Chapitre 37
Depuis plusieurs heures qu’ils étaient rentrés, ils avaient l’impression d’avoir vécu plusieurs vies. Une était passée lorsqu’ils avaient croisé le regard de Kazumi qui, sans avoir bougé d’un millimètre depuis leur départ, s’était embué immédiatement lorsqu’il les avait aperçus, au bout de la rue. Rosie, son entraîneuse, avait veillé sur lui, plusieurs fois tenté de le faire rentrer, mais sans succès. Il avait lourdement insisté pour l’attendre et elle n’avait pas voulu le laisser seul. Après tout, elle aussi s’inquiétait de ce qu’ils allaient devenir, ne serait-ce que si Zelda ne pouvait plus sortir pour les approvisionner. Elle seule parvenait à ramener assez de nourriture pour nourrir un régiment et parvenir à s’en sortir. Elle seule pouvait être Renouveau. Elle seule pouvait tuer quelqu’un au milieu de la rue et s’en sortir. Et ce n’était pas une question d’entraînement, comme elle le leur répétait depuis des années. On ne faisait pas partie des dix meilleurs joueurs d’un pays pour rien. Surtout d’un pays comme la France, qui était à l’origine du jeu et dont les rues foisonnaient d’accros et de fans. Ils avaient remplacé les Etats-Unis, du temps où ces derniers étaient à la tête du monde et de toutes ses folies, pour le meilleur comme pour le pire. Aujourd’hui, sur les ruines de l’un s’était amusé l’autre, réduisant le géant d’autrefois à une secte aux idées poussiéreuses et propulsant l’habituel retardataire sur les toits du monde, bien avant tous les autres.
Alors lorsqu’elle avait vu l’espèce de paquet de tissu que la jeune femme était devenue, elle s’était contenue juste assez pour ne pas éclater. Elle comprenait parfaitement que son élève n’en ait pas été capable, mais depuis qu’ils patientaient devant l’infirmerie, dont la porte était close pour tous, sauf cas de force majeure évidemment, elle se demandait si elle n’allait pas finalement laisser couler les mots qu’elle retenait, et éventuellement s’échapper quelques larmes. Après tout, entre le nouveau qui était assis sur le sol et qui semblait prier depuis plus d’une heure en gémissant, Victoria qui se défoulait dans le couloir et marmonnait en espagnol des mots qu’elle ne comprenait pas, Mamoru qui faisait sans cesse des allers-retours au pas de course entre la chambre de sa sœur et la pièce devant laquelle ils étaient rassemblés, tout en paraissant tellement perturbé qu’il lui arrivait de se cogner dans les autres ou de se perdre dans ses pensées au point de ne pas voir les murs et le boss, qui refusait de s’isoler dans son bureau et hurlait sans cesse d’un bout à l’autre des galeries, sur de pauvre âmes terrifiées qui lui passaient tout à cause de la situation. Sans aucun doute, tous ceux qui passaient devant cette porte pour se rendre à l’extérieur, et tous ceux qui en revenaient échangeaient des regards et des signes de soutient avec les gardiens de la porte, parfois même quelques mots, à demie-voix.
À l’intérieur, c’était le chaos. Enfin, un chaos silencieux. Parce que le docteur Shinra ne comprenait pas. Tous les tests qu’il avait menés étaient concluants. Tous. Même sur Zelda. Toutes ses machines, et l’environnement même lui concédaient au moins cela. Il n’y avait pas la moindre onde autour d’eux. Rien. Ils n’auraient pas pu être mieux isolés. Ses constantes vitales étaient normales, son rythme cardiaque régulier, toutes les manipulations qu’il avait faites avaient été concluantes, et à part la marque sur son cou, on aurait pu croire qu’elle était simplement endormie. La tentative de meurtre n’avait pas causé le moindre dommage à son implant, puisqu’elle avait pu l’utiliser correctement entre ses crises et après l’attaque, donc ça n’avait aucun sens. Aucun.
Et ça le terrifiait. Elle était en parfaite santé. À part les marques extérieures des dangers de sa vie, son corps s’en sortait très bien. Alors pourquoi n’ouvrait-elle pas les yeux ? Pourquoi toutes ses constantes étaient-elles celles d’un adulte en train de dormir ? Il avait essayé de la réveiller, de la secouer, de la pincer, de lui faire sentir divers produits censés faire revenir à eux les gens ayant perdu connaissance, sans succès. Sa dernière possibilité, qu’il n’appréciait pas vraiment, c’était de faire appel à un informaticien et de la reconnecter en espérant que lui parvienne à trouver le problème et à le régler. Ses assistants étaient partis chercher celui qui était spécialisé dans la médecine et le hacking d’Optios, tout en croisant les doigts pour que ça marche. Mais pour l’instant, il refusait de l’accepter. Il refusait d’annoncer à qui que ce soit qu’il ne savait pas comment résoudre le problème qui se posait à lui.
