Chapitre 29 - Bénédiction
Alors qu’elle allait s’effondrer, Knut entra dans son champ de vision et lui serra doucement le bras.
« Tu n’es pas obligée Sjel, murmura-t-il. Je le fais partir ? »
Son angoisse disparut aussi vite qu’elle était apparue. Elle n’était plus la petite princesse sans défense qu’Um Dakshi avait connu. Elle n’était plus seule et elle avait terrassé une bête mythique d’un éclair. Il n’était pas en position de force, elle avait passée deux semaines à travailler le moindre détail pour qu’il ne le soit pas.
« Merci Sjel, répondit-elle à Knut avec un sourire. Mais ce n’est pas la peine. »
Elle se leva et se dirigea vers son frère. Il avait pris le partie d’agir avec elle comme si leur passé n’existait pas. Il s’efforçait de traiter les femmes autour de lui comme si il ne les avait jamais considérées inférieures ou à sa merci. Il voulait jouer la comédie pour ne pas froisser les Íbúa ? Elle ferait de même, restait à voir qui serait le plus déstabilisé des deux. Mais Ishta avait maintenant de l’expérience sur comment imiter un Íbúa.
Plaçant une main sur son épaule, elle le fit se pencher et déposa un léger baiser sur sa joue, comme elle avait vu tant de gens faire pour accueillir un membre du foyer. Un père, une sœur, un oncle… Un frère.
« Tes visites sont toujours une joie, mon frère, ajouta-t-elle le plus naturellement du monde dans la langue de l’Empire. Knut ici me dit que tu as des présents pour moi… Comme c’est touchant et, surtout… Peu conventionnel. »
Elle aurait pu rire de son euphémisme si elle n’avait pas été si fière d’avoir pu finir sa phrase sans trembler. Tout son corps avait lutté alors qu’elle s’apprêtait à le toucher. S’attendant à chaque instant qu’il la mette au sol pour avoir eu l’audace de seulement penser à une telle absurdité.
Mais Dakshi n’avait pas bougé, seul son sourire en coin avait disparu, unique signe de sa stupeur. Il se reprit vite et fit un signe à quelqu’un en bas des escaliers.
Quelques instants plus tard, quatre soldats désarmés déposèrent dans la pièce quelque chose de lourd, haut et fin, empaqueté dans du tissu. Ishta n’eut pas besoin d’attendre qu’ils aient fini de le déballer pour reconnaître un miroir. Les Íbúa n’avaient pas de miroir à proprement parler. Et certainement pas de cette taille. Ils utilisaient des plaques de cuivre polies où l’on se reflétait plus ou moins bien, mais rien de comparable aux grandes feuilles de verre doublées d’argent du Saam’Raji. L’image qu’ils renvoyaient était aussi claire et nette que la réalité.
À sa grande surprise, ce n’était pas n’importe quel miroir. C’était celui qui avait été placé dans sa chambre toute sa vie et que ça propre mère avait utilisé avant elle. Le cadre de bois était savamment travaillé et représentait des rosiers grimpants aux fleurs épanouies et aux épines acérées. Les trois femmes encore présentes s’écrièrent d’émerveillement à la vue de leurs reflets. Elles ne s’étaient encore jamais observées tout entières et l’expérience leur était fascinante. Même Knut fut assez intrigué pour jeter un œil, plus ou moins discrètement, à son propre double.
Ishta de son côté était pour le moins déstabilisée, elle n’arrivait pas à comprendre pour quelle raison Dakshi avait bien pu ramener un tel objet d’aussi loin. Offrir un cadeau à la future mariée n’était certainement pas une tradition de l’Empire. Elle ne voyait pas ce que son frère pouvait bien retirer d’une telle manœuvre. Son incertitude avait gâché le peu de plaisir que la vue du miroir lui avait apporté.
« Tu es dure en affaire, ma sœur, susurra Dakshi. Peut-être mon prochain présent saura-t-il amener un sourire sur ces lèvres si sévères ? »
Rendue encore plus confuse par les paroles du prince, Ishta fut frappée de stupeur quand une servante apparut dans l’escalier, portant un petit coffre de bois. Elle n’avait pas besoin que l’esclave retire son voile de bienséance pour savoir de qui il s’agissait, elle aurait reconnu la démarche digne de Nishka n’importe où.
