Chapitre 24 - Plan de bataille

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Il lui restait deux semaines avant l’arrivée de la délégation impériale et elle ne pouvait s’empêcher de déplorer tout ce temps perdu en spéculation et incompréhension.

Les Íbúa étaient en pleine effervescence depuis son discours au forsvar. L’appel à la guerre sonnait dans toute la ville et l’atmosphère générale était grisante. La forge tournait à plein régime et on pouvait entendre le marteau taper l’enclume depuis la place principale jusqu’au port. À toute heure du jour, les guerriers se rassemblaient sur la grève pour s’exercer et entraîner les plus jeunes au maniement des armes. Femmes et hommes confondus, sans distinction, leurs longs cheveux rassemblés en tresses complexes qu’ils pouvaient garder plusieurs jours d’affilés. Ishta ressentait une pointe de jalousie chaque fois qu’elle les voyait. Dans une autre vie elle aurait, elle aussi, pu apprendre à se défendre dès son plus jeune âge, au lieu de quoi on lui avait enseigné à avoir peur et à disparaître.

Mais ce n’était pas le moment de s’apitoyer sur son sort, ses journées s’étaient transformées en une course effrénée contre la montre alors qu’elle passait d’une obligation à une autre. La pauvre n’atteignait son lit que tard dans la nuit, après des réunions interminables au Hovedhuren où elle retrouvait Leif et ses généraux.

Là, elle leur racontait le déroulement de la guerre vu par l’Empire, l’organisation de son armée ainsi que le fractionnement des royaumes qui le compose. Elle en savait forcément plus sur les deux premiers sujets que sur le dernier mais toutes les informations étaient importantes à ce stade.

Ensemble, ils décidaient de la suite des opérations. Rassembler les clans sous un seul objectif n’était pas une mince affaire. Dès le troisième jour, plusieurs délégations étaient arrivées à Jorundarholt pour entendre la proposition d’Ishta, participant aux conseils de guerre tenus par Leif. Il ne fallait généralement pas longtemps pour les convaincre, les informations qu’elle leur partageait valant de l’or, mais le processus reprenait depuis le début à chaque nouvelle arrivée d’émissaire, ce qui ralentissait considérablement leurs plans et augmentait la frustration de la jeune femme qui voyait le temps lui filer entre les doigts.

Le point positif était sa coopération avec Leif. L’intelligence de l’homme était évidente et il ne lui fallait que quelques mots d’explication pour comprendre où Ishta essayait de l’emmener. Inversement, elle apprenait de lui tout ce qu’elle pouvait et il semblait apprécier, n’hésitant pas à approfondir un sujet qu’elle ne connaissait pas trop, lui transmettant autant de son expérience qu’elle pouvait en absorber.

Les discussions sur les manœuvres employées par l’Empire et le fonctionnement de leurs armées étaient, à son avis, les plus captivantes. Elle n’osa d’abord que très peu participer, ne se sentant pas vraiment à sa place. Mais bien vite Leif confirma ce dont elle se doutait déjà, les Íbúa utilisaient sciemment l’ego surdimensionné du Saam’Raji et son incapacité à s’adapter. Comparer les deux systèmes de pensée était une expérience hautement enrichissante et elle se retrouva à poser de plus en plus de questions pour finalement participer pleinement à chaque réunion.

Elle avait plus de difficulté lorsqu’ils abordaient la politique des différents royaumes. Il lui était compliqué de faire le lien entre les maigres informations qu’elle possédait, ne comprenant pas vraiment les motivations qui poussaient les familles royales à agir dans telle ou telle direction. Et, même si Leif était tout aussi perdu qu’elle, Toumet comblait alors ses lacunes. Elle n’était pas devenue Ansatt du clan pour rien et sa facilité à se mettre à la place des autres et comprendre leurs besoins la rendait redoutable.

L’organisation de son mariage était également un sujet central, se rapprochant plus du plan de bataille que d’une cérémonie matrimoniale. Ishta passait chaque détail en revue, du logement pour la délégation impériale en passant par le menu du festin, jusqu’à sa robe. Certes, il était normal pour la mariée de s’occuper de ce genre de chose mais, ici, les circonstances étaient particulières.

