Chapitre 28 - Tribut
De six ans son aîné, Um Dakshi était de loin le plus intelligent, le plus calme et le plus réfléchi de tous ses frères. Il était aussi le plus cruel et le plus impitoyable.
Autant de qualités qui avaient poussé le Roi des rois à le nommer à la tête de ses armées. Sa capacité impressionnante à manipuler son image le rendait aimé du peuple et tous le voyait comme le prince le plus apte à succéder l’Empereur. Quand bien même n’était-il que le fils d’une ortie et ne faisait initialement pas partie de la liste des héritiers. Tous oubliaient bien volontiers que sa place de cinquième prince le vouait initialement à prendre la tête des eunuques.
Écartant de son passage quiconque pouvait le freiner, il avait réussi à tenir la Rose en respect, déjouant toutes ses tentatives pour le faire disparaître et éliminer la concurrence pour son propre fils. Mais Dakshi était tenace, plein de ressources et, surtout, possédait l’appui du Roi des rois.
Et il avait une dent contre Ishta. Elle ne comprenait toujours pas ce qu’elle avait bien pu lui faire, mais de tous ses frères, il était celui qui l’avait le plus tourmentée. Chaque fois qu’elle se retrouvait dans les ennuis, il était là et prenait un malin plaisir à s’occuper de sa punition lui-même, débordant d’imagination pour trouver la plus cruelle ou la plus stupide.
Ishta fut parcourue d’un long frisson alors que les bannières ondulant au vent s’approchaient toujours plus, emmenant avec elles un de ses pires cauchemars.
Ulrik resserra son étreinte autour de ses épaules, bientôt il devrait la lâcher, elle le savait, et elle serait privée de son affection jusqu’au jour de leur mariage, tout du moins en public.
« Sjel, chuchota Ulrik juste pour elle. Tu sais qu’ils ne peuvent plus t’atteindre, tu as tout un peuple derrière toi, ils ne sont que quelques pauvres soldats… »
Étrangement réconfortée par ces paroles, elle profita du peu de temps qu’il leur restait pour leur expliquer qui était son frère.
A peine quelques instants plus tard, la longue colonne de cavaliers, de charrettes et d’esclaves s’arrêta quelques dizaines de mètres devant eux. Cinq des premiers hommes mirent pied à terre. Elle n’eut pas besoin d’attendre qu’ils retirent leurs casques pour reconnaître le prince, tenant de leur père, il dépassait d’une tête tous ses soldats. Et, contrairement à la plupart des nobles de sa suite, affublés d’armure d’apparat plus ridicules les une que les autres, Dakshi ne portait qu’une cuirasse de soldat simple et fonctionnelle. Elle était juste assez rehaussée de quelques dorures pour être reconnu en société mais pas assez extravagante pour être ciblée sur un champ de bataille.
À pieds et leur casque sous le bras, ils parcoururent la distance les séparant de l’entrée du village, rejoint en chemin par un petit bonhomme rondouillard à la moustache impressionnante et en tenue officielle, le souffle court d’avoir remonté toute la colonne en courant.
Le prince salua Ulrik d’un geste de la tête, la main sur le cœur, à le mode de l’Empire et ignora tout bonnement Ishta et Toumet. Prévisible.
« Majesté Um Dakshi, prince en trois de la mer verte d’Or, émergé bébé depuis la Ortie, générale en dessus du les armées, bien-en-amour du le mon Peuple, salutation à vous. » dit le petit bonhomme dans un Íbúa bâclé et à l’accent grossier.
Comme il avait été convenu, Toumet et Ulrik se tournèrent vers Ishta, attendant une traduction. Mais la pauvre faillie éclater de rire devant leur regard sincèrement confus et, pour être franche, Ishta les comprenait. Si elle n’avait pas connu les formules de politesse que l’interprète avait essayer de traduire, elle se serait retrouvée tout aussi perdue qu’eux.
« Sa majesté Um Dakshi, annonça-t-elle à Toumet d’une voix forte et claire. Troisième prince des jardins d’Or, descendant d’une Ortie, général des armées, Bien-Aimé du Peuple, vous salue. »
Alors que l’Ansatt du clan s’apprêtait à répondre, un des adjoints du prince fit un pas en avant et beugla sur Ishta, dans la langue de l’empire.
