toi à une convocation pour un forsvar crétin ! »
Il lui répondit sans même prendre la peine de se retourner.
« Mon problème aura disparu avant ça. »
Ishta ne savait plus où se mettre pour échapper à tous les regards tournés vers elle. Astrid s’assura qu’elle allait bien et s’excusa à plusieurs reprises avant de lui répéter plusieurs fois qu’elle ne devait pas se laisser faire. Ishta la remercia mais ne fit aucun commentaire. Son expérience lui avait montré que les corrections se finissaient plus vite si elle ne se défendait pas. Cependant, elle ne pouvait s’empêcher d’admirer la force de caractère d’Astrid. Au fond, elle espérait qu’un jour, elle aussi, serait capable de tenir tête à qui que ce soit de cette façon.
La réaction des six guerriers lorsqu’ils apprirent l’incident la laissa perplexe. La colère était généralisée mais, si Olvir et les deux frères se levèrent et partirent sans prononcer un mot, Knut ne comprenait pas qu’Astrid ne soit pas directement aller chercher sa mère tandis que Finn et Sigvald lui firent promettre de venir leur en parler si un incident de la sorte devait arriver à nouveau.
Bien qu’Ishta fut reconnaissante de la bienveillance dont faisait preuve le petit groupe envers elle, cela venait aussi avec certains inconvénients. Elle faisait désormais partie intégrante de toutes leurs conversations, même les plus crues. Et la voir devenir écarlate a chaque mention d’un sujet plus intime les faisaient beaucoup rire. Il lui fallut un certain temps pour comprendre que ce n’était rien de plus que de la taquinerie. Ils ne souhaitaient pas réellement lui rappeler de mauvais souvenirs mais parfois le sujet allait trop loin et elle ne le vivait pas bien, incapable de le leur expliquer.
Elle avait bien vite découvert que les Íbúa étaient beaucoup moins pudiques que les habitants du Saam’Raji. La nudité n’était pas choquante ou dérangeante, même si elle n’était pas affichée. Les couples s’embrassaient en public et ne cachaient pas leur affection.
Ainsi, une autre facette des rapports intimes troublait davantage Ishta. Elle entendait les hommes en parler volontiers et cela ne changeait pas beaucoup de l’Empire. Elle avait assez observé les soldats dans la salle d’attente des Bureaux de son père. Mais elle n’était pas préparée à entendre de tels sujets abordés ouvertement par des femmes.
Alors qu’elle nettoyait le linge avec un petit groupe d’Íbúa, l’une d’entre elles, Eldrid, expliqua que son mari rentrait enfin d’une mission longue dans un autre clan et qu’elle avait hâte qu’il partage à nouveau son lit. Le rire grivois et les joues rougies des autres filles ne laissait aucun doute sur le sous-entendu. La conversation continua sur le sujet encore quelque temps, chacune blaguant un peu et taquinant Eldrid. Mais Ishta ne comprit pas pourquoi leur ton était si enjoué. Elle ne comprit pas en quoi c’était un sujet de rigolade, pire encore, pourquoi attendait-elle ce moment avec impatience ?
Aucune femme ne pouvait apprécier être traitée comme un objet, comme un sac de soulagement. De sa propre expérience, l’humiliation se mêlait à la douleur et, aujourd’hui encore, y penser faisait ressurgir dans son cerveau les bruits abjects que produisait le Roi des rois alors qu’il se vidait. Elle se ferma à la conversation et se concentra sur le drap qu’elle nettoyait, essayant de faire sortir de son esprit l’image des servantes humiliées, le visage ruisselant de larmes.
Elle avait peur de ne jamais s’habituer à cette partie de la culture Íbúa et elle faisait tout pour ne pas penser au jour où elle devrait se donner à son mari.
Mais le sujet ramena la question de l’identité de l’homme au premier plan de son esprit.
La situation tournait au ridicule. Elle avait questionné Einar à plusieurs reprises après sa première tentative et il avait fini par tout bonnement l’ignorer dès qu’elle abordait le sujet de près ou de loin. Et elle n’avait pas eu plus de chance avec les autres. Toumet se contentait de lui dire qu’elle aurait la réponse à ses questions en temps voulu d’un air mystérieux. Olvir et les deux frères lui répondaient avec un sourire nerveux qu’ils n’étaient pas en position de lui répondre. Finn ne lui accordait même pas un regard et partait en grommelant dans sa barbe tressée. Et les deux derniers l’évitaient tout bonnement depuis que la question revenait régulièrement sur le tapis.
Et pour ne rien arranger, tout le monde devenait de plus en plus occupé avec l’arrivée prochaine du Storkan. Les jours se raccourcissaient toujours un peu plus. Pahala ne sortait que très peu de derrières les montagnes, laissant les Íbúa dans une pénombre étrange la plus grande partie de la journée. Les activités nécessitant le plus de lumière devaient être faites le plus vite possible dans la courte fenêtre de temps disponible.
Avec le froid toujours plus intense, les attaques d’animaux avaient commencé. À entendre Knut et Olvir en parler, les Íbúa y étaient habitués. Ishta avait entendu parler de toutes sortes de créatures qu’elle ne connaissait pas. Les worgs, des chiens monstrueux et sauvages chassant en meute. Le renard, petit mais féroce s’attaquant au bétail. Les Basilics, des lézards faisant deux à trois fois la taille d’un homme et qui vous pétrifiaient sur place au moindre croisement des yeux ou encore les Etins. Des géants à deux têtes dont la seule qualité, d’après Knut, était d’être à peine plus intelligents que leurs pieds. Mais entendre les Íbúa les appeler « géants » n’avait rien de rassurant à ses yeux.