Chaque décision devait être pesée avec attention afin que la cérémonie soit juste assez insultante pour que l’Empereur reprenne les hostilités, mais pas trop pour que la journée ne se termine en bain de sang. Tout se déroulait au sein même de la ville et il ne fallait pas mettre en danger les membres du clan les plus fragiles.

Trouver où loger la délégation impériale se révéla être un problème des plus épineux. Il fallait un endroit facile à mettre sous surveillance, où les hommes de l’Empire ne pourraient se déplacer trop librement. Les différences de culture trop importantes pouvaient amener à plus d’un incident grave.

Mais, à son grand étonnement, c’est le modèle de la robe qui fut l’étape la plus compliquée. Ishta voulait allier le style traditionnel Íbúan à la coupe ouverte dans le dos et le voile du Saam’Raji. Elle comptait utiliser ce mélange pour une révélation spectaculaire de son tatouage.

Mais Astrid, Holga et les couturières insistaient pour qu’Ishta choisisse un modèle qui lui plaise et dont elle serait fière. De toute évidence, la robe était un point central de la tradition maritale Íbúan et les femmes étaient profondément bouleversées par le choix d’Ishta d’en faire une arme contre son père. Pour elles, un mariage était un événement sacré et, afin de ne pas ternir le souvenir du jour où elle unirait son destin à celui de l’homme qu’elle aimait, elle se devait d’en garder un élément pur et intacte .

Mais rien dans ce mariage ne semblait lui semblait réel. Elle ne voyait cette cérémonie que comme une pièce de théâtre visant à tromper son père. Certes, elle avait hâte de s’unir à Ulrik, mais elle ne considérait pas ce jour comme la consécration de leur amour. Tout d’abord elle n’allait pas épouser Ulrik mais Fryktebjorn. Oui, l’homme sous le costume était le même, mais il lui était difficile de voir ce mariage comme l’événement romantique et fabuleux qu’imaginaient Astrid ou Holga.

L’absence de ce dernier depuis le jour du forsvar ne facilitait pas les choses. Elle essayait autant que possible de ne pas y penser mais le sentiment de solitude qui l’envahissait à la moindre mention du chaman la laissait souvent au bord des larmes.

Alors, elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour ne pas avoir un instant de libre, empêchant son esprit de vagabonder à la moindre occasion. Elle utilisait chaque moment d’inactivité pour se rendre chez Oda. Le travail minutieux de l’artiste prenait du temps mais le dessin avançait bien. La douleur était loin de ce qu’elle s’était imaginé et Oda elle-même la trouva fort résistante, commentaire qui déclencha chez Knut un grognement de dédain.

« Disons que les séances de fouet ont sûrement éprouver sa résistance à la douleur… » s’expliquât-il sous les regards surpris des deux femmes.

Parce que, si Ulrik était aux abonnés absents, ses guerriers en revanche ne la laissaient jamais seule. Deux d’entre eux se trouvaient avec elle en permanence. Elle ne savait dire si c’était par peur de la voir s’écrouler à la moindre difficulté ou bien si ils tentaient de palier aux manquements du chaman.

Quoiqu’il en soit elle leur en était reconnaissante, ils étaient un vrai soutien, auquel s’ajoutait Vabachea, qui la suivait comme son ombre.

La Glemslött grandissait à vue d’œil. Quand elle restait sur ses quatres pattes, son museau atteignait désormais le visage d’Ishta. Debout, elle dépassait même Olvir. Sa fourrure épaisse avait foncé, devenant presque noire et ses bois se développaient en couronne autour de sa tête, dans un entrelacs délicat et élégant. À peine quelques semaines, et l’ourse était déjà aussi belle qu’effrayante.

Et sa splendeur n’avait d’égale que son intelligence, l’animale s’adaptait à la vie au sein du clan à une vitesse incroyable. Plus le temps passait et plus Ishta était admirative devant ses capacités de réflexion et de compréhension, mais c’était durant les patrouilles autours de Jorundarholt que la perspicacité de Vabachea était la plus impressionnante.

Ishta savait que son approche éducative était la bonne, mais une petite partie d’elle se disait encore qu’elle n’était pas à la hauteur et que la Glemslött profiterait de la première occasion pour partir et l’abandonner. Aussi, c’est avec beaucoup d’appréhension qu’elle avait rejoint la première patrouille.

