Chapitre 20
Ils sortirent de la salle plusieurs heures plus tard, les yeux horriblement cernés, certains à bout de nerfs, d’autres la gorge plus sèche que le Sahara. Personne ne s’était endormi, mais ce n’était pas forcément faute d’avoir essayé. Les plus jeunes ne gardaient les yeux ouverts que parce qu’ils ne pouvaient rester sourds aux incessantes jacasseries de la jeune femme et que s’ils ne lui répondaient pas, elle s’assurait de leur état en parlant encore plus fort. Elle leur avait proposé d’aller boire un verre, mais leur dernière expérience était encore trop fraîche dans leur mémoire et ils ne pouvaient pas se permettre d’être aperçus sur les tabourets de sitôt.
Ils se séparèrent devant la salle du trône, lui faisant promettre de passer directement les voir si jamais elle était rappelée dans les parages. Lorsqu’elle passa la porte, Mamoru ne put s’empêcher de trébucher sur ses propres pieds, rattrapé par ses collègues, tandis que Zelda portait un Kazumi qui s’était enfin endormi.
- Je sais pas comment vous faites, parce que tout ce que je comprends pour l’instant, c’est que chez vous, même parler à quelqu’un c’est épuisant. Entre Swan et Debbie, je sais pas lequel je choisirais si jamais je devais passer un jour qu’avec eux. Ça serait un calvaire…
- Il faut dire que tu n’as pas commencé par les plus normaux et on ne peut pas dire que nous soyons particulièrement reposants non plus…
- À part ça, on est d’accord que tout ce qu’on vient de passer en revue avec elle, il faudra qu’on s’en souvienne pour le live ?
- C’est ça. On sera sur tous les Optios de France et la vidéo sera aussi sur tous les sites de streaming, de musique, dans toutes les publicités et même sur les sites illégaux si elle arrive à faire ce qu’elle veut.
- Pas question de se rater, du coup.
- Effectivement… Et puis de toute façon, vous ne risquerez rien, on vous fournira probablement des masques, surtout pour toi, Louis, on ne doit pas te reconnaître. Je serai la seule, avec Kazumi, à parler à visage découvert, de toute façon, ils nous connaissent déjà. Je ne comprends pas vraiment comment nous allons rentrer dans un parc d’attractions alors que nos visages sont connus et seront probablement recherchés par la sécurité…
- On verra bien sur place, de toute façon, si son plan marche, podamos decir que se están planteando las cosas al revés.
- Pardon ?
- Vous pourrez dire qu’on… C’est une expression, j’ai un doute… Vous dîtes quoi, vous ? Qu’on marche sur… Oh, no importa.
- Qu’on marche sur la tête ?
- Oui, c’est ça. Arriver ne serait-ce qu’à exécuter la moitié du plan, ce serait un miracle.
- Je sais qu’on rêve tous d’aller se coucher, mais ce n’est pas le moment, on est d’accord ?
- Oui, on sait, on va travailler…
- Et moi, je vais aller me coucher, marmonna Mamoru en réprimant un bâillement.
Ils le regardèrent partir sans dire un mot. Tous avaient terriblement conscience qu’il était mis à part exactement de la même manière que s’ils avaient été quelques kilomètres au-dessus. C’était pour lui qu’ils le faisaient, pour qu’il puisse remonter à la surface, sentir le vent sur sa peau, le soleil, voir autre chose que la terre et la pierre, les écrans ou les visages connus. Ils savaient qu’à quinze ans, on a besoin de sortir, de se séparer de ceux qui nous ont toujours entourés, de découvrir le monde et la liberté, peut-être même d’y prendre goût et de tomber amoureux. Depuis vingt ans que des enfants naissaient sous terre, ils avaient expérimenté toutes les attitudes et rares étaient ceux qui avaient échappé à la mort, surtout en des temps troublés.
Il fallait qu’ils agissent et ils étaient sur la bonne pente, mais peut-être que pour lui, c’était déjà trop tard. Peut-être que ce moment décisif, il aurait voulu y participer, être véritablement impliqué, combattre à leurs côtés, ne pas simplement vérifier leurs faits et gestes et rester en contact sans autre chose à faire. Dormir était sûrement le seul moyen qu’il ait trouvé pour rester à distance d’eux et s’offrir un peu de repos mental. Il savait aussi bien qu’eux que ce n’était pas volontaire, qu’ils n’y pouvaient rien et que justement, ils se battaient pour qu’il puisse avoir une vie comme les autres. Il était cependant difficile de rester là à les regarder faire, sans pouvoir sortir de sa cage.
Ils se séparèrent progressivement sur le chemin qui menait au dojo où ils faisaient leurs armes. Entre le bar et le réfectoire, Zelda se retrouva seule sur les tapis, sans la moindre motivation, armée de sa seule conscience et d’une fatigue qui ne faisait qu’augmenter sensiblement sa volonté de quitter la pièce le plus vite possible. Elle secoua la tête pour tenter de la faire disparaître et commença à s’étirer.
