Chapitre 17 - Peur
Un gigantesque bûcher avait été installé sur la plage, à proximité du port. Les Íbúa s’étaient rassemblés en demi-cercle face à la mer et discutaient joyeusement. En attendant avec Askel et Asvrad, Ishta observait les enfants et leurs parents se rassembler au centre. Elle repéra également Finn, sa femme et leurs deux filles, dont les cheveux étaient habilement tressés et décorés de perles et de grelots.
Les Íbúa avaient sorti leurs beaux habits et Ishta avait été prise en main par Holga qui l’aida à choisir ce qu’elle avait de plus approprié. Elle en avait profité pour montrer à Holga comment les femmes de l’Empire utilisaient le khol pour décorer leurs yeux.
Si, au début, la poudre noire n’était qu’un outil de protection, les femmes de l’Empire en avaient fait un indispensable de leur boîte à maquillage. Aussi, Ishta se servi de la pâte noire et graisseuse dont Ulrik lui avait badigeonné les yeux le jour de son arrivée. Elle l’avait utilisée à plusieurs reprises depuis, principalement quand elle devait travailler longtemps au bord de l’eau.
Il lui fallut quelques essais pour réussir à faire un tracé correct à l’aide d’un os taillé par Finn mais elle finit par réussir les arabesques caractéristiques des maquillages cérémoniels. Le résultat sur Holga était superbe. Le dessin noir fit ressortir le vert de ses yeux et contrasté magnifiquement avec la pâleur de sa peau et de sa chevelure. Le dessin s’étalait sur les tempes, remontant légèrement sur le front, entourait ses yeux et se finissant en pointe le long du nez.
Elle avait d’abord eu peur que le motif soit trop original et dénote avec les coutumes Íbúan mais Holga lui assura que non et la réaction de Finn quand il découvrit le maquillage de sa femme finit de la rassurer. Holga fit sensation en arrivant au rassemblement et plusieurs des femmes présentes demandèrent à Ishta de leur montrer comment faire.
Un murmure excité de la foule la ramena à la réalité. Un brouillard lourd recouvra les eaux du fjord à une allure irréelle. Askel lui désigna du doigt un point bleu flottant à la surface de l’eau. La lumière de la pleine lune inondait la scène d’une aura mystique mais ne réussissait pas à percer le brouillard épais. Il fallut un petit moment pour s’apercevoir que la lueur bleue bougeait dans leur direction, et encore plus longtemps pour comprendre qu’elle émanait d’un homme se tenant debout sur une barque.
Le silence tomba tout autour d’elle et Ishta sentit l’atmosphère devenir grave et solennelle. La brume envahit petit à petit le paysage autour des Íbúa, formant un cercle parfait, les isolant ainsi du reste du monde. Ishta ne comprenait pas comment un tel phénomène pouvait arriver. Quelques instants plus tard la barque racla contre la grève.
L’homme traversa l’eau basse à pied et devint plus net, au fur et à mesure qu’il se rapprochait de la foule. Ishta reconnut enfin Ulrik, en habit cérémoniel et couvert d’une cape faite de la peau d’un ours. Il était coiffé de la tête de la bête, ses pattes aux griffes immenses posées sur ses épaules. Il avait à la main un bâton de bois sculpté plus grand que lui, surmonté d’un corbeau. Les yeux d’Ulrik luisaient d’une étrange lueur bleutée et elle comprit que c’était cette lumière qu’ils avaient aperçue se déplaçant sur l’eau.
La prestance du guerrier lui coupa le souffle. Non, la prestance du chaman, se corrigea-t-elle. S’il était impressionnant en temps normal, l’aura de force et de puissance qu’il dégageait dans l’instant la laissa pantoise. Il se plaça face aux enfants et commença à taper de son bâton sur le sol dans un rythme lent et régulier. Le bruit qui en résultait faisait trembler la terre et résonnait jusque dans la poitrine de la jeune femme.
Tout autour, les Íbúa se mirent à frapper en cadence les deux rondins de bois creux qu’il leur avait été distribué plus tôt. Ishta avait presque oublié les siens qu’elle sortit de sa poche. Les battements du bois résonnaient comme un seul et même cœur.
Immédiatement, le feu du bûcher se mit à pulser en rythme, jaillissant plus férocement à chaque martèlement pour se calmer entre. Très vite le brouillard autour d’eux se mit en mouvement. Ondulant sur lui-même et tourbillonnant, comme agité par un vent inexistant mais ne se rapprochant jamais du centre. Puis, doucement, les ondulations devinrent plus régulières, se rapprochant du rythme battu par Ulrik, mais ne se synchronisant jamais tout à fait, le chaman tapant légèrement trop lentement.