Mais elle se rendit vite compte que Vabachea était tout aussi impressionnée qu’elle, essayant de se faire toute petite dans le dos de la jeune femme alors qu’elles rejoignaient les guerriers à l’entrée de la forêt, autant dire chose impossible pour une bête faisant déjà trois fois le poids d’un homme.

À la voir tout intimidée, collée tout contre elle, Ishta se souvint qu’elle n’était encore qu’un bébé. Confrontée à son gabarit au quotidien, c’est un fait qu’il était facile d’oublier, mais la pauvre ne pourrait bientôt plus rentrer dans leur petite maison.

Vabachea ne s’éloigna guère du cheval qu’elle partageait avec Olvir lors de leur première patrouille. Regardant autour d’elle avec un mélange d’envie et de crainte. Mais au bout de quelques patrouilles déjà, elle se mit a gambader autour du petit groupe, reniflant et fourrageant de droite et de gauche. Puis ces instincts reprirent bien vite le dessus et ils ne la virent presque plus, l’ourse ne revenant que de temps à autres pour s’assurer que les hommes étaient toujours à proximité.

C’est à ce moment-là que les Íbúa décidèrent d’étendre leur chemin de ronde et de s’éloigner un peu plus du village vers des zones plus dangereuses. La première patrouille en terrain inconnue se faisait toujours avec la présence de la Glemslött. Ishta avait d’abord pensé qu’elle n’était pas rassurée et restait avec eux par peur mais elle se rendit bien vite compte de son erreur. Si Vabachea ne s’éloignait pas, il était clair qu’elle n’était pas effrayée mais en état d’alerte, scrutant tout autour d’elle et reniflant le vent dès qu’il changeait de direction. Elle ne les accompagnait pas par peur mais pour les protéger.

Sa théorie fut vite mise à l’épreuve un jour où Vabachea commença à s’agiter sans raison apparente avant de leur bloquer la route, grognant et feulant contre le groupe de guerriers. Inquiets, certains tirèrent leurs armes face à l’ourse mais bien vite Ishta calma la situation. Ils décidèrent d’envoyer deux éclaireurs, mais ça ne plut pas à Vabachea, qui voulut les empêcher de partir. Visiblement en détresse, elle les repoussa de son mieux dans l’autre sens. Finalement, Ishta parvint à l’apaiser et ils revinrent un long moment plus tard, rapportant que quatre Ettin attendaient en embuscade plus loin sur le chemin.

Les Ettin n’étaient pas parmi les créatures les plus intelligentes et ceux-là cherchaient sûrement à piéger quelques gibiers faciles. Les Íbúa ne seraient probablement pas en grande difficulté s’ils tombaient dessus par hasard, mais être préparé à ce genre de situation et toujours mieux que de se faire surprendre. Il fut décidé qu’Ishta resterait en arrière avec Olvir alors que les autres iraient déloger les Ettin qui s’étaient aventurés bien trop loin hors de leurs terres.

Vabachea resta tout d’abord tranquillement avec sa maman de substitution, mais dès que les premiers échos du combat leur parvinrent, l’animal poussa un grognement guttural et se précipita dans leur direction sans qu’Ishta ne puisse la retenir. Suivirent une attente interminable dans l’angoisse et les échos d’une bataille qu’ils ne pouvaient rejoindre. Elle s’inquiétait de ce qu’il se passait et en même temps se sentait coupable. Olvir ne tenait pas en place, visiblement frustré de ne pouvoir aller aider les autres, mais ils avaient tous les deux parfaitement conscience que la présence d’Ishta ne ferait que leur compliquer la tache. Enfin, le silence se fit.

Quelques minutes plus tard, le groupe réapparut, suivi de près par Vabachea. Il n’y avait aucun blessé et les Íbúa ne tarissaient plus d’éloge sur la Glemslött. Ils leur racontèrent la peur bleue qu’ils avaient eue quand elle les avait rejoints sur le champ de bataille, avec grognements sauvages et crocs sortis, mais, très vite, elle s’était intégrée à leur combat de manière naturelle, s’adaptant à leur manière de faire et tout fut fini bien plus rapidement que si elle n’avait pas été là. Ishta ne pouvait être plus fière, elle nota intérieurement de faire participer Vabachea aux entraînements sur la plage.

