Chapitre 33 - Âme en peine
Les berserkir étaient de nouveau assis sur les rochers bordant le bassin. Les fleurs odorantes flottaient toujours autour d’eux, la vapeur de l’eau s’élevait de nouveau dans les airs et la douce lumière de la lune nimbait encore la scène d’une aura mystérieuse. Mais les similitudes s’arrêtaient là. Ishta n’eut pas besoin de longtemps pour comprendre qu’ils n’avaient pas quitté le royaume des morts. Les encerclant, éparpillés dans la clairière qui paraissait immense, comme agrandie pour l’occasion, les figures de brumes étaient là, silencieuses et immobiles. La forêt, auparavant à quelques pas, semblait maintenant à des heures de marche. La falaise dont elle aurait dû apercevoir le haut, formait un mur qui bravait le ciel et s’étalait d’un horizon à l’autre. Partout où portait le regard, les lueurs de l’aube pointaient au loin sans jamais vraiment se montrer.
Devant elle, dans l’eau jusqu’à la taille, Askel l’observait avec inquiétude.
« Tout va bien Sjel ? demanda-t-il doucement.
- Je ne sais pas vraiment, répondit-elle, confuse. Il y a quelques instants, rien ne semblait exister d’autre pour moi que le vide… Et je m’en contentais.
- C’est le danger des terres d’Hella, Sjel, répondit Sigvald à voix basse depuis son rocher. On s’y sent bien. Les morts ont droit à la paix et la satisfaction, baignés par la magie des Sintånd… Mais on doit se dépêcher maintenant, je sens un Trøtt pas loin.
- Si on avait eu un vrai chaman il aurait su faire mieux que d’éclater de rire sous le nez d’Hella, chuchota Knut pince-sans-rire. Mais… Attendez… On a un vrai chaman ! »
Il se tut sous le regard noir lancé par Finn. L’heure n’était visiblement pas à la rigolade. Si les berserkir semblaient heureux, ils n’en étaient pas moins prudents. Chacun parlait doucement, sans mouvement brusque. Des proies discrètes se faufilant sous le nez du chasseur.
Ulrik caressa la joue d’Ishta d’une main, ignorant la remarque mordante de Knut.
« Toute personne ayant réveillé un lien avec les Sintånd vient ici à un moment ou l’autre de sa vie, lui murmura Ulrik. Nous avons eu envie de t’y accompagner, que tu ne sois pas seule. Les Íbúa grandissent avec les histoires du royaume des morts, en partie pour préparer ceux qui auraient besoin d’y faire le voyage. Tu n’as pas eu cette chance… »
Elle n’eut pas le temps de répondre, une musique douce accompagnait d’un chant étrange se fit entendre, mais qu’importe où ses yeux se posaient, elle ne semblait venir de nulle part.
« Qui chante ? chuchota-t-elle.
- Personne, répondit Sigvald. C’est le chant des âmes, Sjel. Sur la terre des hommes, il prend la forme des battements de ton cœur en diapason avec la pluie, de la flamme des torches qui pulse en rythme avec le mouvement des vagues ou ta respiration en harmonie avec le souffle du vent. Mais au pays d’Hella, les esprits ont une voix… »
Le chant se fit plus fort à ses oreilles, s’imposant à son esprit.
« Sjel, reprit Ulrik. Sur ces terres les vivants troublent le repos des morts. Hella n’aime pas que nous nous y attardions, alors nous nous faisons discrets. On parle doucement, on reste calme. Mais les Sintånd veulent te connaître et ils ne laisseront pas les morts retourner à leur repos tant que tu ne te seras pas présentée…
- Et comment je m’y prends ? demanda-t-elle timidement.
- Ça… répondit Asvard. Personne d’autre que toi ne le sait… »
Voilà qui l’avançait bien. Il n’y avait pas un souffle de vent et la musique se faisait de plus en plus forte. Ce qui avait d’abord été un murmure incertain, se faisait maintenant entendre pleinement et les vocalises imprégnaient tout son être. Ce qu’elle avait pris pour un unique chant était en fait un cœur d’une multitude de voix, chacune avec sa propre mélodie se mêlant à celle des autres dans une harmonie presque irréelle. Les silhouettes qui les entouraient ne bougeaient pas, attendant qu’elle se décide. Elle pouvait ressentir leur impatience lui transpercer les os, amenant des fourmillements dans chaque muscle de son corps, y rependant un besoin d’action douloureux qu’elle ne savait comment soulager.