« A genoux, femme ! Personne ne t’autorise à parler ! »
Toumet sursauta et laissa échapper un rire de surprise nerveux tandis qu’Ulrik s’avançait d’un pas menaçant, la main sur sa hache, imité par tous les guerriers Íbúa qui les entouraient. Les hommes leur faisant face en reculèrent de stupeur. Mais Ishta retint le chaman d’une main sur le torse, sans même se retourner, préférant foudroyer du regard celui qui avait parlé. Et il allait de nouveau ouvrir la bouche mais Dakshi l’attrapa par le col et l’emmena quelques pas en retrait, tout en l’admonestant d’une voix basse mais lourde de menace, le regard froid. Ils étaient trop loin pour qu’Ishta en comprenne les mots mais le message était clair, ils n’étaient pas là pour froisser les Íbúa.
Une fois le calme revenu, Dakshi salua à nouveau mais cette fois en direction de Toumet.
« Les différences de cultures sont parfois difficiles à comprendre pour certains. » dit-il avec un sourire contrit qui ne s’étendait pas jusqu’à ses yeux.
Alors que son interprète s’apprêtait à traduire, il le fit taire d’un geste et se tourna vers Ishta.
« Sha Ishta, dit-il d’une voix doucereuse. La plus douce de mes sœurs, te voilà plus versée dans la langue barbare que le propre interprète du Roi des rois, tu nous feras l’honneur de traduire. »
Ça se rapprochait plus de l’ordre que de la question, mais elle trouvait déjà merveilleux qu’il ne se soit pas étouffé de rage en lui adressant la parole. De plus, il avait cherché son regard volontairement. Perturbée, elle le voyait pleinement pour la première fois depuis leur enfance, les yeux aussi verts que les siens, un visage aux traits arrondis, des pommettes hautes et un nez aquilin, il était beau. Tout du moins selon les standards de l’Empire. Son air inspirait la confiance, pour toute personne ne voyant pas la lueur calculatrice au fond de son regard, Ishta n’en faisait pas partie.
« Um Dakshi, dit-elle d’une voix forte et plus assurée qu’elle ne l’était réellement. Je te présente Toumet, Fille de l’Aigle, Ansatt du clan Andadóttir, le clan de la fille des Esprits. »
Toumet salua le prince puis Ishta désigna Ulrik.
« Et voici Ulrik, Parole des Anciens, Chercheur d’Esprit du clan Andadóttir et Ansatt de tous les chamans. »
Ulrik fit un simple signe de tête, à contrecœur, le visage fermé.
Toumet prit alors la parole en Íbúa, aussitôt traduite par Ishta.
« C’est un plaisir de vous voir pour un événement plus joyeux que la guerre. Tout d’abord, nous allons devoir discuter d’un sujet délicat pour la bonne entente de tous, puis Ishta, Mère de la Foudre, femme de mon clan, vous indiquera les dispositions que nous avons prises concernant votre séjour. »
Toumet avait bien insisté sur l’utilisation du titre d’Ishta, ils savaient que l’émissaire comprendrait sûrement aussi bien l’Íbúa qu’eux-mêmes comprenaient la langue de l’Empire et elle trouvait important qu’il connaisse l’étendue du respect qu’ils avaient pour la jeune femme.
Autant maître de ses émotions que leur père, Dakshi ne montra aucun signe d’étonnement et se contenta d’acquiescer de la tête dans l’attente que Toumet poursuive.
« Comme vous l’aurez sûrement déjà compris, reprit-elle par le biais d’Ishta. Les femmes et les enfants ici ne sont ni esclaves, ni à votre disposition d’aucune façon. La punition pour toucher une femme ou un enfant contre sa volonté de quelque manière que ce soit peut aller de l’amputation d’un membre, souvent celui responsable du malêtre, jusqu’à la mort, tout simplement. Nous n’avons pas de tribunal ou de juge. La sanction peut être appliquée par n’importe quel membre du clan témoin de l’incident et porteur d’une arme. Prenez bien garde de transmettre ses informations à vos gens, le mariage est un événement sacré qui se doit de rester heureux. Nous ne voulons aucun incident, et encore moins de morts.