La nouvelle se répandit au village et l’attitude des gens envers l’animale se réchauffa considérablement, certains enfants allaient jusqu’à l’accueillir avec joie au retour des rondes.

A partir de ce jour, la dynamique du groupe changea doucement, les Íbúa suivant Vabachea lors de ses rondes et non l’inverse. La Glemslött ne tenta plus de les éloigner du danger mais elle les prévenait en avance, pour qu’ils se préparent, puis partait au combat avec eux.

Petit à petit, ils rencontrèrent de moins en moins d’animaux sauvages ou d’Ettin mais une autre découverte remplit Ishta d’effroi.

Quelques jours seulement après leur première rencontre avec les Ettin, une odeur de charogne les frappa de plein fouet alors qu’ils atteignaient une clairière au milieu des bois. À l’arrière du groupe, sur le cheval d’Olvir, elle ne vit pas de suite ce qui tira des exclamations de stupeur des autres guerriers, mais plus ils approchaient et plus l’odeur devenait forte.

Enfin, ils émergèrent d’entre les arbres et le carnage qui s’étalait sous ses yeux lui souleva le cœur. Au centre de la clairière, plusieurs carcasses d’ours, éventrées et éparpillées, pourrissaient à l’air libre, grouillantes d’insectes et d’oiseaux charognards. Les Íbúa commencèrent à examiner les lieux alors qu’Olvir aidait Ishta à descendre de cheval.

« C’est pas un animal, s’exclama Ingrid. La peau est tranchée net. »

La petite femme rousse était penchée sur une des carcasses, ayant fait fuir les corbeaux qui l’avaient choisi comme repas.

« Des Ettin ? demanda un guerrier blond qu’Ishta ne connaissait pas.

- Non, répondit-elle. Les Ettin se battent plutôt avec des massues improvisées. Là, les coupes sont vraiment nettes et il y a très peu d’os éclatés. C’est fait à l’épée… Ou à la hache…

- Je ne vois qu’une seule trace de pas, ajouta un autre. »

L’annonce semblait les troubler profondément. L’incompréhension devrait être inscrite sur son visage parce qu’Olvir s’approcha pour lui parler doucement.

« Les Íbúa ne tuent pas pour le plaisir, s’ils le font c’est pour manger et rien n’est gaspillé. A part pour se défendre, un Íbúa ne tuera pas un ours… Ça ne se mange pas.

- Mais alors… commença Ishta. Qui faire ça si pas Íbúa ?

- C’est bien ce qui dérange tout le monde. »

Elle regarda autour d’elle. Tous fouillaient de droite et de gauche à la recherche d’un indice quelconque sur qui était l’auteur de ce massacre. Venir à bout d’un ours, seul, était déjà un exploit en soi, mais il y avait au minimum quatre ou cinq carcasses disséminées ici. Elle n’était pas sure de vouloir rencontrer l’homme capable d’un tel tour de force.

Le comportement de Vabachea attira alors son attention, le nez au sol, la Glemslött furetait distraitement autour d’elle. Elle ne semblait ni inquiète, ni agitée. Au contraire, l’odeur qu’elle suivait semblait lui plaire et elle se mit à se rouler dans l’herbe, comme elle le faisait à la maison après une séance de jeu particulièrement plaisante.

Une idée étrange fleurie dans l’esprit de la jeune femme, mais ce ne pouvait pas être ça. Certes, Ulrik incarnait Fryktebjorn sur le champ de bataille, mais il n’en était pas moins doux, calme et pondéré. Et puis, il était fort mais pas assez pour démembrer à lui seul autant d’ours. Et, surtout, pourquoi ferait-il une chose pareil ?

Cependant, cette pensée refusait de quitter son cerveau. Les Íbúa autour d’elle semblaient effarés par ce qu’ils avaient découvert. Outrés qu’un homme ait pu commettre une telle ignominie. Tous, sauf Olvir qui ne prenait même pas la peine d’investiguer sur ce qui s’était passé, qui ne semblait pas choqué outre mesure. Il n’en fallut pas plus à son esprit pour élaborer les pires théories.

Que diraient les Íbúa si son intuition s’avérait exacte ? Qu’arriverait-il à Ulrik ?

Une fois de plus, Olvir se pencha vers elle.

« Ils ne trouveront rien. »

Ishta allait le questionner mais il la coupa dans son élan.