Ishta n’en était pas moins impressionnée par la majesté du moment. Tous les Íbúa battaient à l’unisson avec la nature qui les entourait, les lumières du feu se mêlant à la lueur de la lune, baignaient la scène dans une atmosphère étrange et surréelle.
Ulrik se mit à chanter, d’une voix grave, lente et profonde. Ishta n’en comprenait pas les paroles mais à l’instant où les voix des Íbúa rejoignirent celle d’Ulrik, des filets de brume s’insinuèrent dans le cercle d’être humains, roulant sur eux-mêmes au ras du sol, passant entre les pieds des chanteurs et convergeant vers le chaman au rythme des pulsations de la mélodie. Arrivés au centre, ils s’emmêlèrent et s’agglutinèrent, devenant plusieurs masses informes et mouvantes cherchant à prendre forme.
Leur rythme était toujours légèrement plus rapide que celui des Íbúa, se raprochant un peu plus de leur forme finale à chaque convulsion mais ne parvenant jamais tout à fait à se maintenir. Mais quand la pulsation de la musique coïncidait avec les contractions de la nature environnante, la silhouette se précisait.
Petit à petit les figures devenaient des silhouettes presque humaines. Les lueurs du feu leur donnaient couleur et consistance, mais tout disparaissait à l’instant ou l’ombre revenait, rendant alors à la forme son aspect initial, une brume épaisse et opaque.
Bientôt, de chaque côté d’Ulrik se tenait un petit groupe de gens qui semblait attendre patiemment que les derniers d’entre eux apparaissent clairement. Parfois la brume faisait surface et perçait le costume que leur créait la lueur du feu, leur donnant un aspect irréel. Quand plus rien ne bougea autour de lui, Ulrik se tut et cessa de frapper son bâton au sol. Le brouillard qui les encerclait se dissipa en un instant et le silence qui tomba sur la grève était assourdissant.
Les jambes d’Ishta fourmillaient de s’être habituées aux vibrations intenses du sol et un vide grandit dans sa poitrine là où chaque pulsation raisonnait quelques secondes auparavant. Ulrik sourit et appela un enfant qui s’approcha timidement. Le chaman prit une offrande dans le sac de cuir et la jeta dans le feu. Dans un rugissement terrible le bûcher grossit puis se calma.
Un homme de brume s’approcha d’Ulrik et fusionna avec lui. Tout s’était passé en un instant et la seule indication que l’entité n’ait jamais existé était les quelques volutes de fumée s’échappant parfois du chaman. Il se mit à genoux devant l’enfant, plaça un doigt entre ses deux yeux qui se mirent à briller de la même lueur bleutée que ceux d’Ulrik.
L’enfant rit et parti en courant rejoindra sa maman. Il lui murmura quelque chose à l’oreille, un sourire épanouit s’étala sur le visage de la femme alors que quelques larmes coulaient sur ses joues.
« Les morts parlent aux enfants, lui murmura Askel. Harvald était son mari, il vient de rencontrer son fils pour la première fois. »
Ulrik avait déjà appelé l’enfant suivant, une petite fille de cinq ans tout au plus qui entra en contact avec sa grand-mère.
Ishta avait du mal à croire ce qu’elle voyait. Elle avait déjà vu des démonstrations de magie au Saam’Raji bien sûr, principalement des Grands Saints, mais rien d’aussi spectaculaire. Quelques-uns jonglaient avec le feu, baissaient ou allumaient les lanternes à distance, sortaient des volées de papillons de leurs capes alors que la plupart prétendaient parler avec les Dieux. Mais Ishta n’avait jamais eu de preuve aussi flagrante de leur pouvoir. Les récits anciens ne manquaient pas cependant, racontant les exploits de leurs prédécesseurs, allant de la communication avec les morts jusqu’à l’invocation de boules de feues géantes. Des histoires devenues des légendes rappelées au peuple par les Grands Saints pour le garder sous contrôle.
Mais ici, la nature autour d’elle avait répondu à l’appel d’Ulrik, la terre avait tremblé, les brumes s’étaient déplacées et le feu avait respiré en rythme avec le chaman et les Íbúa. Elle ne pouvait pas non plus réfuter le simple fait que les ancêtres des enfants se tenaient là devant elle. Des hommes et femmes morts depuis plusieurs dizaines d’années pour certains.
