Chapitre 57
En dix-neuf ans d’existence, ça ne lui était jamais arrivé. Jamais. Son corps avait été l’une des seules armes qui ne lui avaient jamais fait défaut. Des blessures, elle en avait reçues, plus ou moins graves, plus ou moins handicapantes, mais les médecins avaient toujours trouvé le moyen de la remettre d’aplomb, à tel point qu’on l’avait surnommée l’incassable, même si c’était juste pour rire. Et voilà que tout s’était brisé, en un instant. Son choix, certes radical, certes suicidaire, son amour fou, complètement fou, mais pas moins réel, véritable, splendide, elle les sentait s’éloigner, doucement. Et quoi qu’elle fasse, dans quelque direction qu’elle tende la main, elle avait la sensation qu’elle ne pourrait plus jamais les rattraper. Elle entendait des voix qu’elle ne reconnaissait pas mais qui pouvait aussi bien appartenir à un agresseur qu’à un défenseur.
Mais son corps refusait de bouger. Le temps la narguait, l’or et le rose du crépuscule tendaient désormais vers le violet et le bleu profond. Le vent soufflait sur son corps humide, faisant frissonner la chemise ample et collant dans son dos ses cheveux bruns rougeâtre. Malgré les températures qui redescendaient, son corps semblait se moquer d’elle. Aucune sensation ne semblait atteindre son cerveau. Comme si on avait effacé ses droits administrateurs de son corps. Elle n’était plus qu’un petit bout de son cerveau, immobile, figée, interdite. Interdite. Ce mot la libéra sans qu’elle ne s’en rende compte. Il résonna en elle avec la clarté du chant d’un oiseau et ce fut comme si soudain, tout lui revenait. Toutes ses perceptions la frappèrent violemment, dans un grand souffle chaotique et coloré. Le vent l’entourait, tourbillonnant, sifflant à ses oreilles une mélodie qu’elle n’avait jamais entendue, mélangeant chaque bruit, chaque vie en un seul murmure. Le soleil se couchant sur la Seine brûlait plus qu’il ne brillait, éblouissant, parfaite image d’un amant consumé par ses sentiments, auréolé de douceur jusqu’à ce que la nuit ne l’enveloppe éternellement. Cet instant où tout lui parut plus réel fit de Zelda l’un des derniers êtres humains encore vivants.
Cet instant signifia également que, puisqu’elle était libérée, elle devait se jeter droit devant elle, dans toute la folie de sa condition, au secours de celle qui la complétait. Parce qu’elle n’avait pas le choix. Ou plutôt parce qu’elle ne se laissait pas le choix. Il le fallait, elle le voulait, ce serait ainsi. Liberté. Liberté d’agir, de penser, d’aimer. De courir droit devant soi, en espérant sauver quelqu’un qui n’est peut-être même pas en danger. D’y arriver. Ou pas. Non, d’y arriver. Quel qu’en soit le prix. D’autres lui avaient sacrifié leur vie, elle devait le faire à son tour. Alors elle courut. À toutes jambes. De toutes ses forces. Et de trottoir en trottoir, de coins de rues en coins de rues, elle parvint devant le bâtiment qui l’inquiétait tant.
Elle dût prendre un instant pour respirer et leva les yeux vers sa destination, comme tous les passants et la garde, dont les yeux vides et les corps morts laissèrent un goût de cendre à la jeune femme. Décidément, il se passait quelque chose d’anormal ici. Instinctivement, Zelda leva les yeux vers la plus haute fenêtre et elle inspira profondément. Au moment où elle relâcha son souffle, son corps se détendit et la propulsa à l’intérieur du bâtiment, dans un ascenseur puis devant la porte du dernier bureau, sous le plafond de verre. Sur son chemin, elle avait croisé des corps crispés, d’autres évanouis, tous immobiles, visiblement souffrants, brisés aussi bien physiquement que mentalement. Elle avait trouvé sa mère adoptive, Scarlet, luttant pour conserver sa conscience, ayant abandonné son corps dans un fauteuil. Et son combat n’éclairait que ses yeux, qui brillaient faiblement, fixés au plafond. Une seule larme coulait sans discontinuer sur son menton, tandis que l’autre œil avait la sècheresse de celui d’un robot, vide d’émotions.
Cette image la hantait désormais, flottant devant elle, pâle, presque transparente. Et devant la dernière porte, deux vagues de souvenirs la frappèrent. Ceux doux-amers de son enfance, sa seule famille, perdue pour toujours. Elle en revoyait les visages, les sourires, elle entendait leurs rires, elle observait leurs jeux, mais toujours de loin. D’aussi loin que possible. Dos au mur. Et toujours en évitant leurs regards. Car les seuls yeux qu’elle percevait lui plantaient dans le corps autant de balles que battements de cils. Et l’horreur qu’elle avait à croiser ceux de son frère, ces yeux qui l’avaient poursuivie sans cesse, jusque dans la nuit, jusque dans ses rêves… Ce fut à ce même instant que la seconde vague la submergea. La lumière du jour laissa place à l’obscurité constante, combattue sans cesse par une lumière faible et vacillante. Elle revit une ombre aux cheveux de feu, qui tourna vers elle ses yeux clairs, avant de les détourner et de continuer son chemin, entre les murs de terre qui jusqu’à peu encore constituaient sa maison. Elle se précipita vers l’avant, oubliant qu’en face d’elle, il y avait la porte et qu’elle n’était pas en état de faire face à quoi que ce soit, pas même à elle-même.
Et pourtant, son monde se brisa avec le dernier souvenir et le son de la voix de Joy, qui murmurait inlassablement son prénom.
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