Pour limiter les problèmes de compréhensions des mœurs, nous avons instauré une milice chargée de surveiller les interactions et de nous rapporter tout accroc. Dans le même but, seuls vos gens ayant reçu l’autorisation de séjourner dans Jorundarholt auront le droit d’y rester une fois la nuit tombée. Dès que l’on sonnera la corne, les autres retourneront dans le campement à l’emplacement qu’Ishta, Mère de la foudre, vous aura indiqué.
Pour votre propre sécurité, nous vous déconseillons fortement de vous aventurer dans les forêts sans un chasseur du clan. Si vos gens désirent chasser, c’est avec plaisir que nous les accompagnerons. Si vos gens souhaitent chasser seuls, c’est à leurs risques et périls et ils devront toujours laisser une femelle et un petit en vie.
Si vous n’avez pas d’autres questions, je vous laisse vous occuper de vos affaires, puis je vous invite à me rejoindre au Hovedhuren pour vous restaurer et vous réchauffer après votre long voyage. Encore une fois, Ishta, Mère de la foudre, vous indiquera le chemin. »
Sans attendre de réponse du prince, Toumet tourna les talons et se dirigea vers le village, suivi e par les guerriers les ayant accompagnés et les éclaireurs qui avaient escorté la délégation jusqu’ici. Il ne resta plus qu’Ishta, encadrée par Ulrik, Knut et Askel, face au prince et à ses soldats.
« Mère de la foudre ? » demanda Um Dakshi à Ishta, un sourire carnassier et moqueur aux lèvres.
Mais elle ne lui répondit pas et traduisit seulement les propos qu’Ulrik cracha entre ses dents.
« Reprenez vos chevaux et rejoignez-nous. »
Puis il se dirigea à grands pas vers le champ en bordure de forêt qu’ils avaient choisi pour la délégation, emmenant Ishta dans son sillage.
Pahala passait à peine le dessus des montagnes quand un membre de la milice vint chercher Ishta en catastrophe. Un différent avait éclaté entre une mère Íbúa et des nobles de l’Empire. Laissant de côté ses activités, elle se rendit sur place, toujours accompagnée d’Askel et Knut.
« Je veux son bras ! » hurla Ingrid en pointant un noble du doigt, serrant toujours sa fille tout contre elle.
Au milieu d’une petite foule qui ne cessait de grossir, la petite, pas plus de six ans, pleurait à chaudes larmes contre l’épaule de sa mère, une entaille ensanglantée lui barrait la joue et une marque violacée s’étalait déjà sur tout le côté de son visage. Elles faisaient face à un petit groupe de gens de l’Empire. Quelques nobles, leurs soldats et quatre ou cinq esclaves. Tous parlaient fort et gesticulaient beaucoup, augmentant la tension et la nervosité des Íbúa autour. Il ne suffirait pas de grand chose pour que la situation dégénère.
Heureusement, la milice constituée pour l’occasion était déjà sur place, tentant de ramener le calme avant l’arrivée d’Ishta ou de Toumet.
La pauvre petite aurait bousculé un noble alors qu’elle jouait. Courant sans vraiment voir où elle allait, comme beaucoup d’enfants de son âge. Le noble, offusqué, avait utilisé le revers de sa main pour la corriger, une de ses grosses bagues aux gemmes lourdes lui avait ouvert la peau.
Ce n’était pas la première altercation depuis l’arrivée de la délégation au matin et ce ne serait sûrement pas la dernière, mais celle-ci était particulièrement délicate. La demande d’Ingrid était parfaitement légitime selon les règles Íbúan mais les soldats de l’Empire n’étaient pas prêts à laisser un noble se faire mutiler sans rien dire, d’autant plus pour satisfaire la demande d’une femme. Le tout allait finir en bain de sang si personne n’intervenait. Seuls les quelques guerriers constituant la milice empêchaient la foule d’Íbúa de se jeter sur les nobles pour les démembrer sur place.
