Une fois passé le Styx
Zelda entra dans le poste de police, visiblement pressée, mal à l’aise. Elle se baissa pour prendre le petit garçon dans les bras, histoire de se rendre visible. L’officier en face d’eux, un homme d’une soixantaine d’années un peu rond, affalé sur une chaise derrière son bureau, ne leva même pas la tête et se contenta de grogner.
- Noms ?
- Zelda Carmen et Kazumi Nakahara, déclara-t-elle rapidement.
- Comme l’écrivain ?
- Euh… Oui.
- Vous le connaissez ? s’étonna l’homme en se redressant.
- De nom, avoua-t-elle avec un beau sourire, j’ai étudié ses poèmes et sa relation avec Rimbaud pour un exposé, il y a longtemps.
- Ah, c’est pour ça… Bon, je suppose que vous n’êtes pas là pour parler littérature. Quel est le problème ?
- J’ai trouvé ce petit garçon cette nuit en banlieue, il avait des problèmes avec une bande de voleurs.
- Pourquoi ne pas l’avoir ramené à ses parents ?
- Il m’a dit qu’il ne voulait pas y retourner, qu’ils l’avaient abandonné là. J’ai trouvé ça bizarre, mais la situation m’a paru complètement folle, c’était il y a à peine quelques heures, on a mangé et nous voilà.
- Vous n’aviez pas l’adresse de ses parents ?
- Non, comme il est orphelin et qu’il a l’air de changer de famille d’accueil, il n’y a pas d’adresse sur son profil.
- D’accord. Vous pouvez le laisser ici. Vous pouvez me répéter votre prénom ?
- Zelda. Je m’appelle Zelda.
- Vous êtes sûre ?
- Oui, assura-t-elle d’une voix trop ferme, trop rapide. Pourquoi est-ce que… ?
- J’ai des ordres concernant une certaine Victorique Carmen, vous la connaissez ? Ce ne serait pas un membre de votre famille, par hasard ?
- Vous savez, j’ai été élevée dans un orphelinat, mon nom de famille m’a été donné d’après le prénom de la femme qui m’a retrouvée. Je n’ai jamais rencontré de Victorique non plus, désolée.
- Ah, je vois. Bon, je vais voir ce que je peux faire pour lui et vous pourrez partir une fois que vous aurez terminé de remplir les formulaires, d’accord ?
- Très bien.
- Vous n’avez pas l’air très à l’aise, tout va bien ?
- Oui, c’est juste que… Ça faisait longtemps que je n’avais pas parlé de poésie avec quelqu’un, bredouilla-t-elle en souriant, avant d’ajouter d’un ton naïf : et la dernière fois n’est pas vraiment un bon souvenir…
- Hmm, marmonna l’homme, visiblement dubitatif. Bon je vais chercher les papiers, je reviens. Ne bougez pas, j’en ai pour un instant…
La silhouette corpulente de l’officier disparut dans l’ombre d’une remise. Quelques grognements leur parvinrent, accompagnés du boucan habituel, dès lors que les choses n’étaient pas réglées par informatique. Mais un bruit attira l’attention de la jeune femme. Quelque chose était tombé. Ce n’était pas du papier. Elle était presque sûre que ce n’était pas du plastique ou du bois. Non, pour elle, c’était du métal. Et à moins qu’une dizaine de billes n’aient été rangées dans un coin sombre d’un bureau de police, elle était persuadée qu’ils avaient un problème.
Elle reposa Kazumi et, le doigt sur la bouche, lui intima de se taire. Tout en se redressant, elle fit comme si de rien n’était et demanda si tout allait bien.
La porte derrière elle s’ouvrit brusquement, la faisant sursauter, tandis que deux coups de feu résonnaient à ses oreilles. Elle se jeta à terre, mais c’était trop tard. Les balles censées la tuer passèrent bien plus près de leurs cibles qu’elle ne l’aurait voulu. Sa cheville, déjà fragilisée, se déroba sous elle, tandis qu’elle en profitait pour rouler jusqu’au petit garçon, recroquevillé sous le bureau. La voix du policier fit l’effet d’une bombe sur la jeune femme et le simple fait qu’il ait accompagné ses mots d’une série de coups de feu dans le bureau manqua de la faire exploser.
- La Présidente Primerose vous recherche, vous n’avez aucune chance ! Rendez-vous !
Elle se retint de lui répondre et jura entre ses dents. Évidemment que cette abrutie devait la rechercher ! Ce n’était pas une raison pour mettre un enfant en danger ! Et elle était tombée dans son piège tellement bêtement ! Elle aurait dû réagir en entendant son nom d’emprunt, partir, emmener Kazumi…
C’était trop tard, elle s’était plantée. Il fallait qu’elle trouve un moyen de s’en sortir, maintenant. Il n’y avait pas trente-six solutions. Personne n’était entré lorsque la porte s’était ouverte alors qu’une foule compacte hésitait à traverser la rue pour aller voir ce qu’il se passait. C’était sa seule échappatoire et de toute façon, ils n’étaient pas en sécurité, où qu’ils soient. Elle attrapa le petit garçon par la main et le tira à elle. Elle le sentit s’affaler sur son genou et une légère trace rouge marqua son pantalon.
