Chapitre 56
Zelda n’avait plus peur. Paris, la grande capitale du monde, de la lumière, des technologies s’offrait désormais à elle. Horreur, violence, combats, rien d’inhabituel, rien d’insurmontable. Joy l’attendait. Joy l’attendrait. Joy. Peu importait le monde, le moment, sa quête, les autres, peu importait sa vie, son destin, le chemin qu’elle suivait depuis dix-neuf ans ou celui que ses pas tracerait à l’avenir. Si elle avait encore un avenir.
Sa main glissa le long de sa jambe et y rencontra son bâton blanc qui retenait prisonnière sa lame avide de sang. Non, murmurait une voix terrible à son oreille, non, ne fait pas ça. Reprends tes esprits.
- Mes esprits vont très bien, gronda-t-elle entre ses dents. Laisse-moi tranquille, folie.
Mais elle ne parvint pas à la faire taire. Il faudrait faire avec, alors. Elle se traina dans les coins sombres jusqu’au bar où elle avait rencontré l’amour de sa vie pour la deuxième fois. Là où le barman les avait trahies. La porte s’ouvrit à la volée alors même qu’il lui restait plusieurs mètres à franchir, offrant le silence de ses tables vides et de ses verres sagement empilés. Les employés d’une entreprise et leurs drones surgirent, scrutèrent les ombres, puis s’effondrèrent. Sur leurs corps, la même marque. Celle d’une lame courbée, au tranchant aussi redoutable que la mort. Celle d’une faux blafarde qui, quelle que soit la réalité, gardait son teint pâle, cadavérique. Son manche d’os. Et l’ombre qui la maniait.
Celle-ci glissa au coin de la rue après avoir ajouté aux gardes d’INRIS un nouveau cadavre, des morceaux de verre recouvrant son bar. Son chemin jusqu’aux portes de l’entreprise allait être aussi sale que ses mains.
Zelda.
- Joy ! s’exclama-t-elle en sautillant. Je savais que tu allais m’appeler.
Zelda, arrête.
- C’est pour nous que je le fais.
Tu mens.
- C’est vrai.
Tu n’es pas toi-même.
- C’est vrai aussi.
Alors arrête.
- Comment ?
Peu importe comment. Arrête de faire n’importe quoi, reprends-toi.
- Swan t’a appelée.
Evidemment. Et tes constantes… Tu me fais peur, Zelda.
- Vraiment ?
Oui, vraiment. Alors arrête. Viens me voir.
- Oh, ne t’inquiète pas, Joy, j’arrive.
Et ne tue personne sur le chemin, compris ?
- Sinon quoi ? Papa enverra ses soldats ? ironisa-t-elle en essuyant le sang qui coulait dans ses yeux d’un revers de la main.
Sinon je te promets que tu ne me reverras jamais.
- Maintenant, c’est toi qui mens.
Non, lui assura la Présidente. Je ne mens pas. Ne t’inquiète pas, tu es sur la liste des gens à inviter pour mes funérailles.
- Tu crois me faire peur ?
Je sais que je te fais peur.
- Et tu as raison, soupira-t-elle. J’arrive. Je te promets, je ne ferais plus couler le sang.
Ne me le promets pas. Fais-le.
Zelda ne releva pas l’ordre et pressa le pas. Elle voyait la Seine depuis qu’elle avait tourné au coin de cette rue mais devait résister à tout prix à son envie folle de se jeter dedans. Et puis, ses yeux tombèrent sur ses mains et elle céda à son impulsion. Ses pieds se mirent à battre le béton, encore, encore, de plus en plus vite. Elle sentit son corps s’élever au-dessus d’une barrière, se ramasser pour atterrir plusieurs mètres plus bas sur la promenade en une roulade contrôlée puis elle rencontra l’eau glacée. Et dans la lumière du soir qui tombait, elle vit le sang se détacher de son corps et se répandre en long rubans soyeux dans le fleuve d’or.
En quelques brasses, elle atteignit la rive la plus proche et abandonna son cuir sur le bord. De toute façon, malgré le noir, les tâches s’étaient irrémédiablement incrustées, elle ne pourrait plus rien y faire. Elle laissa tomber tout l’inutile, ce qui la ramenait à ses racines, ce qui la reliait à ceux qu’elle abandonnait, à tous ceux qui avaient fait d’elle celle qu’elle était aujourd’hui et ne garda que sa faux, bien serrée dans sa main. En souvenir du sang qu’elle avait versé.
- Joy ?
Qu’est-ce qu’il se passe, Zelda ?
- Je ne mentais pas.
À propos de quoi ?
- Je te le promets, je vais le faire.
Bon sang, parle ! Dis-moi, qu’est-ce qu’il t’arrive ?
- Je ne tuerai plus. Je quitte l’organisation, je quitte tout. Je ne veux plus tuer. Je ne veux plus voir de sang. Plus jamais. Plus jamais, Joy. Joy ? Joy ?
Attends… Valk… Baiss… Att… Zeld… ! Non… Arr… Hé ! Stop ! Zel… Mad… Présid…
- Joy, attends-moi, j’arrive, j’arrive !
La communication ne s’interrompit pas. Si Zelda entendait toujours ce qu’il se passait, rien n’était seulement compréhensible avec le son. Mais il se passait quelque chose qu’elle refusait. Elle avait prononcé son prénom, un autre le pseudo de la joueuse la plus puissante. Et ce qu’elle y comprenait, c’était que ses pas la menaient exactement là où elle voulait aller. Là où elle devait aller.
Mais son corps s'était tétanisé.
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