Elle se jeta immédiatement dans la bataille en murmurant :

- Synestya, connexion !

Et le monde autour d’elle changea. Les jardins luxuriants de la place des Vosges, habituellement déserts de promeneurs à cette heure, se transformèrent en un marécage duquel s’échappaient des odeurs nauséabondes. La boue avait comme pris vie, ses bulles grossissant au fur et à mesure que la jeune fille à la peau d’ébène courait de toutes ses forces vers un groupe inhabituellement immobile. Sa cape volait derrière elle, dévoilant ses pieds nus et sa longue lame couleur d’os.

Au loin, elle aperçut des silhouettes qu’elle crut reconnaître. Un sourire naquit sur ses lèvres, tandis que les joueurs devenaient de plus en plus reconnaissables. L’un d’eux se retourna et lui fit un grand signe de la main.

- Renouveau ? s’étonna-t-il, avant de se reprendre. Eh les gars, Renouveau vient nous filer un coup de main !

- C’est vrai ? s’extasia le reste du groupe en se retournant vers elle.

- Restez concentrés ! beugla-telle, atterrée, avant de reprendre entre ses dents. Bon sang mais c’est pas vrai ! Qui m’a fichu une bande de boulets pareils ? Dans un vrai combat, ils seraient morts des dizaines de fois !

- Bon, qu’est-ce qu’on a comme créature ?

- Une sirène des marais, m’dame.

- Qu’est-ce qu’elle fait ?

- Pas grand-chose, elle sort de nulle part, elle nous asperge, elle chante un peu et puis elle essaye de nous manger.

Renouveau soupira et secoua la tête en grommelant. Impossible qu’ils soient coincés si c’était aussi simple. Enfin, quelque chose devait bien les déranger, puisqu’ils semblaient avoir abandonné. Ils ne pouvaient pas baisser les bras aussi facilement si le boss se contentait juste de les effrayer.

- Où est le problème ? grinça-t-elle, hésitant sérieusement entre une véritable difficulté ou une simple bande d’incapables.

- Elle se régénère au contact du sol et elle jaillit sous nos pieds. Ça fait deux fois que je tombe dans une fontaine.

- D’accord… Autre chose ?

- Ah, oui, elle contrôle les plantes. Mon meilleur épéiste est bloqué là-bas, sous un arbre, mais si je bouge de là elle va me…

- Allez vous occuper de lui, le coupa-t-elle avec un soupir. Je me charge de la sirène, d’accord ?

- Comme vous dites, m’dame.

Il lui jeta un dernier regard et courut vers l’endroit qu’il avait pointé du doigt. Elle se retourna, soupira, agita un peu sa faux, espérant attirer l’attention du trio qui était en première ligne et dont les avatars étaient couverts de boue, mais le temps d’arriver, le monde changea radicalement. La boue laissa place à un liquide rougeâtre, épais, glacé qui recouvrait le sol sur toute sa surface. Tout ce qui ressemblait à un décor de marais se changea en terre asséchée, craquelée, fissurée. Le changement de luminosité la prit par surprise. Le soleil sanglant qui surveillait ces terres s’était enfin mis à briller. Il devait donc être près de midi…

- Renouveau !

- Anakin, c’est toi ? s’exclama-t-elle en se retournant, soulagée, vers l’homme en cape sombre et au sabre laser.

- Ouais, tu viens nous aider ?

- Dis-moi, c’est une vraie sirène ?

- Ouaip, qui déforme la réalité, fais gaffe.

- Je vois ça… C’est vraiment tout ce dont j’avais besoin aujourd’hui… Bon, vous avez trouvé où elle se cachait ?

- Non, soupira-t-il en secouant la tête, on a beau être capable de déduire où elle va apparaître, impossible de la toucher, je sais pas comment elle fait pour être systématiquement hors de portée. C’est comme si ma lame la traversait sans la toucher et déjà que je suis tout juste capable de me défendre, alors tu penses bien…