En un instant, ses yeux s’agrandirent et ses poings se serrèrent. La balle qui s’était enfoncée dans son épaule ne lui faisait pas plus mal que ce qu’elle avait devant les yeux et celle qui lui avait transpercé la hanche ne faisait qu’attiser la haine qu’elle vouait désormais à cette femme. À cause d’elle, cet imbécile de policier avait blessé un enfant. Rien que pour cette raison, ils devaient mourir. Tous les deux.
Elle se redressa, chancela doucement et se retourna vers l’homme, qui pointait son arme droit vers elle.
- Vous vous rendez ? Les mains en l’air, montrez-moi que vous n’êtes pas…
Sa tête se détacha brusquement de son corps et il ne finit par sa phrase. La lame de la faux se rétracta et retourna dans son manche, projetant une trainée de sang au sol.
Toujours sur ses gardes, la meurtrière s’avança jusqu’au petit corps et le prit dans ses bras. La foule amassée autour de l’entrée la regarda étrangement, tandis qu’un nouveau coup de feu résonnait, la ratant de peu. Évidemment, il y avait d’autres policiers à l’intérieur. Mais peut-être n’oseraient-ils plus tirer en voyant le sang sur le carrelage… ? Des jurons indiquèrent aux témoins qu’ils avaient trouvé le corps. La silhouette tâchée de sang et profondément blessée tituba un peu, prit appui sur le mur et se mit à avancer, décidée, vers un tramway qui s’était arrêté, au bout de la rue.
Les gens, qui s’étaient finalement rapprochés et qui se pressaient contre la vitre du poste de police, s’écartèrent précipitamment pour la laisser passer. Il lui suffit d’un coup d’œil pour qu’une pensée ironique se présente à elle. Ils avaient beau tous être en train de filmer, personne ne comprendrait que ce n’était pas elle, la criminelle. Non, sa seule chance, c’était les transports publics automatisés. Elle vérifia le numéro et fit une grimace qui aurait dû ressembler à un sourire. C’était la bonne ligne. Après le terminus, elle n’aurait plus qu’à marcher une trentaine de minutes et espérer que ses camarades ne la prendraient pas pour une ennemie…
Enfin, ça, c’était le pire des cas. Ses constantes vitales avaient dû alerter la moitié de la base souterraine, une équipe devait être en train de la rechercher et avec la géolocalisation, ils ne devaient pas être très loin. Elle s’effondra dans un siège libre, tandis que tous les occupants de la rame s’enfuyaient, plus ou moins prudemment, plus ou moins silencieusement. Heureusement qu’il n’y avait plus de conducteurs, songea-t-elle en sentant le véhicule s’ébranler sans bruit. N’importe quel être humain se serait enfui, ou aurait au moins refusé de faire un mètre de plus. Et elle l’aurait compris. D’ailleurs, si les ordinateurs n’avaient pas conservé leur mainmise sur l’intelligence humaine, il y aurait bien longtemps qu’elle serait morte, c’était évident.
Enfin, peut-être pas, puisque personne n’avait eu le courage de s’interposer lorsqu’elle était sortie du commissariat… C’était bien beau de jouer à combattre des monstres si on n’osait pas se mettre entre une meurtrière gravement blessée et sa seule échappatoire… Si qui que ce soit l’avait prise en chasse, elle aurait… Il valait mieux ne pas y penser, puisqu’une autre évidence, c’était qu’elle était incapable de faire un pas de plus. Elle avait perdu trop de sang, l’effet de l’adrénaline s’estompait et son moral était dans un état pitoyable. Les vertiges, la douleur, la colère froide n’aidaient en rien son corps. Elle était lourde, terriblement lourde… Et les ordinateurs chargés de la protection des passagers devaient bien avoir transmis aux opérateurs qu’une quantité anormale de sang était visible. Avec un peu de chance, ils mettraient un certain temps à réagir… Si seulement celui qui était de surveillance pouvait faire une pause ou une sieste, elle pourrait rentrer.
De toute façon, elle n’avait pas le choix. Soit ses camarades la retrouvaient, soit c’était elle. Et elle ne pouvait plus rien y faire. Ils avaient tous deux désespérément besoin de soins, il était même probablement trop tard, mais elle avait fait ce qu’elle avait pu. Maintenant, elle s’en remettait au destin, au hasard ou à tout ce qui pouvait arriver puisqu’elle ne verrait probablement pas qui des deux camps finirait par mettre la main sur elle.
Un voile noir passa devant ses yeux. Sans vraiment comprendre pourquoi, elle lutta quelques minutes, tout en sachant pertinemment que c’était peine perdue et s’évanouit.
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