Elle aperçut Um Dakshi se frayer un chemin au travers de la masse, tandis qu’elle en faisait de même. Elle ne savait pas ce que le prince avait en tête mais son arrivée n’annonçait rien de bon.
Askel prit immédiatement la situation en main, calmant la foule et la milice, tandis qu’Ishta et Knut s’occupèrent d’Ingrid et de sa fille. Elle aperçut les autres berserkir mêlés à la foule, prêts à intervenir en cas de besoin. Si le guerrier put examiner la joue de l’enfant, Ingrid eut un mouvement de recule méfiant quand Ishta s’approcha.
« Ishta ! l’interpella Ingrid. Tu vas me donner ce qui me revient de droit ou bien défendre l’indéfendable au nom de la peur ? »
C’était plus sûrement une accusation qu’une question et un silence lourd tomba sur l’assemblée. C’était le moment que les Íbúa les plus récalcitrants attendaient, prendrait-elle leur parti ou celui de l’Empire. La colère gronda dans sa tête. Ne voyaient-ils pas que la question dépassée sa propre personne. Oui, les Íbúa voulaient la guerre. Mais la voulaient-ils chez eux ? Au milieu des foyers et des enfants ?
Elle se dit que, en finalité, l’ego et la stupidité pouvaient apparaître n’importe où. Une foule est une foule peu importe son origine et l’espèce humaine perdait tout bon sens dès qu’elle se retrouvait à plus de dix au même endroit.
« Tu avoir ce que tu demandes de droit Ingrid, répondit Ishta. Laisse juste moi rappeler à eux pourquoi, en premier. Et la milice pourra faire ce que elle doit faire. »
Il n’y avait de toute façon pas d’autre manière de régler le problème. Elle pria intérieurement pour qu’Um Dakshi ne tourne pas la situation à son avantage. Mais il était resté en retrait jusqu’à présent, ne répondant que vaguement aux interpellations des nobles et des soldats. Elle leur fit face, encadrée des deux berserkir. Jusqu’ici, ils avaient eu assez d’impact sur la délégation pour forcer leurs gens à écouter Ishta.
« Noble émissaire de l’Empire d’Or, commença-t-elle dans la langue de l’Empire. Je me tiens devant vous en qualité de porte-parole de l’Ansatt. L’acte que vous avez commis est un crime au regard de la législation Íbúan. Nous vous demandons de bien vouloir coopérer avec la milice quant à l’application de la sanction. »
Les trois nobles se mirent à parler en même temps, de cette voix colérique et autoritaire commune aux enfants capricieux devant un quelconque refus.
« Allons, allons… intervint Um Dakshi d’une voix douce en s’adressant à l’un des nobles. Nous sommes tous civilisés. Nubaï Suraj, vous êtes ici le plus âgé et le plus sage d’entre nous, vous serez certainement aussi le plus raisonnable. Lequel d’entre vous est responsable pour ce… Désagrément ?
- Voyons, mon prince, s’insurgea le sus-nommé. Vous n’allez tout de même pas vous plier à ce simulacre de justice ! Tout ça pour satisfaire l’ego surdimensionné d’une princesse en perdition ! »
Ishta sentit, plus qu’elle ne vit, les guerriers se crisper dans son dos. Mais elle ne dit rien, elle n’avait pas besoin d’intervenir. L’homme voulait se montrer sûr de lui mais il n’en menait pas large, ses mains s’agitaient sans cesse, ses yeux passaient du prince à Askel, puis Knut, écarquillés par la panique. Elle n’arrivait pas à déterminer lequel des trois hommes le terrorisait le plus. Petit et sec, son manteau croulant sous les décorations, il se cachait derrière une moustache impressionnante qu’il avait recourbée dans un arc de cercle atteignant presque le haut de ses joues, l’agitation lui donnait un air grotesque.
Um Dakshi afficha alors un demi-sourire et s’approcha du vieil homme, utilisant toute sa hauteur pour le dominer, un prédateur jaugeant sa proie. Une attitude qu’Ishta avait l’habitude de voir et qui n’annonçait rien de bon.