La tension d’Ishta devait être palpable car le silence se fit dans la pièce alors qu’un sourire froid et carnassier apparut sur les lèvres du prince.
« Je me suis dit que ton mari ne pourrait se procurer ceci, dit-il d’une voix doucereuse en ouvrant le couvercle du coffre. Après tout, le coton ne pousse que par chez nous et une telle finesse n’est atteinte que par les doigts agiles de nos esclaves. »
Mais elle ne l’écoutait pas, pas plus qu’elle ne le vit sortir l’immense voile en coton rouge tellement fin qu’il en était presque transparent. Elle savait ce que c’était, avec Holga, elles avaient tenté de trouver un équivalent pour sa tenue, ce qui l’aurait aidé à rendre la révélation de son blason plus dramatique. Cependant Dakshi avait raison, un tissu d’une telle finesse ne se trouvait pas en dehors de l’Empire. Et, en l’instant, elle se fichait bien de la pièce de coton. Elle était profondément tiraillée entre la joie de revoir la Mère des Futures Femmes, de la savoir en vie et sa haine pour elle et chaque instant qu’elles avaient passé ensemble. Um Dakshi aurait pu lui jeter au visage tout ce que le Saam’Raji avait de plus vile et pervers que l’effet n’aurait pas été différent.
« Ah oui… dit-il faussement surpris, comme s’il venait seulement de voir l’esclave. Je me suis dit que tu aurais besoin d’aide pour te coiffer et t’habiller… Qu’en dis-tu ? Comment trouves-tu mon dernier présent ? »
Elle comprenait mieux maintenant, le miroir ne servait qu’à la déstabiliser pour mieux la briser derrière. La grande spécialité du Saam’Raji. Il l’attendrissait avec un objet ayant été utilisé par sa mère pour lui offrir à la suite le symbole de l’oppression amenée par la traîtrise personnifiée. Il lui rappelait ainsi d’où elle venait et ce qu’elle représentait. Par ces présents, il lui expliquait qu’elle n’était pas sortie d’affaire et qu’il ne comptait pas la laisser s’en tirer si facilement.
« Bien sûr, reprit-il de sa voix doucereuse habituelle. Elle devra rentrer avec nous, elle a encore beaucoup d’autres enfants à... Éduquer, mais je peux te la prêter pour quelques jours. »
Le silence était assourdissant, Toumet et Knut avaient du comprendre une bonne partie de la conversation mais Ishta avait été intransigeante, à part si elle en faisait une demande claire ils ne devaient pas intervenir. Elle devait régler ces interactions par elle-même.
« Ne t’inquiète pas, continua-t-il. Père n’en saura rien, ce sera… Notre petit secret. »
La mention de son père la ramena au présent et fit s’évanouir sa stupeur. Elle se souvint de pourquoi elle faisait tout ça. Dakshi pouvait jouer au fier maintenant mais elle lui ferait manger les fleurs par la racine. À lui, comme à leur père. Elle sourit aussi chaleureusement qu’elle le put et prit une voix enjouée.
« Quelle touchante attention… Mon frère ce jour ne pourrait être plus parfait !
- Il manque pourtant quelque chose… ajouta-t-il… Si le rétablissement d’Ishta l’avait affecté, il n’en montra rien. Père n’est pas là pour la bénédiction mais je vais m’en charger. Seulement, tu connais la tradition… Personne ne peut y assister… Dehors ! »
L’ordre était à l’intention de ses soldats mais il n’avait pas quitté Ishta des yeux, comme un prédateur surveillant sa proie.
Elle connaissait l’existence de la bénédiction mais ne savait pas en quoi elle consistait. Aucune femme non mariée ne le savait. Supposément les derniers conseils d’un père aimant envers sa fille avant qu’elle ne soit transmise à un autre homme. Cependant Ishta ne se faisait plus d’illusions et cette tradition la terrorisait autant que les autres. Heureusement Askel et Knut ne seraient pas plus loin que le bas de l’escalier, avec une centaine de membres du clan affairée à préparer le banquet du soir, il lui suffirait de lever la voix pour que tous rappliquent. Elle ne voulait pas donner à Dakshi la satisfaction de la voir apeurée. Alors elle fit un signe de tête aux Íbúa et tous se dirigèrent vers l’escalier, Knut fermant la marche.