Jusqu’ici il n’y avait eu aucun incident grave mais Ishta les entendit demandait à Toumet de commencer les offrandes plus tôt cette année. La jeune femme était trop occupée sur l’instant pour demander de quoi il s’agissait. Elle se promit de s’enquérir sur la situation mais sa rencontre suivante avec Ulrik fit disparaître tout autre sujet de son esprit.
La seule personne à qui elle n’avait pas encore posé la question concernant son mari était Ulrik. Le peu de temps qu’elle avait avec lui passait tellement vite qu’elle n’osait pas aborder le sujet de peur qu’il ne se mette à l’ignorer aussi. Mais la situation n’avait que trop duré. Pourquoi tant de mystère autour de l’homme avec qui elle devrait partager le reste de sa vie ?
Ce midi-là, Ulrik lui avait donné rendez-vous devant le port, il l’attendait sur une des tables installées sur la place.
« Regarde ce que j’ai trouvé ! lui dit-il. Je pensais devoir attendre cet été pour te le faire goûter mais Sighild en avait encore un peu, j’ai dû négocier dur mais voilà ! »
Et il désigna l’assiette placée sur la table, visiblement très fier de lui. Ishta avait pris l’habitude de déguster toute sorte de nourriture depuis le début de leurs rencontres. Elle appréciait de découvrir de nouvelles choses et Ulrik se faisait un plaisir de partager tout ce qu’il connaissait de plus étrange. Sa curiosité piquée au vif, elle examina le morceau de viande rose foncé tout en s’asseyant. Mais, à bien y regardait, ça ressemblait plus à du poisson, la chaire était encore attachée à la peau. Cependant le morceau était plus grand que tous les poissons qu’elle ait jamais vus. Et ce n’était qu’une tranche d’un seul filet.
« Lui doit être grand poisson ! dit-elle, plus excitée qu’elle ne le pensait.
- Celui-là faisait partie des petits, soixante centimètres tout au plus. Mais certains laks atteignent plus d’un mètre, répondit Ulrik, visiblement ravi de son enthousiasme. Ils remontent les rivières en été pour aller peìondiù leurs œufs. Puis les petits partent vivre en mer pour l’hiver. C’est encore meilleur frais, mais séché ou salé c’est pas mal non plus. »
Ishta avait toujours préféré le poisson, Ulrik le savait. Elle n’hésita pas plus et goûta. Comme elle s’y attendait, l’animal avait été séché dans une sauce à la fois sucrée et salée qu’elle adorait et le goût de la chair, subtil, se mariait très bien avec. Jusqu’ici, ce devait être ce qu’elle préférait de tout ce qu’elle avait pu manger et elle avait hâte d’être en été pour le goûter frais.
Elle voulait profiter du repas pour aborder le sujet de son mari. Mais une dizaine d’enfants en bas âge arriva sur la place et se précipita vers Ulrik en riant et en criant. Ulrik ne parut pas surpris et les accueillit avec plaisir.
« Un à la fois, je ne comprends rien ! » dit-il en riant.
Alors un à un, chaque enfant lui donna un objet, qu’ils avaient visiblement fabriqué eux-mêmes, en indiquant à qui il était destiné. Celui-ci était pour mamie Olga, celui-là pour tonton Harald ou encore pour grand-mamie Ingebord. Ulrik les mit tous dans une grande poche en cuir qui en contenait déjà quelques-uns. Puis la horde sauvage repartie comme elle était venue.
Il était curieux de voir Ulrik rire avec les enfants. Il paraissait chaleureux et avenant. Des termes qu’elle n’aurait pas pensé à utiliser le concernant autrement. Au fil des jours elle avait appris à ne pas se fier à son air sévère et dur mais le voir sourire était rare.
« Pourquoi eux donner tout ça à toi ? lui demanda Ishta.
- C’est ce dont je voulais te parler aujourd’hui. Dans une semaine on va tenir une cérémonie en mémoire de nos anciestiù. Les conditions idéales n’arrivent qu’une fois tous les huit ans. C’est l’occasion pour les parents de présenter leurs enfants à leurs proches disparus. Ces cadeaux sont des ofièrd pour eux. »
Ishta savait que les Íbúa avaient une affinité très forte avec ceux qu’ils appellent les esprits. On lui avait parlé de plusieurs cérémonies et rituels mais elle n’avait pas encore eu l’occasion d’en voir un. Elle savait également qu’Ulrik était le chaman de son clan, une sorte de prêtre, et qu’il était en charge de ces événements.
« Toi va être très occupé alors ? demanda-t-elle.
- Oui, Ulrik eut l’air embêté. Je ne vais pas pouvoir manger avec toi cette semaine. Je dois partir en forêt pour préparer la cérémonie. »
Ishta ne comprenait pas ce qui le dérangeait autant. Elle posa une main sur son bras, comme elle avait pris l’habitude de le faire.
« Toi fait ce que toi dois faire. » dit-elle d’une voix douce.
Certes leur rendez-vous allait lui manquer mais il ne partait pas pour toujours. Cependant elle n’avait plus le choix que de lui poser la question aujourd’hui ou elle allait encore devoir attendre trop longtemps.
« Ulrik, j’ai question pour toi que personne veut répondre, je peux ?
- Toujours, Sjel, qu’est ce qui te tracasse ?
- Si futur mari de moi ce pas être Leif, alors ça être qui ? »
Ishta vit Ulrik se figer, comme frappé par la foudre.
Annotations
Versions