« Ma question était pourtant simple, répondit-il d’une voix douce où perçait l’impatience. À l’image de mes ordres ce matin. Qui est responsable de cette débâcle ? »
Comme par crainte que le noble ne comprenne pas, il avait appuyé et prononcé chacun des mots de sa question de manière bien distincte. La menace était claire, si Suraj ne lui donnait pas le nom du responsable, il serait celui qui prendrait la sanction.
« Nubaï Kajal, votre Altesse, dit-il d’une voix penaude, la quintessence même de l’enfant prit en faute.
- Sha Ishta, ma sœur ? demanda le prince sans même quitter des yeux le vieil homme. Quelle est la sanction pour le crime commis ? »
L’entendre s’adresser à elle lui coupa le souffle et la panique s’empara de son cœur. Elle ne connaissait que trop bien ce ton menaçant et savoir qu’il ne lui était pas adressé ne suffisait pas à la rassurer. Les sanglots de la petite fille derrière la ramenèrent au présent, il ne s’agissait plus seulement d’elle.
« La mère de l’enfant réclame le bras fautif, votre altesse. »
Un hoquet d’horreur s’échappa de l’homme bedonnant qui tentait vainement de se cacher derrière Nubaï Suraj. D’une main négligente, le prince écarta le vieil homme pour enfin poser les yeux sur le coupable. Son regard planté dans celui du Nubaï outré et terrorisé, un rictus sans joie accroché aux lèvres, il semblait se délecter de sa peur. La foule retenait son souffle, le contenu des échanges avait pu leur échapper mais pas le contexte.
Le noble prit un air contrit tandis que tout son être tremblait.
« Mon prince, dit-il d’une voix suppliante. Vous savez comment sont les enfants de cet âge… Si ils ne sont pas disciplinés comme il se doit, on n’en tire plus rien à l’âge adulte. Une fille qui plus est…
- Je vous trouve bien altruiste Nubaï Kajal, le coupa Um Dakshi. Vous risquer à me désobéir pour le bien être de cette enfant… Quelle abnégation ! Je suis dûment impressionné. »
Le Nubaï ne savait sur quel pied danser, il n’était pas assez stupide pour ignorer l’ironie du prince mais agir en conséquence serait l’accuser de mensonge. Ishta pouvait voir les émotions de l’homme s’afficher les unes après les autres sur son visage. De son côté, le prince était un masque froid et dur. Jusqu’ici son attitude était restée très désinvolte, mais le noble l’avait mis dans une situation délicate. Ishta comprit que cette discussion ne lui servait qu’à gagner du temps, il avait besoin de réfléchir à sa prochaine action.
Elle le laissa faire. Il n’y avait qu’une seule issue possible, le noble allait se soumettre à la justice Íbúan et le prince serait celui qui l’y forcerait. La suite des événements lui prouva qu’on ne pouvait pas s’attendre à tout.
D’un mouvement souple, Um Dakshi sortit son épée du fourreau et trancha la gorge du Nubaï avant que quiconque ne puisse réagir. Dans le silence de mort qui s’ensuivit, le prince essuya du revers de sa cape le sang maculant son épée et la rangea dans son fourreau.
« La mère aura le bras et tout ce qui y est attaché, dit-il d’un ton égal. En excuse, pour le délai de mise en application de la sanction. »
Il leva enfin les yeux et croisa le regard d’Ishta. Son frère l’avait prise par surprise. Il lui fallut quelques instants pour comprendre que la violence du geste n’était pas destinée aux Íbúa mais à ses hommes. De toute évidence, il avait estimé qu’un bras en moins n’était pas une menace assez marquante pour les nobles. Maintenant, toute la délégation savait à quoi s’en tenir. C’était respecter les ordres donnés par le prince ou perdre son soutien en territoire ennemi.
« Sa majesté Um Dakshi donne à Ingrid, apprentie du Cerf, chasseuse du clan de moi, le tribut que elle demande, proclama Ishta d’une voix claire et forte en Íbúan. Lui, il donne plus par respect pour les traditions de nous, il s’excuse que la punition est trop lente. »
La foule rugit de satisfaction.