Mais il ne descendit pas et s’assit sur la rambarde. Levant les yeux au ciel, le prince soupira d’exaspération.
« Hé ! dit-il à l’intention de Knut. Je suis pas stupide, je sais que tu me comprends au moins aussi bien que je te comprends. Tu veux nous surveiller, pas de problème, fait le hors de porté de voix. Laisse-moi dire au revoir à ma sœur, veux-tu ?
- Sjel ? Knut s’était tourné vers Ishta.
- Toh vei bien, Sjel. Andetti con liès. »
Alors il partit à contre cœur.
Ne resta que Nishka, qui n’avait pas bougé d’un poil, en bonne esclave. Elle n’avait pas reçu d’ordre direct et n’en recevrait sûrement pas, Dakshi avait déjà oublié son existence, la reléguant à un simple meuble sur lequel il aurait posé le coffre de bois.
« Enfin un peu d’intimité… murmura-t-il avec un sourire en coin. Alors, où est donc ton prétendant ? Oh ! Ce n’est quand même pas ce grand dadais… Si ? »
Ishta soutint le regard de son frère, elle ne devait pas le laisser prendre le dessus simplement parce qu’ils étaient seuls.
« Non, répondit-elle en essayant de se montrer indifférente. Knut t’a l’air d’un chef ?
- Il a l’attitude de quelqu’un qu’on ne contredit pas, dit-il avec une moue appréciative. Je sais reconnaître l’étoffe d’un commandant quand j’en vois un. »
Il avait vu juste: si Knut n’était pas un Ansatt, il n’en avait pas moins l’habitude de diriger des hommes sur les champs de bataille, comme chacun des berserkir.
« Et puis… murmura-t-il, presque plus pour lui-même que pour elle, examinant négligemment un coin de meuble. Vous aviez l’air assez proche pour titiller ma jalousie… »
Avait-elle vraiment entendu ce qu’il venait de dire ? Il rit en croisant son regard, feignant de reprendre contenance, comme un acte savamment travaillé.
« Après tout… Je suis ton propre frère et tu ne m’as jamais regardé avec autant d’affection… Tu m’en vois profondément blessé…
- Et prendre le risque d’être battue à mort ? ricana-t-elle.
- Je ne suis pas en train de te battre là, que je sache… Je t’ai même offert des présents spécialement choisis pour te voir sourire. Alors ? »
Il s’était approché petit à petit, gardant son regard planté dans celui d’Ishta. Il se tenait maintenant a moins d’un pas d’elle, si près qu’elle pouvait sentir sa chaleur et l’odeur entêtante de l’huile dont il avait enduit ses cheveux. Tout son corps lui criait de fuir mais elle se refusait de reculer devant lui.
« Tu ne m’as rien offert par affection, répondit-elle sèchement.
- Alors pourquoi, sinon ? »
Était-ce une pointe de colère qu’elle percevait dans sa voix ? Tous ses muscles se crispèrent à cette réalisation. Pour son esprit conditionné, la colère signifiait les coups. Et elle avait trop souvent senti les poings de Dakshi sur son corps pour en oublier la sensation.
« Pour me voir m’effondrer, pouvoir te gausser de moi… répliqua-t-elle. Et parce que venir jusqu’ici est une excellente opportunité pour étudier cet ennemi qui a tellement malmené ton armée.
- Celle de mon prédécesseur, précisa-t-il. C’est grâce à son échec que père m’a nommé à la tête de toutes ses troupes… Mais Lakshan aurait fait un aussi bon travail que moi en venant ici, ou n’importe quel autre général, soit dit en passant… Mais non, je suis ici en personne. Tu sais pourquoi ?
- Pourquoi ? demanda-t-elle dans un souffle, le visage de son frère était si près désormais qu’elle pouvait sentir son haleine.