Elle hocha la tête et lui fit signe de la suivre. La situation devait être critique si même lui, qui était pourtant le cinquième meilleur joueur du pays, ne pouvait rien faire. Elle leva les yeux au ciel en pestant contre ce qui tirait ses pensées hors du champ de bataille. Elle se reconcentra instantanément et laissa son regard se poser sur les deux autres, vers lesquels ils couraient, qui se tenaient dos à dos au milieu d’une étendue déserte, la lame au clair, les yeux fixés sur les environs. Elle leur cria qu’elle venait les aider et se figea à quelques mètres d’eux. Une phrase lui avait traversé l’esprit. Une trahison vient toujours de là où on ne l’attend pas. L’ennemi peut s’avérer ami dans certaines circonstances et l’inverse est on ne peut plus vrai. La sagesse des mots de son père adoptif ne faisait aucun doute. Et ils avaient effectivement leur place sur ce champ de bataille. Il valait cependant mieux qu’elle vérifie cette théorie. Il était parfaitement possible qu’ils ne l’aient pas entendue… Pendant de longues minutes, elle cria, appela, gesticula dans leur direction, mais comme elle ne suscitait aucune réaction, sa décision ne se fit pas attendre.

S’ils ne l’entendaient pas, ils la sentiraient. On combattait ensemble, dans la réalité comme dans les jeux. Faire face seul, c’était de la folie. Il n’y avait pas de fin heureuse à un duel avec ces monstres, elle le savait pour avoir trop longtemps tenté de gagner seule face à ces créatures. C’était un risque immense, que même les plus expérimentés ne se risquaient jamais à courir. On ne pouvait pas jouer seul, telle était la règle de ce monde, alors ignorer les autres, ou simplement ne pas coopérer constituait la faute la plus stupide et également la plus grave dans cet espace virtuel.

Elle vérifia que sa lame était bien protégée, de sorte qu’elle n’allait pas tuer quelqu’un devant les yeux de tous ses alliés et d’un large mouvement du poignet, elle faucha les deux silhouettes devant elle. S’ils l’avaient remarquée tout à l’heure, il avait dû se passer quelque chose, puisque maintenant, ils ne la regardaient même plus. Et puis une large ligne rouge sang se dessina sur leurs deux corps, qui se séparèrent pour se rejoindre et former une seule immense silhouette ailée, mi-femme mi-oiseau.

- Vous auriez pu prévenir que c’était une sirène grecque ! beugla la jeune femme en se mettant à couvert.

- Y a d’autres sirènes ?

- Oui, avec des queues de poisson !

- Ça change quoi ?!

- Prépare-toi, tu vas m’aider à m’envoler, Anakin !

- Deux secondes, je me mets en place ! Mais réponds-moi, ça change quoi ?!

La silhouette enveloppée dans une cape terreuse raccrocha son sabre laser à sa ceinture et se précipita entre la silhouette noire, cachée sous un capuchon tout aussi sombre et l’immense créature volante qui commençait à chanter.

- Bouchez-vous les oreilles ! hurla Renouveau. Ça change, imbécile, qu’entre nager et voler, je préfère largement… Voler !

- Hein ?

Il n’eut pas l’occasion d’en entendre plus. La large faux blanche le frôla tandis que la flèche noire qu’était devenue la jeune fille prenait appui sur les mains ouvertes de son partenaire et semblait, comme elle l’avait crié, s’envoler. Bien qu’elle n'eut été que projetée dans les airs, sa cape donnait l’impression que deux grandes ailes obscures s’étaient détachées de son dos pour lui permettre de planer. Il y eut un scintillement, les mains couleur d’ébène guidèrent l’arme au travers de la créature dont le chant s’interrompit brusquement et qui explosa comme un feu d’artifices.

La pluie d’étincelles brillantes tombait encore lorsque le jeune Jedi arriva à la hauteur de la jeune femme.

- Ça va ? J’ai eu l’impression que l’atterrissage était…

- Mouvementé, oui, mais ça ira.

- Tu es sûre ?

- Oui, ça va. Désolée, j’aurais bien discuté un peu autour d’une tasse de café, mais j’ai quelqu’un qui m’attend, je te laisse !

- Pas de souci ! Tu es sûre que… ?

Mais elle était déjà partie. Elle boitait un peu, ce qui était extrêmement inhabituel et lui donnait un air un peu gauche, affaiblie. Les bandits les plus inexpérimentés auraient pu croire qu’elle faisait une proie facile, mais un simple regard les en aurait dissuadés. Elle avait mal à la cheville, mais ce n’était pas la première fois. Il faudrait simplement qu’elle mette de la glace et qu’elle évite de faire trop d’efforts, ce n’était rien de grave. Et puis, il fallait encore qu’elle s’occupe de Kazumi. Ce n’était pas de sa faute, mais elle ne pouvait pas le garder, pour leur sécurité à tous les deux.

Et puis, elle les regardait déjà, ça ne faisait aucun doute.