Alors qu’elle même commençait à s’impatienter, une voix se détacha du reste des chants. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais celle-ci lui semblait familière. Sans plus y penser, elle se mit à fredonner la même mélodie. Doucement d’abord, puis de manière plus franche. Les berserkir échangeaient maintenant des regards troublés. Répondre au chant lui avait semblé une évidence mais l’inquiétude des guerriers insinua le doute en elle. À peine l’idée de se taire lui vint qu’elle la fit disparaître aussitôt. Sa voix qui s’affirmait soulageait le besoin d’action qui l’avait mise au supplice. Elle chantait maintenant à pleins poumons et elle entendait sa contrepartie répondre à son appel, sa voix se rapprochant un peu plus à chaque mesure.
Les hommes s’agitaient désormais, anxieux, hésitant visiblement à intervenir. Le chant d’Ishta se fit plus pressant, plus insistant, repris en cœur par cette voix qu’elle connaissait sans vraiment savoir d’où. Askel semblait s’être décidé à couper Ishta mais Ulrik l’en empêcha d’un geste, désignant un espace entre les figures vaporeuses. Au loin, slalomant doucement au travers de la foule, la silhouette imposante de Vabachea apparaissait par intermittence au travers de la brume.
Sa voix était désormais une évidence claire, vibrante, et Ishta se demandait comment elle n’avait pu la reconnaître plus tôt. Ses yeux luisants de bleu perçaient le brouillard et fouillaient l’âme de la jeune femme. Vabachea pénétra enfin dans le cercle formé pas les morts. Déjà impressionnante en temps normal, elle semblait encore plus captivante ici. Sa fourrure et ses bois, animés d’une volonté propre, se transformaient au gré de leurs envies. Tantôt changeant de couleur, tantôt de texture, tantôt de forme. Sans ce soucier d’autre chose, elle avançait encore et les berserkir durent s’écarter pour lui permettre de rejoindre le bassin.
L’ours posa un pied dans la source limpide et l’eau s’illumina, peignant la scène d’ombre et de reflets étranges, mouvants et les chants se turent. Le silence était devenu aussi pesant que la musique avait été assourdissante.
Maman… murmura une voix dans un souffle de vent inexistant.
Le malaise se lisait sur les visages des berserkir. Les choses n’étaient pas ce à quoi ils s’étaient attendus et ça les inquiétait. Mais Ishta n’y prêta pas attention, après avoir entendu le chant d’âme de Vabachea qui l’appelait, sa voix résonna dans tout son être et y effaça le doute. Elle déposa sa main sur le front de l’animal, simplement heureuse de la retrouver, son besoin d’agir enfin en paix.
Alors les âmes des morts autour ouvrirent les yeux, autant d’éclats bleuté fixés sur elle, miroir des étoiles dans le ciel au-dessus d’eux, et l’univers s’ouvrit.
L’instant d’avant, elle était seule. L’instant d’après, elle était légion. À la fois elle, à la fois chaque âme et chaque esprit de ces terres qui n’en étaient pas. Humain comme animal. Les Sintånd liaient chacune des âmes et elle était à la fois le lien et le lié. Elle tourna son regard vers les berserkir et elle les reconnut.
Elle reconnaissait le besoin de Finn de protéger ce qui ne pouvait l’être et l’impuissance qui en résultait. Elle reconnaissait la colère de Knut et l’admiration qu’il lui portait, sentiment qui n’avait d’égal que la haine qu’il avait eue pour elle dans un autre temps. Elle reconnaissait la peur de l’oubli et de l’abandon de Sigvald et sa dévotion aux dieux. Elle reconnaissait les frères blancs, jumeaux qui n’étaient qu’un, deux facettes de la même âme, une âme partagée par deux dieux égoïstes et belliqueux. Elle reconnaissait la passion d’Olvir et sa jalousie face à ce qu’il ne pouvait maîtriser. Et elle reconnaissait Ulrik, sa peur de ne pas être à la hauteur de ce que la vie lui offrait et son amour pour elle, entier et sauvage.
L’évidence de la connexion qui les unissait s’étalait sous ses yeux, ils étaient un tout et elle en faisait désormais partie.