- Parce que c’est la dernière chance que tu as, répondit-il en lui caressant la joue, déclenchant des frissons de terreur dans son dos. La dernière chance que je t’offre pour quitter ce… Trou à rat et retrouver la place qui te revient de droit. Sha Ishta… Je réussirai là où père a échoué avec ta mère… Je vais prendre sa place et faire de toi mon impératrice.
Elle éclata de rire.
Là, à quelques centimètres de son nez, alors qu’il avait encore la main posée sur sa joue, elle rit à gorge déployée. D’un rire nerveux et sans joie. Parce que ça ne pouvait être autre chose qu’une blague. Il ne pouvait pas être sérieux.
Un masque de colère couvrit les traits du prince et sa main attrapa le menton d’Ishta, ses doigts s’enfonçant douloureusement dans ses joues.
« J’ai été extrêmement patient depuis mon arrivée, dit-il les dents serrées. Mais ne me pousse pas à bout… Après tout ce que j’ai fait pour toi, je ne crois pas mériter tes moqueries.
- Ce que tu as fait pour moi ? demanda Ishta, abasourdie. Tu parles des toutes ces fois ou tu m’as battue ? Ou encore les autres, où tu m’as poussé à commettre une faute, puis battue ? Chaque fois que je dérapais tu prenais un malin plaisir à être là pour me punir !
- Un malin plaisir ? Répéta-t-il dans un souffle. Oui, je t’ai battue. Mais combien de fois as-tu perdu connaissance sous les poings de Um Abhivan comme la plupart de tes sœurs ? Combien de côtes Um Punit t’a-t-il cassées ? C’est pourtant son petit jeu préféré… Et combien de tes sœurs ont passé la moitié de leur vie avec des membres brisés, ou arborent désormais des cicatrices hideuses partout sur leur joli corps ? Combien d’entre-elles boiteront jusqu’à leur tombe ? Combien de tes sœurs sont mortes sous les coups ? Et quand n’as-tu jamais eu plus que des bleus ? Enfin, quand ai-je laissé quiconque d’autre que moi te punir ? »
L’horreur de la réalité s’enfonça dans son esprit aussi sûrement que les doigts de Dakshi dans ses joues. Destiné à être eunuque et à s’occuper du harem, il avait vécu son enfance au palais des femmes. Il avait toujours été là, autour d’elle, une menace omniprésente et suffocante qu’elle se devait d’éviter. Un vautour planant au-dessus d’une bête mourante. S’attendait-il vraiment à ce qu’elle lui soit reconnaissante ? Ce ne pouvait être qu’un stratagème pour entrer dans sa tête, la faire douter… Et ça fonctionnait.
De rage, elle voulut donner un grand coup de genou dans l’aine du prince mais elle ne toucha que sa cuisse. Ce fut suffisant pour qu’il recule sous le choque et la relâche. Elle s’éloigna le plus vite possible, sûre que, cette fois, il ne la laisserait pas indemne mais il ne fit rien. Il se contenta de s’asseoir sur le sol et de rire. L’écho de celui qu’elle lui avait offert quelques instants plus tôt.
« Un malin plaisir… reprit-il doucement. Pas une seule fois je n’ai pris plaisir à te taper et ça va pas commencer aujourd’hui… Te faire tourner en bourrique… Peut-être, oui… »
Rien de ce qu’il disait n’était vrai. Ça ne pouvait pas être vrai. Elle se savait déjà privilégiée par le statut étrange de sa mère qu’elle ne comprenait pas vraiment, mais si Um Dakshi ne mentait pas, c’était encore pire. Elle avait souffert toute sa vie et ce n’était qu’une fraction de ce que ses sœurs enduraient. La culpabilité la suffoqua, mais une partie de son esprit lui murmurait encore que ce n’était qu’une bravade. Il voulait la déstabiliser, la rendre vulnérable.
