Chapitre 58
Tout se passa en un battement de cils. La porte s’ouvrit avec une explosion. Zelda sortit de ses pensées, n’eut le temps que de contempler la scène de guerre qui régnait désormais dans ce qui avait dû être autrefois un bureau parfaitement rangé, les classeurs éventrés, les feuilles qui volaient, les articles de journal à moitié découpés, les étagères renversées, le parquet recouvert de morceaux de meubles et, face à elle, la silhouette découpée dans ce qui restait de verre du plafond et de la baie vitrée. Tout était recouvert d’éclats tranchants, et tout avait été blessé. Même les êtres humains. Même celle qu’elle aimait passionnément gisait au sol, gravement blessée, teintant de pourpre le monde tout autour d’elle. Même derrière la fenêtre, la silhouette de son frère saignait.
Et puis, une violente douleur la fit trébucher alors qu’elle s’avançait. Le bruit du verre brisé la crispa juste à temps pour que le coup de feu ne fasse que l’écorcher. Elle porta une main à sa gorge, l’autre essuya une larme, puis une autre, avant qu’elle n’hésite, les yeux trainant au sol sans pourtant qu’elle ne cesse de regarder vers l’horizon et l’homme qui venait de briser sa vie. Au fond d’elle, ange et démon combattaient. Qui rejoindrait-elle ? Qui sacrifierait-elle ? Amour ou haine ? Haine ou amour ? Y avait-il seulement un choix acceptable ? Ou bien aurait-elle préféré mourir quelques instants auparavant, foudroyée ?
Il valait mieux que sa vie s’achève le plus tôt possible. Elle ne voyait déjà pas de moyen de s’en sortir, puisqu’elle refusait absolument de s’enfuir par la grande porte et de retourner dans les jupes de son père et qu’il lui semblait impensable de continuer à vivre. Quoi, elle avait voulu changer le monde ? Non, ça, c’était le travail des héros. Et elle n’en était pas un. Loin de là. Loin de là.
- Je n’irai pas pleurer sur ton corps, Joy, déclara-t-elle cependant d’une voix tremblante, les yeux fixés sur la silhouette meurtrière dessinée par le verre brisé. Je ne suis pas celle que tu crois. Et je m’excuse. Je vais briser ma promesse. Deux fois. Et puis tout sera fini, d’accord ?
Elle força ses pieds à avancer, ses genoux à se plier, ses doigts à se saisir de sa faux. Elle força tout son corps à s’arracher de la contemplation de la douleur, de l’horreur dans laquelle son âme s’était engluée et le poussa vers le rebord de la fenêtre. Crissements, craquements, sa voix, les fragments de fenêtre, le coup de feu, sa lame qui se brisait, la balle qui la frôlait, le sang qui giclait. Leur sang. À tous les trois. Sur le parquet.
Dans un hurlement terrifiant.
Douleur, colère, folie, peu importait ce qui guidait ses pas. Zelda fit danser sa lame de céramique, trancha la chair de son frère, puis retourna l’arme contre elle. Au moment de faire couler son sang, une goutte de pluie tomba dans ses cheveux. Et elle leva les yeux au ciel. Puis elle les tourna doucement vers le reste du monde, vers ceux qui survivaient à la surface. Elle ne pouvait pas les laisser comme ça, immobiles, tourmentés, souffrant à cause d’un implant stupide qui avait pris le contrôle de leur corps.
À elle seule, cette pensée brisa ses jambes, son corps et jusqu’à sa volonté. Voilà qu’elle se souciait d’eux, désormais. Un sourire idiot étira ses lèvres. Oui, elle se souciait d’eux. En fait, elle faisait partie d’eux. Sauf qu’elle était vivante. Et que leurs corps subissaient malgré eux une pétrification douloureuse. Qu’elle n’avait aucune idée de comment briser. Enfin, si elle n’y parvenait pas, peut-être que quelqu’un d’autre… Oui, quelqu’un d’autre.
Elle se releva, prit appui sur ce qu’il restait de bureau et se rapprocha du corps de Joy. Sans la regarder, les mains tremblantes, elle pressa la lame contre sa gorge et s’effondra.
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