Profitant du brouhaha général, il s’approcha d’Ishta, sourire aux lèvres. Sa présence seule suffisait déjà à déclencher des sueurs froides dans le dos de la jeune femme. Il lui fut difficile de ne pas bouger, submergée par l’odeur épicée entêtante qui émanait du prince. Luttant contre tous ses instincts qui lui dictaient de se jeter au sol pour implorer son pardon.
« Chez les marchands Tsukun, tu manges comme les marchands Tsukun. N’est-ce pas, ma sœur ? »
Ishta resta sans voix. C’était un des proverbes préférés de sa mère. Elle ne connaissait Dakshi que trop bien pour croire à une coïncidence.
« Deux gros pleins de soupe se plaignent de la taille de leur chambre, dit Holga d’un ton bourru. Et un vieux sac plus emplumés qu’un paon pleure qu’il fait trop froid dans la sienne malgré la fosse à feu et la dizaine de couvertures de laine et de peau qu’il a exigées à Toumet.
- Leif a bien failli les lui faire bouffer quand il a débarqué dans sa chambre au milieu de la nuit, ricana Astrid.
- Langage, la réprimanda Toumet. Tu n’as plus quinze ans pour parler comme ça. Et si tu continues de faire rire la pauvre Ishta je vais finir par lui ouvrir un trou dans la tête tellement elle gigote !
- Désolée, s’excusa faussement Ishta toujours riant. Je imagine bien que ça pas être simple. Je étais très triste pour vous quand je rentrais chez moi hier, dans ma maison, sans personne d’autre qu’Ulrik, avec une porte pour empêcher les autres gens de rentrer…
-Hé! s’insurgea Astrid en la menaçant du doigt. Ça suffit de te moquer ! On a compris, tu es heureuse ! »
Ishta sourit bêtement. Oui, elle était heureuse. Et même l’arrivée de son frère la veille ne pouvait ternir les moments qu’elle passait avec Ulrik.
Assise sur un tabouret dans la chambre de Toumet qui surplombait la grande salle du Hovedhuren, Ishta se préparait pour son mariage. Holga et Toumet se battaient, sans grand succès, avec ses cheveux pour les relever dans un ensemble de tresses et de perles, laissant ainsi nu son dos révélé par la coupe de la robe. Elle ne la portait pas encore, il lui restait plusieurs heures d’attentes et elle ne voulait pas qu’il lui arrive un accident avant la cérémonie, qui ne débuterait qu’en fin d’après-midi.
« Sjel ? appela Knut qui venait d’apparaître en haut des escaliers. Son envergure de la principauté est là. Avec des servantes. Apparemment, il aurait des cadeaux pour toi.
- Ça m’étonnerait ! s’exclama Ishta en riant à moitié. Si toi veux faire une blague à moi, je la comprends pas.
- Je sais que j’ai un humour difficilement compréhensible pour le commun des mortels, répondit-il. Mais pas à ce point là… Je suis sérieux, et il s’impatiente. »
Mais déjà Um Dakshi apparut derrière le guerrier. Grand pour quelqu’un de son peuple, il atteignait pourtant tout juste l’épaule de Knut. Il avait troqué son armure pour une tenue plus officielle mais restant sobre pour l’Empire, rehaussée de fourrures ajoutées pour l’occasion.
« Tu ne salues pas ton très cher frère ? » dit-il, pince-sans-rire, dans la langue de l’Empire.
Le cœur d’Ishta rata un battement quand la panique la saisit et tout son corps se tendit alors qu’elle s’empêchait de se prosterner au sol. Le cerveau vidé, elle ne savait comment se comporter alors que sa récente éducation Íbúan se battait avec des années de conditionnement.
Le sourire de Dakshi s’agrandît, il la savait en détresse et se délectait de la situation, aggravant l’angoisse d’Ishta. Sa gorge se serrait de plus en plus alors que l’air avait déjà des difficultés à y entrer. Elle allait finir par perdre connaissance, elle le savait. Elle l’avait vécu assez souvent.
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