Ce n’était tout simplement pas possible. Il devait bien y avoir quelque chose qui clochait. Mais quoi ? Quoi ?! Quoi ?! Il frappa un grand coup sur la desserte, faisant trembler ses instruments dans un grand bruit métallique.
- Un problème, doc ?
La voix de Joy résonna dans la pièce comme si elle avait véritablement été présente. L’homme sursauta et lança vers elle la première chose sur laquelle il put mettre la main, à savoir une paire de gants en latex, qui tombèrent à mi-chemin entre son assistant et lui. Sur l’écran que portait le nouveau venu, le visage marqué de la Présidente d’INRIS l’interrogeait, sans un sourire.
- Pourquoi c’est elle ? aboya-t-il en attrapant un scalpel de la table et s’approchant de son collaborateur au point qu’entre eux, il n’y avait même pas la place de glisser une feuille blanche.
- Les… Les autres sont tous pris, et de toute façon, c’est elle la meilleure, et c’est elle qui a le plus d’informations, et peut-être que…
- Eh, je suis là, je vous rappelle. Je préfèrerais ne pas voir ce que vois, et ne pas entendre ce que vous dîtes. Quel est le problème, doc ? C’est Zelda, c’est ça ?
- Taisez-vous, je ne veux pas vous entendre. Joe, je sais bien que tu rêves de prendre ma place, mais tant que tu n’auras pas compris que la médecine, ce n’est pas séduire les filles et avoir un bon statut, mais sauver des vies et placer ça au-dessus du reste, tu resteras là où tu es. Je t’ai demandé le meilleur informaticien du réseau, et tu m’apportes le chef ennemi, alors que tu sais très bien qu’on ne joue pas avec la vie des autres, et surtout pas la sienne !
- Oui, mais monsieur…
- C’est bien Zelda alors. C’est vous qui l’avez ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qu’elle a ? J’ai entendu parler d’une coupure de liaison, c’est vrai ? Les médecins ont déclaré que tout irait bien, mais qu’il fallait la surveiller, pourquoi vous ne l’avez pas laissée en observation ? Qu’est-ce que je peux faire ? Dis-moi, docteur, qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi vous avez besoin d’un informaticien ? Son Optio a un problème ? Vous avez du réseau ? Je regarde, attendez…
- Tu ne bouges pas, sorcière, et toi…
- Qu’est-ce que c’est que ces constantes ? Docteur, vous êtes sûr qu’elle va bien ? Son Optio m’indique des doses bien au-delà des normales, une activité cérébrale hors normes, vous êtes sûr qu’elle…
- Qu’est-ce ce que vous avez dit ? glapit-il en fixant ses yeux sur l’ordinateur.
- Des doses d’hormones très fortes, une activité cérébrale aussi forte que si elle était dix fois consciente, mais absolument aucune perception de l’extérieur, pas d’activation du programme de gestion des pensées, pas la moindre donnée normale dans toutes ses constantes…
- Et vous êtes sûre que l’Optio n’a pas subi de damages ?! Tous ces nombres sont vérifiés, selon vous ?
- Elle n’a vraiment aucune perception ?
- Pas la moindre. Elle est inconsciente depuis plusieurs heures, on dirait qu’elle dort, mais rien ne la réveille, son corps est très bien, tous les résultats de mes analyses sont normaux, je ne comprends plus rien !
- Vous avez bien fait toutes vos analyses, vous en êtes sûr ?
- Faites et refaites, toujours le même résultat !
- Ce doit être l’Optio, mais dans ce cas je ne vois pas le problème. Tous les programmes ont été vérifiés par l’antivirus, ils sont conformes aux règles de la société et à la réglementation internationale, je ne vois rien qui vienne de l’extérieur…
- Vous avez cherché à l’intérieur ? Le problème ne vient pas de la conscience, de son cerveau, de la manière d’agir de l’implant ? Pas de court-circuit quelque part ?
- Attendez, je lance l’analyse externe. Si son corps réagit, dîtes-le-moi immédiatement, j’arrêterai le processus. Initialisation.
Pendant plusieurs secondes, il ne se passa rien. Les deux hommes en blouse blanche avaient les yeux fixés sur le corps immobile de la jeune femme, l’un se mordait la lèvre, l’autre avait les mains jointes et le menton posé dessus.
Puis il y eut un spasme, et Zelda ouvrit les yeux.
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