Mais son esprit ne pouvait s’empêcher de vagabonder, encore et toujours, vers la surface. Elle s’inquiétait. Non pas pour elle, ni pour aucun de ses camarades, elle les savait parfaitement aptes à se défendre eux-mêmes, même Kazumi avait fait des progrès incroyables pour son âge, progrès que d’autres, elle le savait, seraient incapables de faire, peu importait leur volonté ou les moyens déployés. Elle savait pertinemment qu’elle risquait à tout moment de croiser son frère, là-haut et elle craignait le jour où il la reconnaîtrait. S’il s’opposait à elle, il ne faisait aucun doute qu’elle serait bien incapable de le blesser. Et dans ce cas, que deviendrait-elle ? Sa vie était ici, elle la sacrifierait sans hésiter pour lui, mais le ferait-il pour elle ? Ou bien ne la détesterait-il pas encore plus ? Il ne pouvait pas l’avoir oubliée, mais il lui en voulait sûrement, de l’avoir laissé seul… Peut-être cherchait-il encore une manière de devenir un héros, en la sauvant des griffes de cet homme qu’il n’avait vu qu’une fois… L’avait-il reconnue, sur la vidéo ? S’était-il dit que sa grande sœur était un monstre ? Qu’elle ne valait pas la peine qu’il se souvienne de son prénom ?
Elle se figea brusquement, aplatie sur le tapis, une jambe devant l’autre. Et s’il croyait qu’elle l’avait oublié ? Qu’elle se fichait de lui, comme elle le laissait croire ? Comment lui expliquerait-elle qu’elle n’avait aucune idée de son état de santé, qu’elle ne demandait pas de ses nouvelles tous les jours, qu’elle était certaine qu’il allait bien ? Ils n’étaient pas jumeaux, ils n’avaient pas de connexion magique, rien de ce qu’on racontait dans les livres. Il pourrait aussi bien être mort, que…
Elle se laissa tomber et commença une série de pompes, espérant sincèrement se sortir ces idées de la tête. Bien sûr que non, s’il était mort, elle le saurait, Swan l’aurait informée… Elle l’en avait supplié, elle avait subi nombre de réprimandes, mais elle avait fini par obtenir ce qu’elle désirait. Si quoi que ce soit arrivait à son petit frère, elle en serait la première informée et il était évident que si l’organisation mettait sa vie en danger, il n’y avait aucune chance qu’ils la retrouvent dans leurs rangs. Bien sûr, qu’elle tenait à lui, à tous ces souvenirs qu’ils partageaient et bien évidemment, elle lui en voulait d’être bêtement tombé dans le piège qu’INRIS lui avait tendu. Leur vision de l’éducation, ou plutôt de la désinformation scolaire, avait créé le fossé qui les séparait désormais. Elle ne pouvait s’empêcher de croire que si elle lui avait expliqué clairement les choses, si elle l’avait accompagné en classe, peut-être qu’ils seraient ici, tous les deux…
C’était impossible et elle le savait. Revenir en arrière, remonter le temps, ça n’était pas possible et quand bien même, changerait-elle quelque chose à son histoire, telle qu’elle la vivait ? Sans lui, sans cet héroïsme qui les avait séparés, elle aurait sans doute rejoint les rangs adverses et se moquerait de celle qu’elle était actuellement. Mais il serait à ses côtés. D’autres se battraient sans elle, pour une cause qui lui tenait aujourd’hui à cœur, elle n’aurait jamais rencontré ceux qui aujourd’hui constituaient le cœur de son existence…
Elle reprit son souffle, secoua à nouveau la tête et sortit sa lame de la gaine en cuir qui la retenait et l’examina. Le plastique avait été renforcé, différentes pièces de bois souple et de métal composaient désormais ce qui avait été un simulacre de faux et qui maintenant, pouvait être considéré comme une arme à proprement parler. La lame était du même acier que les couteaux de cuisine et elle l’affutait régulièrement, vérifiait qu’elle ne rouillait pas chaque fois qu’elle goûtait au sang et s’assurait également de la bonne marche du bouton qui lui permettait de la faire redevenir un simple gadget, une sorte de manette plus vraie que nature.
C’était quelque part le symbole de leur contrat. Il y avait dessus toutes les marques qui serviraient à l’inculper et celles qui révèleraient l’existence d’une organisation armée. Tant qu’elle ne se faisait pas prendre avec, ou qu’elle ne la donnait pas à la police, personne ne savait qu’ils existaient. Elle pouvait les vendre, mais il pouvait la trahir. Son ADN recouvrait l’objet entièrement et le nombre d’empreintes qu’on devait pouvoir y exploiter était bien au-delà de ce qui était nécessaire. Autant dire que le moindre faux pas ne conduirait pas qu’elle sur l’échafaud.
Dans ce cas, est-ce que son frère…
- Arrête de penser à lui, Zelda, tu ne vas pas mourir, il va très bien et tout va bien se passer, déclara-t-elle tout haut.
Un bruit la fit sursauter et elle paniqua un instant, croyant que quelqu’un l’avait entendue, mais comme elle ne voyait personne, elle se contenta de se reconcentrer sur sa lame. Elle la regarda danser dans sa main, exécuta quelques mouvements classiques, avant de commencer à s’entraîner sérieusement. La lame fendait l’air si violemment qu’elle le faisait siffler. Personne n’aurait osé s’approcher, de peur de perdre un membre par erreur. Ses camarades savaient pertinemment que lorsqu’ils ne parvenaient plus à suivre la lame des yeux, il valait mieux qu’ils s’écartent, voir même qu’ils aillent s’entraîner ailleurs, parce qu’à cet instant, Zelda aurait pu couper la tête de quelqu’un sans s’en rendre compte et sans avoir de remords. C’était ce que la rumeur disait, évidemment, pourtant ça ne semblait pas la déranger. Victoria racontait à qui voulait l’entendre que c’était parce qu’elle avait plus de place pour passer dans les couloirs et plus de temps à passer au dojo, bien qu’elle se doutait que ce n’était sûrement pas ça.
Non, ce n’était pas ça. Mais le laisser entendre aurait été une preuve de faiblesse. C’aurait été avouer qu’elle était à genoux et qu’elle n’attendait plus que le coup de grâce.
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