« Exactement, dit-il en se relevant, aussi excité qu’un enfant devant un gâteau au miel. C’est exactement pour ça que j’aime te mettre dans des situations impossibles, t’acculer. Pour ce regard que tu me donnes maintenant. Tu n’es jamais aussi belle que quand tu es perdue, quand tu es à court d’options et que tout semble fini. Alors je peux voir toute ta réflexion prendre vie dans le fond de tes yeux. Je peux voir ton esprit calculateur prendre possession des faits dans une froide logique et ton intelligence illuminer ton beau visage. Mais tu le sais mieux que moi, les femmes au Saam’Raji n’ont pas le droit de réfléchir… Alors j’ai bien du trouver une solution. Et là, tu te demandes où s’arrête la vérité et où commence le mensonge. Je le sais. Je te connais…
Ma douce… Douce Ishta… Je t’ai vu naître. Littéralement. Je t’ai vu grandir. Je t’ai vu apprendre à marcher, tomber, essayer d’imiter le chant des grillons et rire de les voir sauter.
Pourquoi y a-t-il du poisson à chacun de tes repas d’anniversaire ? Ou après chacune de tes maudites leçons avec Père ? Personne sur cette terre ne te connaît mieux que moi, personne ne t’aime plus que moi. »
Le souffle coupé, elle n’arrivait plus à réfléchir.
« C’est pas de l’amour ça…
- C’est pas de l’amour ? Parce que tu sais ce que c’est l’amour, toi ?
- Oui… murmura-t-elle.
- Tout ce que j’ai fait dans ma vie, reprit-il le regard fiévreux, se rapprochant toujours plus d’elle. Je l’ai fait pour toi. C’est parce que je t’ai vue lire, que j’ai lu. C’est parce que j’ai vu ta mère s’acharner a t’enseigner tout ce qu’elle pouvait tant qu’elle en avait la possibilité, que j’ai étudié tout ce que je trouvais. C’est parce que tu aimes jouer du bansurî que j’ai appris à chanter. J’ai du travailler mille fois plus que tous nos frères pour échapper à mon destin et c’est parce que je ne pouvais pas te protéger en tant qu’eunuque que j’ai fait mes preuves une épée à la main. Oh… J’aurais eu tout le loisir de t’observer de près, mais je n’aurais eu aucun pouvoir, aucun appui.
- Me protéger ? demanda-t-elle, incrédule. Et tu étais où pendant mon Vasheekaran ?
- Comme si j’avais eu le choix ! s’emporta-t-il. C’était un mal nécessaire, tu n’aurais jamais survécu sans ton blason !
- Et la cérémonie d’ouverture ? cracha-t-elle. Ça aussi c’était un mal nécessaire ? »
Des larmes de rages apparurent aux coins de ses yeux que Dakshi essuya d’un geste qu’il croyait tendre. Mais elle avait goûté à la vraie tendresse et ça ne ressemblait pas à ça.
« J’ai supplié père d’être celui qui s’occupe de toi, murmura-t-il à nouveau. Et je n’avais encore jamais supplié personne. Je voulais t’éviter ça. J’aurais été tendre. Doux… Tu n’aurais pas souffert. Tu méritais mieux… Ça n’aurait pas été très différent de notre nuit de noce… »
Elle avait reculé autant qu’elle le pouvait, assommée par le poids de ses paroles, mais elle était maintenant adossée au fond de la pièce et il était de nouveau bien trop près d’elle. S’appuyant d’une main sur le bois, il l’avait coincée contre le mur.
« Si je suis venu jusqu’ici c’est pour t’offrir tout ce que tu mérites, dit-il doucement, son nez touchant presque celui d’Ishta. Je vais faire de toi le joyau de tout l’Empire, on aura jamais vu Rose plus belle.
- Ce que tu dis n’a aucuns sens, cracha-t-elle. Tu n’es que le fils d’une ortie. Le peuple a beau te croire déjà à la place du Roi des rois, tu n’en es pas pour autant l’héritier légitime, la Rose a encore un fils.
- Oh… Ma douce… susurra-t-il tout en jouant avec une mèche de cheveux rebelle s’échappant de la coiffure d’Ishta. Tu es plus intelligente que ça… Que crois-tu qu’il soit arrivé aux trois autres ? »
Un large sourire fier étira ses lèvres et glaça le sang de la jeune femme. Elle avait beau croire avoir grandi, elle restait toujours aussi naïve. Perdue, elle ne savait plus comment se sortir de cette conversation. De désespoir, elle se raccrocha à la première idée qui lui vint.
« Si c’est une belle rose que tu veux, tu as douze autres sœurs au palais ! dit-elle précipitamment. Pas besoin de traverser le continent !
