Les Démons des Limbes

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Zelda prit une grande inspiration et l’air frais emplit ses poumons. Les mains dans les poches de son sweat, elle émergeait tout juste de ses pensées et reprenait contact avec la réalité. Ce n’était pas désagréable, d’être dans le monde, mais depuis plusieurs semaines qu’elle s’affairait sous terre, la clarté du ciel lui semblait suspecte.

À l’extérieur, la nuit résistait au jour. Derrière les murs fissurés, le ciel pâlissait à peine alors que les premiers rayons du soleil transperçaient les nuages nocturnes. Cependant, les rues sombres ne l’effrayaient pas. Les lampadaires qui clignotaient faisaient partie de son quotidien. Même les bruits étranges, les chants sinistres des animaux nocturnes fatigués et les pas de ceux qui la suivaient lui semblaient normaux. Après tout, n’embauchaient-ils pas justement des gangs pour assurer la protection des environs ? Comment auraient-ils pu savoir qu’elle faisait partie des leurs, puisqu’ils n’avaient aucune idée de qui les payait ? Les seuls ordres qu’ils avaient, c’était de s’assurer que personne ne s’approchait de cette ruine et jusque-là, ils n’avaient aucune raison de se plaindre. Certes, pour les opérateurs extérieurs devant entrer et sortir de la zone, certaines situations pouvaient tourner au désastre sur un malentendu, mais ils étaient payés pour ça, après tout. Que quelques vauriens se vident de leur sang dans un coin sombre ne changerait pas grand-chose, ils n’avaient d’ailleurs pas besoin d’aide pour ce genre de choses…

Elle soupira et secoua la tête. Autour d’elle, les bâtiments vides, probablement inutilisés, gardaient le silence. Ces reliques de la guerre civile tombaient en ruine, sans cesse reconstruites, malgré l’élargissement des fissures et dans leur pénombre se terraient tous ceux qui n’avaient leur place nulle part ailleurs. Ils s’étaient établis là où seuls les connaisseurs les plus courageux prenaient le risque de s’aventurer. Car les environs, derrière leurs façades recouvertes de lierre et la poussière qui recouvrait leur seuil, servaient de repaire aux bandits et à tous ceux dont l’existence même était illégale. Heureusement que ceux qu’on appelait la Mafia des Souterrains inspiraient suffisamment la peur. Si tous ces bandits se liguaient contre eux, l’issue de la guerre ne serait pas certaine.

C’est pour cette raison qu’une jeune femme seule, traînant dans des lieux aussi mal famés, ne pouvait pas en sortir saine et sauve. Zelda le savait et elle restait sur ses gardes. Dans cette banlieue reculée, il n’y avait aucun drone, aucun accès au réseau. Tout objet volant finissait en miettes avant d’être parvenu ne serait-ce qu’à quelques mètres de la frontière numérique, ce qui empêchait toute intervention des forces de l’ordre dans cette zone. Mais cela, elle s’en fichait, elle était tout à fait capable de se défendre seule. D’ailleurs, elle en ferait sûrement la preuve en route, elle ne comptait plus les fois où des imbéciles avaient voulu s’en prendre à elle, sans se douter qu’ils finiraient chez un médecin clandestin avec plusieurs os brisés et de futures cicatrices.

Cependant, les rues semblaient étrangement calmes. Dans les tâches lumineuses évanescentes que projetait l’éclairage public, il n’y avait pas d’ombre, pas de sourire moqueur, pas de sifflements ni de rires gras à peine étouffés. Les rues, qui d’habitude recelaient de surprises généralement déplaisantes, restaient pour l’instant désertes.

Peut-être avaient-ils appris à la craindre. Zelda en doutait. Ce genre de malfrat pouvait répéter sans cesse les mêmes erreurs, jusqu’à la mort. Ils l’attaquaient chaque fois qu’elle sortait et ce depuis près de douze ans. Il n’y avait aucune raison pour qu’aujourd’hui, ils aient baissé les bras. Non, il devait y avoir quelque chose qui les regroupait. Mais quoi ? Où ? S’ils ne la prenaient pas pour cible, cela voulait-il dire qu’ils avaient trouvé une proie plus haut placée, plus intéressante ? Ou avaient-ils fui, lâchement ? Elle regarda autour d’elle, perplexe. Personne. Pas de bruit, pas de respiration, pas de main baladeuse ou de poids sur son épaule, pas de présence malintentionnée à des kilomètres.