Une nouvelle fois, Ulrik plaça son doigt entre les deux yeux d’un enfant, ils s’illuminèrent quelques instants et le petit couru dans les bras de ses parents, ramenant les paroles de son ancêtre. La brume absorbée par Ulrik tomba de lui comme de la cendre et s’évapora à quelques centimètres du sol. Et il recommença, piocha une nouvelle offrande dans sa sacoche de cuir et appela l’enfant qui l’avait fait. Pas une seule fois il ne se trompa.
Enfin, en dernier, vint le tour des filles de Finn. La grande tenant la petite par la main, elles s’approchèrent d’Ulrik. Deux femmes de brumes attendaient encore à côté du chaman mais, à la grande surprise d’Ishta, une seule d’entre elles s’approcha pour transmettre son message. L’autre se contenta de regarder la foule d’un air triste. Il n’y avait plus d’enfant à appeler.
Ishta l’observa plus attentivement et compris.
« Pourquoi la maman de Toumet pas venir pour parler ? demanda-t-elle à Askel qui parut surpris.
- Comment sais-tu que c’est la mère de Toumet ?
- Elle ressemble beaucoup. Pareil les yeux, pareil le sourire. »
Le guerrier échangea un regard inquiet avec son frère.
« Sjel, c’est peut-être mieux que Leif ne sache pas que tu as reconnu sa belle-mère. » lui dit Asvard.
Ishta ne comptait de toute façon pas parler à Leif de sitôt. Aussi, elle mit la remarque d’Asvard de côté.
Alors que Finn retrouvait ses filles, la mère de Toumet sourit doucement et s’évapora. Les Íbúa se mirent à crier de joie, leurs rires et hurlements résonnant à travers la pleine et sur les montagnes. Des musiciens s’installèrent à quelques mètres du feu de joie et un groupe d’hommes
descendirent plusieurs tables sur la grève qui se remplirent bien vite de victuaille. Les enfants courraient partout en riant et en criant, les yeux de ceux ayant participé à la cérémonie luisant toujours d’une lueur étrange.
Comparé aux jours précédents, le temps était étonnamment clément et, plus la musique jouait, plus l’air semblait doux. Ishta n’avait jamais vu autant de gens danser ensemble, et certainement pas de cette façon-là. Visiblement, certains pas étaient chorégraphiés puisqu’ils revenaient souvent mais dans l’ensemble chacun dansait comme il l’entendait, parfois à deux, parfois seule, souvent à trois ou quatre ensembles.
Dans l’Empire, les danses n’étaient pas répandues au sein de la noblesse. Une telle indécence étant réservée au bas peuple. Le peu pratiqué dans le palais était l’apanage des hommes et toujours des chorégraphies très précises, emplie de dignité et de retenue. Les Íbúa montraient de nouveau un rejet flagrant de la civilisation, et pourtant, encore une fois, Ishta préférait de loin leur barbarie.
Perdue dans la contemplation des danseurs elle ne s’était pas aperçue de l’arrivée d’Ulrik.
« Visiblement un ventre va s’arrondir, dit-il aux deux frères. Je me demande qui est enceinte.
- Toumet. » répondirent-ils à l’unisson.
Devant le regard sceptique d’Ulrik, Askel fit un signe de tête vers la jeune femme.
« Ishta a reconnu sa mère. »
Asvard avait baissé la voix et s’était penché vers Ulrik, prenant soin que personne d’autre n’entende. La contrariété s’empara du visage du chaman alors qu’il se tournait vers elle. Ishta ne comprenait pas, elle avait seulement vu la vieille femme, elle n’était pas responsable de sa présence. Mais encore une fois, pour une raison qui la dépassait, il semblait en colère. Son cœur se serra, l’idée qu’il ne soit pas en colère contre elle se fit une petite place dans son esprit mais son insécurité ne voyait aucunes autres raisons logiques à sa contrariété.
Il allait parler mais Askel le coupa.
« On l’a déjà prévenue. »
Qu’elle n’en parle pas à Leif n’avait donc rien d’anodin. Ulrik allait devoir s’expliquer où elle irait voir Leif elle-même pour avoir ses réponses. Encore une fois la conversation tournait clairement autour d’elle mais personne ne daignait lui expliquer les choses clairement. Sa colère refit surface.
« On en parlera plus tard, c’est pas vraiment le bon endroit. » dit Ulrik sèchement.
« Non ! Ishta aussi pouvait prendre un ton cassant. Nous parler maintenant ! Je marre tout le monde sait tout mais personne parle à moi. »
La contrariété d’Ulrik augmenta visiblement quand il reprit la parole.
« Sjel, je...
- Ne, appelle pas, moi, Sjel ! »
Elle appuya chaque mot d’un geste de doigt rageur.