Elle était elle, mais elle était eux… Et plus encore.
Maman… La pensée était suspendue dans les airs, comme un soupir qui n’avait jamais été exhalé.
Le paladin blanc doit se dépêcher…
Alors elle se tourna vers Askel. Le mot sortait tout droit des contes de son enfance et la fit sourire. Mais l’irréfutable vérité était là. Oui, la revendication d’un dieu sur son âme, même la moitié, devait faire de lui un paladin…
« Qu’attends-tu de moi, Sjel ? » demanda-t-il dans un souffle, surpris.
Elle ressentait l’inquiétude d’Askel, son incertitude devant l’inconnu. Et la tension de Sigvald était la sienne alors qu’Il approchait.
« Je me suis présentée Sjel, répondit-elle en désignant la foule animée par les Sintånd autour d’eux. Ils attendent, ne devais-tu pas nous marier ?
- Oh… Si ! dit-il, reprenant soudain ses esprits face à l’urgence de la situation.
- Il est bientôt là, murmura Sigvald d’un ton pressant.
- On sait ! » la réponse fusa de la bouche de chacun, se finissant sur un rire bas et nerveux devant l’étrange de la situation.
Alors Askel puisa un peu d’eau chatoyante du bassin dans ses mains en coupe et la souleva aussi haut qu’il le put avant de la laisser couler tout doucement. La première goutte heurtant la surface aqueuse résonna dans l’air comme un coup de tonnerre. Le filet d’eau s’écoula de plus en plus lentement à mesure que les mains d’Askel se vidaient jusqu’à s’arrêter tout à fait, suspendu en l’air, libéré de l’attraction du sol. Le silence se fit à nouveau tandis que le bruit de l’eau se taisait et le temps paru se figer. Au loin, une ombre obscurci les étoiles. Il approchait.
« Que les Sintånd en soient témoin, énonça Askel dans un murmure qui tonna comme un millier de voix. Aujourd’hui, ces deux êtres respirent le même souffle. Leurs deux cœurs battent le même pouls. Leurs deux vies ont une même âme. »
Les paroles du paladin avaient le poids du commandement et l’âme d’Ishta ne put qu’y obéir. Elle sentit son souffle se lier à celui d’Ulrik, son cœur battre en cadence avec le sien et, enfin, son âme retrouver cette partie d’elle qui avait disparue à la naissance. Les âmes des Hommes n’étaient pas faites pour vivre seule. C’était une vérité simple. Elle plongea son regard dans celui de son mari, qui n’était personne d’autre qu’elle-même, alors que les étoiles à l’horizon s’éteignaient toujours plus vite. Elle y lut de l’amour, certes, mais aussi une réponse primaire à ce qu’elle ressentait. Un sentiment sauvage d’appartenance et d’acceptation. Elle le voyait dans toutes sa bestialité, ses insécurités, son amour inconditionnel et sa jalousie. Il la prenait avec son entêtement, sa rage et son égoïsme.
La tension dans la poitrine de Sigvald devint douloureuse et aucun d’entre eux n’avait besoin de mots pour savoir qu’ils ne leur rester que peu de temps. Le sol s’était mis à trembler, brouillant la surface de l’eau, et un vrombissement profond leur heurta les oreilles. Une masse informe et grouillante était apparut à l’horizon alors qu’elle absorbait toute lumière autour d’elle, avalant les étoiles et les lueurs de l’aube permanente. Il était bientôt là.
Elle interrogea Askel du regard qui acquiesça. Il fallait conclure le rituel.
« Demain, ils parleront d’une seule voix et s’aimeront d’un seul cœur, reprit Askel de son murmure commun à toutes les gorges. Liés par les Sintånd, leur union est intouchable, sacré et sa force n’aura d’égale que celle de leur volonté. »
Le bruit assourdissant qu’Il faisait couvrait presque les paroles du paladin et mettait leur tympan en souffrance. L’instant d’après, Il était là. Grand et petit, sombre et lumineux, silencieux et assourdissant. Enragé. Il les toisait de Ses yeux sans regard, de Son corps sans tête, de Son âme sans forme. Prêt à se jeter sur eux pour dévorer tout ce qu’ils possédaient de vivant, elle le savait.
« Maintenant ! » hurla Sigvald, à peine entendu dans l’ouragan qu’Il créait.