- Tu me prends pour un bellâtre idiot de l’envergure de Ning ? dit-il froidement. Un abruti capable de te laisser pleurer seule sur le sol de ta chambre alors que tu l’as supplié de s’enfuir avec toi. M’aurais-tu supplié que j’aurais remué ciel et terre pour trouver un bateau. Maudit soit le bien-aimé ! Supplie-moi maintenant et je massacrerais tous les barbares pour t’emmener où tu l’ordonnes ! »
Il savait. Il savait que Ning lui avait rendu visite. Et Nishka n’en aurait jamais parlé, elle avait bien trop peur pour sa vie. L’avait-il vraiment espionner tout ce temps ? Elle avait bien conscience que l’intimité d’une femme n’était qu’illusoire, mais imaginer Dakshi épiant chacun de ses gestes lui donna la nausée.
« Je t’ai attendue si longtemps… Continua-t-il doucement. Si cet abruti de fils de Sichuna n’avait pas demandé ta main, on n’en serait pas là ! Tu ne peux pas t’imaginer l’énergie qu’il m’a fallu pour m’empêcher d’enfoncer mon épée dans ses entrailles. C’est une de tes aînées qui aurait été envoyée pour marier le barbare et je t’aurais épousé dès que tu aurais atteint l’âge. »
Il avait raison. Et, bien qu’elle répugne de l’admettre, dans d’autres circonstances elle aurait sûrement accueilli la protection de son frère comme une bénédiction.
« Il est venu jusqu’ici, tu sais… Le fils de Sichuna. »
Cette fois c’était certain, il mentait. Pourquoi Ning aurait-il fait ce long trajet après l’avoir abandonné à son sort ?
« Il a pris la place d’un soldat…reprit-il en rigolant… Je sais pas ce qu’il compte faire mais j’ai hâte de le voir se ridiculiser… Et après je pourrai enfin me débarrasser de lui en toute impunité. »
Ishta eut un vertige, cet homme était fou. Et c’était un fou de la pire espèce, de ceux qui réfléchissent froidement, de ceux qui sont capables de tout, mais surtout du pire. Un frisson d’angoisse parcourut sa colonne vertébrale mais, indifférent à son malêtre, il continua :
« Épouser une de tes sœurs ? Non, aucune n’a ton intelligence, lui murmura-t-il dans l’oreille avant de déposer un baiser sur sa joue. Aucune n’est aussi belle que toi. »
Il déposa un nouveau baiser sur le bord de sa mâchoire. Elle se retrouva pétrifiée, comme une biche face à un loup.
« Aucune n’a la même fougue que toi. »
Il embrassa son menton.
« Aucune n’est mon égale ou ne me ressemble autant que toi. »
Et ses lèvres se posèrent juste à l’angle de celle d’Ishta, qui ferma les yeux, comme si ne plus le voir le ferait disparaître. La terreur avait coincé l’air dans sa gorge et elle n’arrivait plus à émettre un son, pas même pour appeler Askel et Knut.
« Parce que, dans le fond, nous sommes pareils, toi et moi, reprit-il. Perdus dans un monde trop arriéré pour comprendre qu’il est mort. Prêts au meilleur comme au pire pour arriver à nos fins. Et si tu n’as pas encore fait le pire, ma douce, dis-toi bien que ça ne saurait tarder…
Tu sais en quoi consiste la bénédiction ? En rien. Un événement inventé pour laisser la future mariée sous le joug de son père une dernière fois, qu’elle n’oublie pas sa place. Parfois il ne se passe rien, mais la plupart du temps ils en profitent pour inculquer leur dernière leçon à coups de poings dans le ventre, histoire d’être sure que leur fille ne les ridiculise pas auprès de sa nouvelle famille. Les yeux humides d’émotion des jeunes femmes quand leur mari retire à jamais le voile de bienséance devant les yeux de tous… Touchant n’est-ce pas ? Pourtant ce sont rarement des larmes de joies… Certains profitent même de la bénédiction pour prendre leurs filles une toute dernière fois… »
Elle ne put retenir un hoquet d’horreur qui le fit reculer, un peu. Il ne pensait tout de même pas…
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