« Ce n’est pas à moi de répondre à tes questions. »

Aussi frustrée qu’elle pouvait l’être, elle savait qu’il n’en dirait pas plus et elle respecta son choix. Les Íbúa fonctionnaient ainsi et, si elle voulait profité du bon côté de leur culture, elle devrait apprendre à vivre avec les mauvais.

Ils tombèrent à plusieurs reprises sur des charniers de ce genre durant les jours suivants. D’autre ours mais aussi des biches et leurs petits, un groupe de worg, et même un couple d’Ettin. Ces différentes scènes dégageaient une rage et un acharnement terrifiant mais déclenchaient des sentiments mitigés chez Ishta.

Ulrik lui manquait terriblement et, bien que ses guerriers l’accompagnaient à longueur de journée, elle ne rentrait chez elle le soir que pour se retrouver toujours plus seule. Elle savait désormais qu’il n’était pas très loin mais elle ne comprenait pas ce qui l’empêchait de rentrer. Et pourquoi ces carnages ?

Les deux semaines s’étaient presque écoulées, et elle avait traversé ce tumulte d’émotion et d’activité seule, ou presque. Elle avait le soutient des gens qui l’entourait mais la solitude qu’elle ressentait ne pouvait être comblée que par le chaman. Elle était d’autant plus seule que Vabachea ne passait désormais plus la porte d’entrée, l’ourse avait désormais pris l’habitude de dormir sous le porche devant la maison. Askel lui avait installé un petit nid de paille et de tissu usagée que l’ourse appréciait particulièrement.

Mais une fois la porte passée, qu’importe que le feu soit allumé ou que quelqu’un l’accompagne, la maison lui paraissait froide et triste. Elle s’était contentée du refus de répondre d’Olvir mais plus les jours passaient et plus elle se sentait abandonnée.

Chaque décision pour le mariage qu’elle devait prendre seule lui rappelait qu’il n’était pas là. Le sentiment de fierté qu’elle ressentait après une réunion avec Leif ne faisait que lui rappelait le fait qu’il ne la voyait pas s’améliorer. Chaque fois qu’elle partageait le cheval d’Olvir, elle regrettait la sensation familière d’Ulrik derrière elle, son odeur, sa chaleur.

Lors d’une journée particulièrement éprouvante, après une séance difficile avec Oda où l’artiste s’était acharnée sur un endroit sensible de ses côtes, Ishta s’effondra en larme devant Leif et Toumet.

La discussion n’était complexe mais pas des plus difficiles, elle portait sur la sécurité à mettre en place pour contenir la délégation Impériale, mais le stress, la fatigue et la pression des derniers jours la rattrapèrent d’un coup alors que Leif souhaitait bonne nuit à Toumet d’un doux baiser posé sur sa joue. Heureusement, tout le monde avait déjà quitté la pièce et il ne restait plus qu’elle, Toumet, Leif, Finn et Sigvald.

Il lui fallut quelques instants pour se reprendre, refusant les bras que lui tendait Toumet, elle ne voulait plus être la fragile petite fille qu’il fallait consoler. La nuit était tombée depuis longtemps, ils étaient installés à l’étage du Hovedhuren, sur une table emplie de carte et de petites figurines en bois. Elle se concentra sur l’odeur de nourriture et le bruit des conversations remontant depuis la salle commune en contrebas.

Enfin, elle se tourna vers Finn et Sigvald qui l’avaient accompagnée pour cette réunion.

« Je bien vouloir attendre qu’Ulrik explique à moi, mais bientôt c’est le mariage de nous et lui il est toujours pas là. Je même plus en colère. Je juste triste… »

Elle n’ajouta rien de plus mais la demande était claire. Finn souffla de dépit alors que Sigvald levait les yeux au ciel.

« Pourquoi ça tombe toujours sur moi ? soupira le premier.

- Hé ! s’exclama le deuxième. C’est pas toi qui t’es farci la conversation sur comment on fait les bébés !

- Sur quoi de quoi ? s’insurgea Toumet.

