Chapitre 45
Au cœur du silence, il y eut un soupir de soulagement, un léger claquement et le froissement de tissus typique d’une jupe sur laquelle on s’asseyait. Une voix, douce, maternelle, s’éleva, calmant immédiatement l’esprit troublé de Joy.
- Je ne pensais pas un jour me retrouver à faire ce genre de choses, et surtout pas pour ma petite Zelda…
- Votre petite Zelda ? Vous considérez toujours cette meurtrière, cette tueuse d’enfants comme un être humain méritant votre compassion ? Vous êtes aussi folle qu’elle, alors…
- Zelda, folle ? Bien au contraire, elle est sans doute bien plus sensée que vous et moi réunies, enfin tant qu’elle ne se laisse pas emporter par ses sentiments… Ce qui, je vous l’accorde, est plutôt rare ces derniers temps, mais j’ai cru comprendre que vous n’y étiez pas étrangère.
- Alors c’est de ma faute si votre dégénérée n’est plus capable de mettre un pied devant l’autre sans créer de catastrophe ?
- Je ne l’aurais pas présenté comme ça, mais c’est l’idée générale, en effet. Enfin, j’imagine que du coup, peu importe ce qu’elle devient, n’est-ce pas ?
- Ce qu’elle devient ? Mais je l’ai vue hier soir, et sur la vidéo elle avait l’air en pleine forme ! Qu’est-ce qui pourrait m’inquiéter ?
- Alors vous êtes aveugle, en plus d’être amoureuse ? Je connais le proverbe, mais c’est bien la première fois que je vois quelqu’un d’aussi atteint !
- Atteint ? Moi, amoureuse ?
- Vous n’allez pas mentir, quand-même ?
- Je ne le nierai pas, mais…
- On ne peut pas détruire ces sentiments, Joy Kafka.
- Je les oublierai, si c’est tout ce que je peux faire. Nourrir de tels sentiments pour une meurtrière, c’est contre-nature, c’est une folie, c’est…
- Oui, je sais. Et elle aussi. Mais elle n’a pas le choix. Du moins, plus maintenant. Tout ce que vous pouvez faire pour elle, si vous le voulez bien, c’est m’expliquer ce qu’elle a. Il semblerait que cette espèce de maladie l’ait affaiblie, sans qu’on n’y comprenne rien.
- C’est ce qu’on appelle du remords, beaucoup de douleur et une culpabilité dévorante, contre lesquelles son esprit s’est battu bêtement, puisqu’elle-même refusait d’ouvrir les yeux et l’avait ordonné au programme de contrôle du corps. Je suis allée lui enlever ses privilèges administrateurs pour qu’elle puisse bouger à nouveau, mais sans l’Optio, tout sera plus difficile pour elle.
- J’en doute. S’il y a quelque chose de plus difficile que d’abandonner derrière soi la seule famille qu’on ait jamais eue, je veux bien la vivre au centuple. Vous n’avez pas la moindre idée de combien elle a souffert de cette décision. Avec tout ce qu’il s’est passé, elle doit encore s’en vouloir. C’est sûrement pour ça qu’elle a tenu à faire ce clip aussi rapidement, malgré son état physique.
- Son état physique ne s’est pas arrangé ?
- C’est même pire que ça, Joy. Quand le caméraman a crié « Coupez ! », elle s’est effondrée et elle a perdu connaissance. Elle n’est apparemment pas prête de se réveiller, et notre docteur s’inquiète. Elle qui était rarement surmenée, toujours en mouvement, pleine de vie, cette vidéo aurait dû être une partie de plaisir. Apparemment, le simple fait d’être restée debout deux heures et demie a utilisé autant d’énergie que décapiter un policier avec deux balles dans le corps et un combat de boss avec une cheville blessée, avant de se vider de son sang dans un tramway.
- Elle se serait autant affaiblie en seulement une semaine ?
- C’est ce qu’il semblerait.
- Et ça vous inquiète ?
- Pas vous ?
- Si, évidemment, mais pourquoi est-ce que j’ai l’impression que vous vous en faîtes plus pour elle que moi ? Vous la connaissez à peine, vous passez vos journées derrière un bureau à l’étage d’en-dessous, sans jamais la voir…
- Disons que je suis un peu sa mère de substitution… Elle était sous ma responsabilité, à l’orphelinat, mais… Vu le résultat, je crois que j’ai bien fait d’arrêter d’y travailler.
- Et quand vous la regarder, qu’est-ce ce que vous voyez ? Une enfant trop gâtée ? Une criminelle ?
- Ma fille. Enfin, elle ne l’est pas, mais pour moi, c’est comme si. C’est stupide, je sais, pourtant ça me rend tellement heureuse de savoir qu’elle est amoureuse, qu’elle a trouvé quelqu’un qui l’aime aussi !
Il y eut un silence. Celle qui se terrait sous son bureau sortit la tête et la tourna vers la femme d’une quarantaine d’années qui souriait doucement en regardant le plafond. Ses talons rouge vif paraissaient faits pour un autre corps, plus jeune que celui qui portait un tailleur assorti, alors que quelques minutes auparavant, elle ne l’aurait jamais vue sans. La plus jeune se releva et s’étira, avant de se diriger vers la porte.
- Je ne sais vraiment pas quoi faire, Maëlle. Vraiment. Je ne comprends pas comment elle a pu ne serait-ce qu’en arriver là, avec une trentaine de meurtres sur les bras, celui d’un enfant de son âge, un frère qui veut sa mort, un policier sans tête, tous les commissariats et même tous les français qui veulent la voir en prison, alors qu’elle en sort à peine. Je ne comprends pas comment elle a pu se battre pour rester consciente aussi longtemps alors que son implant imposait à son cerveau de plonger dans le coma. Je ne comprends pas pourquoi votre médecin, qui semble capable de très bien recoudre les gens, est incapable de déduire que son corps a brûlé la plupart de ses calories pour rester conscient, ce qui fait qu’elle a perdu toute son énergie. Franchement, je ne pense pas que ce soit plus compliqué que ça.
- Il l’a pensé, mais selon lui, c’est impossible qu’en si peu de temps…
- Il devrait le savoir, avec Zelda, rien n’est impossible, répliqua-t-elle avec une pointe d’ironie.
- C’est vrai, ce que vous dîtes… Je suppose donc que nous en avons fini pour aujourd’hui ?
- Je voudrais juste vous demander de lui passer un message, si vous permettez.
- Bien sûr, à condition que ce ne soit pas une rupture.
- Alors ne vous inquiétez pas, vous pourrez lui passer en toute tranquillité. Dîtes-lui simplement que je l’aime, mais qu’au moindre sang, au moindre meurtre, tout le monde saura.
- Saura quoi ? Qu’est-ce qu’ils ne savent pas déjà ?
- Oh, ne vous en faîtes pas, elle comprendra…
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