Étrange. Vraiment très étrange. En fait, ça n’avait aucun sens. Et elle n’avait aucune raison de ne pas s’en réjouir. Pour une fois qu’elle pouvait sortir de chez elle sans avoir recours à la violence…

- J’espère qu’ils s’amusent bien…

Elle se figea au milieu de la rue. L’image qui avait germé dans son esprit lui donnait envie de vomir. Mais ce n’étaient pas ses affaires. Non, elle n’avait aucun intérêt à s’en mêler. Zelda pressa le pas, sauta sur le bord d’un trottoir et secoua la tête, tentant, vainement elle le savait, d'en sortir l’horreur qui du haut de ses pensées la jugeait de son regard sanglant. Un regard qu’elle connaissait. Des yeux d’un vert éclatants, cernés, injectés de sang. Un sourire inquiétant. Un rire narquois. Des cheveux bruns en bataille. Une nouvelle figure à ajouter à ses cauchemars.

Elle frissonna et s’immobilisa. Elle ne pourrait pas supporter une voix de plus, pas dans sa tête, pas dans ses rêves. Pas après les dernières nuits. Les monstres ne lui laissaient aucun repos, lorsqu’elle gisait seule dans le noir. Elle les revoyait, ces enfants qui venaient s’attrouper autour d’elle. Son corps se mit à trembler. Pas un de plus. Elle ne pourrait pas le supporter. Il fallait qu’elle agisse, qu’elle fasse quoi que ce soit, vite. Qu’il ne s’approche pas plus. Qu’il reste le plus loin possible d’elle.

Elle inspecta les alentours, aux abois, mais son regard n’en croisa pas d’autre. Ne restait plus qu’une solution. Avec un soupir incertain, elle se laissa aller contre le pied d’un réverbère, le temps de prendre dans sa poche arrière un paquet de cigarettes, d’en sortit une de l’étui, de la glisser entre ses lèvres et de se mettre à la recherche d’un briquet.

- Hé, t’as du feu ? beugla-t-elle au vide, les mains fourrageant dans ses poches.

- Ouais !

Elle attendit quelques instants que la silhouette soit à sa portée et attrapa sa main au moment où elle se tendait vers sa poitrine. Son bras attrapa celui de l’homme qui lui faisait face et le tordit dans son dos jusqu’à former une courbe impossible. Le hurlement de douleur fit grimacer la jeune femme. Encore un qui n’avait pas la moindre expérience du combat. Enfin, il lui offrait quelques instants pour cracher l’immonde drogue qu’elle avait dans la bouche. La cigarette alla rouler sur les pavés.

- Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-elle simplement, en tirant un peu plus sur le bras.

- Quoi ? Je sais pas ! J’en sais rien ! J’en sais rien, m’dame, on m’a rien dit, j’vous jure !

- C’est ça, oui.

- Aaah ! Lâchez-moi, m’dame, j’vous promets, j’en sais rien ! Vous m’faîtes mal !

- Si tu veux que je te lâche, réponds-moi. Sinon je te casse le bras. En plusieurs morceaux, tant que j’y suis.

- Vraiment, m’dame, j’en sais rien ! Aaaah ! Pardon, pardon, j’vais parler, j’vais parler ! Aaah ! J’sais juste qu’les autres ont trouvé quelqu’un qui traînait dans l’coin, c’est tout ce…

Il poussa un hurlement. Zelda venait de lui déboîter l’épaule. Elle le lâcha et sortit de sa poche sa faux, qu’elle déploya devant lui. La lame en céramique brilla sous le regard du lampadaire. Créée sur demande par un artisan clandestin, elle avait le tranchant irréprochable d’un couteau de cuisine et la discrétion infaillible du stylo, sans la moindre pièce de métal. Mais il n’avait pas besoin de le savoir. La simple vue de l’objet lui permit d’identifier son interlocutrice. La main sur son bras inerte, il lui jeta un regard terrifié.