- Non, rien, ne me fait pas revivre ça… répondit Sigvald en soupirant avant de se tourner vers Ishta. Ok, par où commencer… Ulrik n’a pas été choisit au hasard pour incarner Fryktebjorn. Aussi, tu l’as vu au forsvar, nous sommes tous les six touchés par les sintånd et, dans une certaine mesure, nous avons aussi la maîtrise des éléments. Mais Ulrik est le plus puissant d’entre nous. »

Sigvald se tut, cherchant visiblement ces mots, Ishta en profita :

« C’est quoi touché par les sintånd ?

- Sintånd c’est un ancien mot pour esprit. On parle ici de l’essence des dieux, des esprits des morts mais aussi ceux de la nature. Être touché par les Sintånd, ça vaut dire que nous servons de lien entre eux et les humains. C’est ce qui à permit à Ulrik d’appeler les morts lors de la présentation des enfants avant le Storkan. Mais ça signifie aussi que les esprits ont la possibilité de nous utiliser en retour.

- Ils ne peuvent pas le faire tout le temps, reprit Sigvald. Uniquement lorsqu’on le veut bien et qu’on les appelle, c’est un processus qui prend généralement du temps. Mais, parfois, surtout si le lien avec l’autre monde est puissant…

- Comme dans le cas d’Ulrik, ajouta Finn.

- Les Sintånd prennent contact avec nous sans qu’on le veuille, reprit Sigvald. C’est particulièrement le cas lorsque l’on est vulnérable.

- Autrement dit, malade ou submergé par nos émotions, le coupa Finn.

- Dès notre plus jeune âge on apprend à gérer nos émotions et les garder sous contrôle, continua Sigvald. Certains y arrivent mieux que d’autres.

- Ulrik est particulièrement doué pour ça d’ordinaire, intervint de nouveau Finn. Alors que Knut se laisse facilement avoir.

- Par les couilles de Vekel ! s’énérva Sigvald. Si tu veux raconter fait le toi, sinon laisse-moi enchaîner plus de deux phrases ! »

Finn fit un signe d’apaisement avant de se rasseoir.

« On appel les gens comme nous des Berserkir, reprit Sigvald plus calmement. Quand on invite un Sintånd à cohabiter avec nous, toutes nos émotions sont brutes et décuplées, presque impossibles à maîtriser. En contre partie, on devient plus fort, plus rapide et plus résistant. Quand Ulrik incarne Fryktebjorn il n’est plus lui-même, il est dangereux. Nous le sommes tous.

- La lueur que tu as vue dans nos yeux le jour du forsvar, dit Finn après s’être assuré que Sigvald avait bien terminé sa phrase. C’est le signe d’un lien actif avec les Sintånd, ce jour-là nous avons tous eu du mal à contrôler notre colère, mais pour Ulrik ce fut pire que tout…

- Il a essayé de se reprendre mais ton histoire à été trop brutale, reprit Sigvald d’une voix douce. Il est parti avant de perdre complètement le contrôle. Ça nous arrive parfois… Rarement aussi longtemps, mais ne t’inquiètes pas de trop… Il est sûrement ce qu’il y a des plus dangereux dans ces montagnes actuellement, il ne lui arrivera rien.

- Et s’il n’est pas de retour à temps pour l’arrivée de la délégation j’irais le chercher moi-même… termina Finn d’une voix menaçante. Je commence à en avoir ras le bol de ses conneries. »

Ishta resta silencieuse, pensive. Elle comprenait mieux le lien qui unissait les sept guerriers ensembles. Elle avait du mal à imaginer qu’Ulrik puisse lui être dangereux, mais l’explication donnait du sens à beaucoup de choses.

Entre autres, elle comprenait enfin l’emploi du mot “Sjel”. On lui avait expliquer qu’il signifiait “âme” et qu’il était employé pour s’adresser à un membre du même foyer ou quelqu’un de vraiment proche, mais la limite lui était floue puisque tous, ou presque, autour d’elle utilisaient le terme. Ulrik appelait ses guerriers “sjel” car ils étaient unis par un lien spécial. Finn le lui avait dit lors de sa promesse mais elle n’avait pas vraiment compris la profondeur du terme. Ces guerriers la considéraient comme un membre à part entière de leur famille depuis le début, avant même son union avec Ulrik. Pour eux, ce simple fait n’avait jamais été remis en question.

Une chaleur étrange l’envahit alors que sa perception de la famille s’agrandissait.

« Je compte sur toi, Sjel. » dit-elle en se tournant vers Finn.

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