Askel relâcha l’eau restante de ses mains en coupe dans un bruit de tonnerre alors qu’Ulrik prit Ishta dans ses bras pour sceller leur union d’un baiser sauvage qui la secoua jusqu’aux tréfonds de son âme puis… Plus rien.
« Sjel… dit une voix. Tu peux ouvrir les yeux maintenant… »
Elle n’avait rien contre l’idée, mais encore fallait-il qu’elle se souvienne de comment faire…
« Tu es sûr qu’elle est revenue ? demanda la voix, inquiète.
- Oui, répondit une autre. C’est son premier voyage et il était pas des plus tranquille… Laisse-lui le temps. »
Petit à petit, son esprit se souvenait qu’il habitait un corps. Elle avait d’abord retrouvé sa tête, puis ses bras.
« J’avais jamais vu personne répondre à un chant d’âme… dit une autre voix.
- Si il y avait que ça… reprit la seconde. Elle à amené Ulrik à elle…
Ulrik. Ce nom ramena presque un souvenir à la surface, mais il s’évanouit avant qu’elle ne parvienne à se concentrer dessus.
- Et elle est capable de voir les âmes invoquées, dit encore une autre. Le soir du møtbarn elle à reconnu la mère de Toumet.
- C’est pas le moment, coupa sèchement la première voix. »
Elle comprit qu’elle volait alors que ses jambes reprenaient vie et qu’elle ne sentit rien d’autre qu’une douce chaleur. Volait ? Non… Flottait ! Elle flottait…
Tout lui revint d’un coup et ses yeux s’ouvrirent sur le visage inquiet d’Ulrik alors qu’une bouffée d’air douloureuse envahissait ses poumons.
Non, elle ne flottait plus. Désormais assise sur son lit, elle essayait de réguler l’air qu’elle avalait pour ne pas s’étouffer. Ulrik lui souleva le menton pour plonger son regard dans celui de sa femme paniquée et, comme il l’avait fait dans ce qui lui paraissait être une autre vie, il prit trois grandes inspirations sur un rythme lent. Ishta calqua son souffle sur celui de son mari et sa respiration se calma aussitôt.
« Quoi ça être ? demanda-t-elle précipitamment.
- Quoi ça être quoi ? répondit Ulrik, confus.
- Lui, noir… tenta-t-elle d’expliquer vaguement, incapable de trouver les mots pour décrire ce qu’elle avait vu.
- Un Trøtt, répondit Sigvald. Une âme ne parvenant pas à trouver la paix. »
Ishta trouva l’ikkelyver, Askel et Knut au pied de son lit, leur inquiétude s’infiltrant dans sa tête. Finn et Asvard se trouvaient dans la pièce attenante, proches de la fosse à feu, elle le savait. La porte fermée ne lui permettait pas de les voir, mais leur présence résonnait à la lisière de son esprit. Tout comme elle sentait Vabachea jouer derrière la maison ou encore, plus loin et plus diffus, Olvir et sa contrariété. Il était à l’autre de bout de la ville, quelque part vers le port.
Leurs présences étaient bien loin de ce qu’elle avait ressenti au pays d’Hella, mais la simple persistance de ce lien jusqu’ici la troubla profondément. Un mélange d’émerveillement et de soulagement. La solitude terrible qui l’accompagnait depuis l’enfance s’effaça devant la preuve tangible qu’elle n’avançait plus seule, qu’elle était accompagnée et soutenue. Aimée aussi.
Un sourire complice passa d’Ulrik à Sigvald. Elle rougit quand elle comprit. Si l’émotion des autres lui était perceptible, certainement que la réciproque était vraie aussi. La honte qu’ils la sachent si seule et si vulnérable lui pinça le cœur. Puis s’ajouta la honte de cette honte.
Ulrik la serra dans ses bras alors que Knut éclatait de rire. Il n’y avait aucune malice dans ce rire, Ishta ressentait la compassion de Knut s’écoulait en elle, chacun d’entre eux étaient passés par là.