« Si tu traites famille de toi comme ça, je pas vouloir être Sjel ! »
Une émotion qu’Ishta ne comprenait pas traversa le visage du chaman. Un mélange de tristesse et de colère. Il retira son casque en crâne d’ours et baissa la tête, résigné.
« D’accord, laisse-moi te montrer quelque chose avant, tu veux bien ? »
Ils se trouvaient à l’orée du village, sur le chemin menant à la forêt. La traversée des rues désertes s’était faite dans le silence, Ulrik aidant Ishta à marcher dans le noir. Elle ne comprenait pas où il l’emmenait. Les idées les plus folles lui avaient traversé l’esprit. Elle les avait toutes mises de côté les unes après les autres. Si Ulrik lui avait voulu du mal, il aurait eu milles autres occasions de parvenir à ses fins. De plus, il ne serait pas aussi prévenant qu’il l’était maintenant, l’aidant doucement à passer les tas de neige qui entravait leur chemin, l’empêchant de glisser sur le bois humide ou lui montrant des obstacles que le noir de la nuit lui avait caché.
Puis l’homme s’était arrêté devant une petite maison à l’écart des autres, dernière avant la fin du village. Quelques barrières délimitaient un petit terrain où se trouvaient un puits et une cabane à poule inoccupée. Il poussa la barrière et escorta Ishta jusque devant la porte qu’il poussa d’une main, lui faisant signe d’entrer. Ce devait être chez lui.
Il faisait trop sombre à l’intérieur pour voir grand-chose mais Ulrik entreprit d’allumer un feu dans la fosse au centre de la pièce. Bien vite, la chaleur se répandit et la lumière repoussa les ombres.
La maison se présentait comme la plupart des habitations Íbúan. Une grande salle principale avec un plancher de bois. Une fosse à feu au centre, des petites fenêtres. Une table avec quelques chaises et des fauteuils de bois couvert de peau étaient installés autour du feu. Mais contrairement à la plupart d’entre elles, le lit n’était pas derrière une cloison de bois. Il n’y en avait tout simplement pas. Elle était aussi incroyablement vide. À part le mobilier et les accessoires de cuisine et de ménage de base, il n’y avait rien.
Ulrik l’aida à retirer sa cape et ses gants qu’il posa sur la table. Ishta ne savait trop quoi dire, elle contemplait la pièce et ne comprenait toujours pas ce qu’ils faisaient là. Il n’habitait visiblement pas ici. Tout semblait intact, aucune trace de l’usure habituelle d’un lieu de vie. À bien y regarder, tout semblait neuf, même l’air était empli de l’odeur du bois franchement coupé.
« J’aurais préféré t’emmener ici avec le soleil encore dans le ciel, dit-il d’un air embarrassé. Mais il nous fallait un endroit tranquille pour discuter, alors… Bienvenue chez toi. »
Ishta n’était pas sûre de comprendre ce qu’il voulait dire.
« Pardon ? demanda-t-elle, abasourdie.
- Tu ne peux pas habiter au Hovedhuren indéfiniment. On a mis plus de temps que prévu pour la finir. Mais on y est arrivé avant le Storkan. »
Elle doutait fortement que le chaman lui ait offert une maison par pure bonté, elle devrait payer, elle ne connaissait seulement pas encore le prix. Voyant qu’Ishta ne réagissait pas il ajouta d’un air gêné.
« Tu peux amener tes affaires dès demain si tu veux… Ou pas. Aucune obligation... »
Et il avait raison, elle ne pouvait rester dans la maison principale toute sa vie. Un jour elle devrait habiter avec son mari. Alors le placement de l’habitation prit sens. Sur la route menant à la forêt... Fryktebjorn n’allait sûrement pas vivre en intérieur. Elle n’aurait peut-être pas à payer pour cette maison, son futur mari l’avait déjà fait.
Ulrik devint de plus en plus mal à l’aise devant son silence. Soudain, comme s’il venait de se souvenir d’un détail, il ouvrit une porte qu’Ishta n’avait pas remarquée. De l’autre côté se trouvaient un lit, un tapis de peau, un coffre immense et une petite table avec une chaise. Il n’était pas habituel pour les habitations Íbúan d’avoir plusieurs pièces, encore moins avec une porte, le Hovedhuren était une exception. Cet aménagement était fait spécialement pour elle. Elle ne savait pas d’où Ulrik avait appris l’importance de cette porte pour elle mais le geste la toucha plus que tout le reste.
« Ishta… Je sais que tu ne dois pas être ravie de moi en ce moment. »
Il lui prit la main pour la tourner face à lui.