- Montre-moi, siffla-t-elle. Et gare à toi si tu essayes de t’enfuir, compris ?

- Compris !

Il lui lança un dernier regard terrorisé et se mit à marcher doucement dans l’obscurité. Ils traversèrent la vieille ville, les ruines habitées, celles dont les fenêtres se dissimulaient derrière du carton mais dont la lumière filtrait au travers des tissus et du ruban adhésif. Il n’y avait presque pas de bruit. Les quelques bâtiments qui faisaient office de tavernes semblaient plus silencieux que d’habitude, malgré les quelques ivrognes qui beuglaient parfois sur le pas de leur porte. L’homme avançait toujours, sans cesser de vérifier qu’elle n’allait pas le tuer parce qu’il la perdait. En effet, derrière lui, la silhouette sombre de la jeune fille le menaçait toujours. Ils arrivèrent enfin à la porte d’une laverie et s’arrêtèrent. Le guide se retourna pour consulter celle qui tenait sa vie entre ses mains, hésitant à entrer. Il croisa son regard noir, d’autant plus effrayant dans l’obscurité et toqua. Ne recevant pas de réponse, il posa la main sur la poignée, mais on ouvrit avec violence la porte de l’intérieur, l’envoyant voler sur le trottoir défoncé. Elle ne fit que frôler l’estomac de la jeune femme, qui ne prit même pas la peine de s’écarter pour l’éviter.

De toute façon, la situation était claire. Un homme venait de signer son arrêt de mort.

- Qu’est-ce que vous faites ? tonna Zelda en plaçant son arme bien en vue.

- Rien qui ne t’intéresse, ma jolie. Par contre, si…

Il ne finit pas sa phrase. Le manche de la faux venait de le frapper à la poitrine, lui coupant momentanément la respiration et l’envoyant au sol. Il croisa le regard de son agresseur et lui montra une porte, au fond de la pièce brodée de machines à laver. Probablement le local technique. Elle le remercia en l’enjambant et se dirigea vers l’endroit qu’on lui indiquait. D’un grand coup de son arme, elle détacha la porte de ses gonds et la fit tomber dans la pièce enfumée. L’odeur particulière la prit à la gorge et elle toussa. Il lui fallut couvrir son nez et sa bouche avec les manches de son pull pour parvenir à respirer correctement. En quelques pas elle comprit ce qui clochait dans cette pièce. Elle avait marché sur du tissu et sur ce qui lui parut être un pied. Donc, les larges masses noires qu’elle devinait à peine étaient en vérité des imbéciles, vautrés les uns sur les autres au milieu des tableaux électriques. Au bruit qu’ils faisaient, ils devaient dormir depuis un certain temps. Sans qu’elle ne s’en rende compte, ses poings écrasaient le manche de son arme. Dans sa tête, elle repoussait l’obscurité de ses cauchemars. Son imagination avait tendance à s’emballer dans ce genre de situations,

Une idée glaçante lui traversa l’esprit, tandis que son regard se baladait sur les recoins éclairés par les voyants lumineux. Si c’était bien ce à quoi elle avait pensé, alors au lever du soleil, la police aurait fort à faire. Si cette brume de drogue voulait bien se dissiper… Un bruit la fit sursauter. Elle pesta à mi-voix et se dirigea vers lui, la lame au clair. Il résonna à nouveau. Comme un cri. Un cri de bête blessée. Un cri… Ce n’était pas, comme elle l’avait d’abord pensé, une voix de femme. Ça ressemblait plutôt…

Non, ce n’était pas possible. Elle s’immobilisa plusieurs secondes, retenant sa respiration, brûlant d’une rage froide et destructrice. Lorsque le bruit se répéta elle ne put plus douter.

C’étaient des pleurs d’enfant.

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