« Tu t’y habitueras, Sjel, dit-il après avoir repris son calme. Et tu pourras même le contrôler… Dans une certaine mesure. Enfin… Je dis ça… Mais moi j’ai jamais su…
- T’es bien trop impulsif, maugréa Sigvald. »
Le silence s’installa dans la pièce. Les hommes respectant le besoin d’Ishta de réfléchir et assimiler les derniers événements. Son séjour au pays des morts semblait tout droit sorti d’un conte. Et pourtant, elle ne pouvait en réfuter la réalité, tout comme elle ne pouvait ignorer la présence étrange des sept berserkir dans sa tête… Et de l’ours. Bien que plus discrète, Vabachea aussi était là. Ses émotions plus brutes, plus basiques. Si loin de sa compréhension qu’elle n’était même pas certaine de savoir comment les interpréter.
Elle n’était pas non plus certaine de comprendre l’implication de ce qui s’était passé. Elle était désormais mariée à Ulrik, certes. Doublement mariée même. Mais que voulait dire ce chant partagé avec la Glemslött ? Qu’attendaient les Sintånd de cette présentation ? Avait-elle répondu à leurs attentes ? Allait-elle devenir une berserkir comme les autres ? Disait-on berserkir pour les femmes ou bien portaient-elles un autre nom ?
Mais Ulrik interrompit la spirale de ses pensées.
« Sjel, on sent bien que tu es un peu perdue… Pourquoi tu ne poserais pas tes questions ? »
Oui, elle se sentait perdue. Mais son cerveau réfléchissant à toute vitesse était plutôt un état normal pour elle. Se dire qu’ils allaient devoir s’y habituer la fit sourire.
« Je suis quoi moi ? demanda-t-elle maladroitement.
- Ma femme ! affirma Ulrik. »
Sa fierté inondait la pièce et son attitude volontairement candide fit rire Ishta. Oui, elle était sa femme. Elle déposa un tendre baiser sur ses lèvres avant de reformuler sa question.
« Les Sintånd vu moi. Je entendais Vabachea chanter et je chantais avec elle. Je pas comprendre ce que ça fait à moi. Je suis comme vous mais est-ce que je suis aussi pris pas les esprits si je en colère ? »
La frustration de ne pas réussir à formuler une pensée complexe en Íbúan avait rendu son ton plus agressif qu’elle ne l’aurait voulut. Encore une fois, ils étaient là à l’aider avec toute la patience du monde et elle le leur rendait en s’énervant.
« Tu réfléchis toujours autant pour tout ? s’exclama Askel. Pfiou… A côté de toi, Sjel, je passe pour un ettin !
– Vous entendes ce que je réfléchi ? demanda-t-elle, inquiète.
– Non, répondit-il. On ressent ce que tu ressens, c’est facile de comprendre que quelqu’un réfléchit. Ces émotions changes au fil de sa réflexion. Son ressenti devient frénétique. Et, Sjel, tu penses très fort !
– Mais, comme tu t’appelles pas Knut, ajouta Ulrik avec un rictus moqueur. Tu devrais t’habituer très vite à penser tout bas…
– Pour répondre à ta question, commença Sigvald. Les esprits n’investissent que les berserkir. Tu es clairement une chaman, et tous les chamans peuvent devenir berserkir un jour ou l’autre, mais pour le moment tu n’as eu aucun éveil. Enfin… Tu n’en as pas eu n’est-ce pas ? »
La question la prit au dépourvu. Si quelqu’un comprenait ce qu’il lui arrivait s’était bien eux. Elle n’avait plus besoin d’exprimer sa confusion désormais, Ulrik vint à sa rescousse.
« Tu n’as pas eu de perte de mémoire ou de réveil à des endroits que tu ne te souviens pas d’avoir atteint ?
– Non Sjel.
– Durant l’éveil, reprit Sigvald. L’esprit qui prend possession du chaman se retrouve lié à lui d’une certaine façon. C’est pas évident à expliquer mais c’est toujours dans un moment émotionnel intense et on est rarement capable de s’en souvenir.
– Ça pas toujours être un animal si je bien comprendre… ajouta-t-elle ensuite en pensant aux frères blancs.
– Non, les Sintånd sont très variés… Le plus souvent c’est l’âme errante d’un animal. Mais Finn à formé son lien avec l’âme d’un homme, un guerrier. Parfois c’est un esprit de la nature ou même un Dieux, comme pour les jumeaux…
– Il parait qu’on peut même former un lien avec un être vivant ! s’exclama Knut, de toute évidence cette simple idée le fascinait.