« J’ai eu le temps d’y réfléchir alors que j’étais seul, pour préparer le møtbarn, je regrette ce que je t’ai dit et comment je l’ai fait. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je suis désolé. »
Jamais personne encore ne s’était excusé auprès d’elle. Pas même Toumet. Même si, à bien y réfléchir, elle ne lui en avait pas vraiment laissé le temps. Mais Ulrik tombait à côté du problème. Il ne pouvait pas vraiment penser qu’elle était en colère simplement pour le ton qu’il avait employé.
« Tu peux crier, dire des choses qui font mal à moi. Je être habitué. Mais tu cacher de choses à moi que je besoin savoir. »
Sans le vouloir, sa voix devenait de plus en plus forte et elle sentit la boule peser de nouveau sur sa poitrine.
« Tu voir moi tous les jours, tu gentil avec moi tous les jours. Et moi je contente de voir toi, je contente de parler avec toi. Tu faire croire que moi importante. Mais tu attendre quoi pour me dire ? Le jour que je me marier ? »
Ulrik afficha de nouveau se mélange de tristesse et de colère qu’elle n’avait jamais vu. Puis l’évidence s’imposa, c’était le regret. Dans un soupir il s’assit sur le lit derrière lui, sans pour autant lui lâcher la main.
« Je suis désolé, répéta-t-il une seconde fois. On ne savait pas si tu pouvais communiquer avec ton père... »
Encore cette excuse stupide.
« Avec quoi ? Je pas avoir pigeon ! » s’exclama-t-elle d’un ton exaspéré.
« Par magie Sjel, et visiblement on n’avait pas tellement tort de s’inquiéter... »
« Je rien connaître de magie ! Je suis pas Grand Saint ! Je suis juste femme. Femme pouvoir tout juste parler sans mourir sous battue au fouet ! Tu vu moi dans l’Empire ! Tu dire excuse que toi même pas croire ! »
Elle voulut se dégager mais il ne la laissa pas faire, la ramenant vers lui et plantant son regard dans le sien.
« Tu as raison ! dit-il d’une voix forte, pour couvrir ses protestations. Tu as raison… Je sais depuis longtemps que tu n’es pas en contact avec lui. Je le savais avant même qu’on quitte ce maudit palais ! »
Ishta fut surprise par la force de ses paroles qui contrastaient avec la tendresse de ses gestes.
« J’ai eu peur, Sjel. »
Il avait presque murmuré cet aveu. Elle n’eut pas le temps d’assimiler cette information qu’il continua.
« J’ai eu peur que tu ne veuilles plus me parler, que tu ne veuilles plus me voir… »
Les mots flottèrent quelques instants dans le silence qui s’installa entre eux. La compréhension des paroles d’Ulrik se faisant petit à petit dans son esprit. Il avait eu peur de ne plus la voir, elle. Personne jusqu’ici n’avait apprécier sa compagnie au point d’avoir peur de la perdre. Elle repensa à Ning mais il avait craint de perdre l’idée qu’il s’était faite d’elle, pas elle. Le chaman reprit tout doucement, le regard baissé, presque honteux.
« Je vis dans la peur depuis que je te connais. D’abord dans la salle du trône de ton père où j’ai eu peur que tu me haïsses pour t’arracher à tout ce que tu connais. Puis devant ton balcon quand tu pleurais après l’homme qui s’en échappait... »
Sa voix se brisa. Quelle ironie, s’il savait la raison de ses pleurs il ne se serait pas inquiété…
« J’ai eu peur que tu n’oses jamais me parler, peur que tu meurs de froid dans ces maudites montagnes… »
Sa voix s’était teintée de colère mais dans un soupir il se reprit et continua.
« Une fois ici, tu étais avec Toumet et ses filles, j’ai eu peur que tu m’oublies… Quand tu as accepté de passer du temps avec moi… Je... j’aurais dû me battre auprès de Leif pour faire valoir tes droits. J’aurais dû le faire taire. J’aurais dû te défendre quand tu ne pouvais pas le faire. Mais j’ai eu peur de te parler, certain que tu allais me détester, ne plus vouloir me voir alors j’ai préféré écouter Leif. »
Il calma de nouveau son agitation par un soupir et reprit, plus bas encore.
« Puis j’ai eu peur que tu préfères Leif et je me suis comporté comme un abruti… Je ne sais même plus quand j’ai arrêté d’avoir peur par devoir et quand j’ai commencé à avoir peur par amour... »
Il se tut, ne laissant plus entendre que le bruit des bûches qui crépitaient dans l’âtre.
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