– Bah… Juste une légende, maugréa Sigvald. Quoiqu’il en soit, tu n’as pas vraiment à t’inquiéter Sjel. Il y a peu de chance que tu sois dans un état émotionnel propice à l’éveil si tu ne l’as pas déjà été jusqu’ici… »
Il ne précisa pas sa pensée. La vague de compassion et de colère qu’elle ressentit dans le cœur du conteur suffit. Si ce qu’elle avait vécu jusqu’ici n’avait provoqué aucun éveil, il n’y avait pas de raison que ça arrive maintenant. Seulement, les berserkir n’existaient pas au sein de l’Empire, pas plus que les chamans. Même la magie était au bord de l’extinction. Il y avait, de toute évidence, une différence capitale entre les deux terres. Quelque chose ne permettait pas aux Sintånd de communiquer avec les chamans de l’autre côté de la frontière. Et ce quelque chose avait tout aussi bien pu empêcher son éveil…
« Sjel, tu t’es encore perdue dans ta propre tête, lui murmura Ulrik. »
Elle lui sourit. Oui, encore des questions sans réponses. Mais cette fois personne ne lui cachait quoique ce soit. Les réponses n’étaient tout simplement pas à leur portée. Aussi, elle se tut. Il serait toujours temps d’élucider ce mystère plus tard.
Sigvald, Knut et Askel quittèrent bientôt la petite maison, emmenant avec eux Asvard et Finn. Laissant les jeunes mariés à leurs intimités, dont ils profitèrent pleinement pour le restant de l’après-midi.
En début de soirée, ils n’avaient toujours pas quitté leur chambre. Ou même le lit. Ishta somnolait dans les bras d’Ulrik. Là, l’oreille posait sur son cœur, baignée par la douceur de l’amour que le chaman irradiait, elle se dit que si la béatitude d’Aamalh existait réellement, elle devait ressembler à cela. Elle savait que les festivités continuaient au village, et qu’elles continueraient pour encore deux bonnes journées, mais elle remercia les Dieux de n’avoir aucune obligation d’y participer. Pour rien au monde elle ne quitterait les bras d’Ulrik en cet instant.
A peine avait-elle formulé sa pensée qu’elle sentit l’anxiété de Finn et Asvard.
Immédiatement, l’inquiétude des autres se fit sentir. Depuis les alentours du Hovedhuren où se situait le gros des festivités, Finn et Asvard se tendaient vers eux et réclamaient manifestement leur attention. L’empressement et l’agitation dont ils faisaient preuve ne laissaient que peu de doute sur la situation, un conflit avait dû éclater entre les Íbúa et les gens de l’Empire. Ulrik soupira et embrassa Ishta avant de se lever. La contrariété de sa femme s’ajouta à la sienne et à celle des deux berserkir.
« Ça ressemble être urgent, dit-elle. Pars d’abord. Je habille moi et je rejoins vous là-bas. »
Déjà habillé, il l’embrassa une dernière fois avant de sortir.
Se lever en cet instant était une des choses les plus dures qu’elle ait eue à faire ces derniers mois. Le lit était encore imprégné de son odeur et de sa chaleur. Son corps langoureux protesta sauvagement quand elle sortit du lit pour enfiler ses robes. Elle finissait d’enfiler ses bottes quand un bruit se fit entendre à l’arrière de la maison. Elle pensa d’abord à Vabachea mais elle pouvait sentir la Glemslött à plusieurs heures de marches de là, si loin que la sensation en était très diffuse et, avec elle, Olvir. Au milieu de la forêt, ils étaient partis chasser tôt le matin même.
Elle entendit la fenêtre de la pièce principale s’ouvrir. Ce ne pouvait pas être un berserkir. Elle savait exactement où se situait chacun d’entre eux et personne de bien attentionné ne passerait par la fenêtre…
Une vague de panique la submergea.
Des bruits de pas. Elle chercha des yeux quelque chose pour se défendre, mais la chambre n’était pas bien fournie. Sa meilleure chance était encore de se cacher derrière la porte, surprendre l’intrus à son entrée et profiter de sa confusion pour s’enfuir. Encore eut-il fallu qu’elle soit assez rapide… Elle n’avait pas vraiment d’autre option non plus.
Elle se précipita vers la porte. Trop tard. Celle-ci s’ouvrit sur une silhouette élancée habillée de coton noir qu’Ishta ne pensait jamais revoir et une voix qu’elle aurait voulu oublier se fit entendre :
« Amour… »
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