- V -
L'ombre s'épaissit au point que les flammes des bougies et la lueur des cristaux disparurent, complètement englouties. Bientôt, la température des tunnels chuta. L'étrangeté de ces anomalies résidait dans sa source, car un sortilège aux effets diamétralement opposés à la vie était à l'œuvre. Il apportait dans son sillage des miasmes de l'Ereb, d'ordinaire néfastes aux êtres de ce monde. Par chance, la quantité négligeable ne pourrait pas provoquer une hécatombe ; les rongeurs dans les celliers et les penderies en furent les principales victimes.
Toutefois, elle rendit nauséeux les gens qui se terraient, et l'influence des ténèbres n'arrangeait rien. Ceux qui n'avaient pas sombré se lovaient instinctivement les uns contre les autres, loin de la pénombre d'où émanait la pestilence de l'Autre-Côté. Froide et sinistre, elle donnait la chair de poule et jouait avec les nerfs, pareille à une gryff avec un skuirk acculé. Leurs entrailles se tordaient de nervosité à sa senteur macabre.
Un tremblement de terre, souligné d'une plainte sourde et bestiale, secoua la poussière des poutres. Le combat s'engageait pour de bon. D'autres séismes ébranlèrent les murs, et les rescapés se recroquevillaient à leur écoute.
Seule Irya, juchée à nouveau sur ses pieds, ne bronchait pas et conservait ses couleurs. Non pas que l'offensive l'aie épargnée : son crâne tambourinait, et ses oreilles jouaient une symphonie abrutissante. Néanmoins, elle contemplait le plafond avec un professionalisme remarquable, prête à élaborer sa stratégie. Le chœur guerrier du vent, si barbare et odieux, perçait les strates de roches sédimentaires. La régulière cadence de cette chorale trahissait la nature avienne du maître de chapelle, et l'accompagnement de cris stridents suggéraient qu'il n'était pas qu'un simple oiseau contrarié.
Ces détails cumulés, l'adolescente établit un constat et put définir son plan pour la riposte.
Un bol et de l'eau : elle se précipita sur la table, où trônait miraculeusement une jarre remplie. Irya renversa négligement les fruits d'une coupe en terre cuite, puis vida dedans le contenu du vase.
- Que l'on m'apporte une arme ! Un arc et des flèches, si possible.
Son ordre brisa la transe craintive des conseillers. Un quadragénaire, l'un des plus jeunes de l'assemblée, s'activa et déguerpit de la pièce. La vigueur que conservaient ses jambes lui servit bien, et la jeune fille n'eut pas à trop attendre pour obtenir ce qu'elle réclamait. Un aller-retour plus tard, l'homme lui tendit l'arme convoitée et son carquois. D'une main, elle évalua attentivement le bois recourbé. Ni trop lourd, ni trop léger, et d'une taille correcte. Son armement conviendrait.
- Merci.
Elle le déposa à ses pieds avant de s'asseoir en tailleur avec la coupe. Les Dryuns se rassemblaient autour d'Irya, attirés par sa prestance rassurante. La chasseresse tira une flèche de son étui et pressa la pointe aiguisée sur son index droit.
- Til Irya ? s'enquit Zyr, non loin.
Une goutte écarlate se forma au niveau de la phalangette, et la jeune fille effleura avec son doigt piqué la surface liquide de la coupe pour établir une connexion. Ses paupières mi-closes, concentrée sur la sensation mouillée de l'eau, elle psamoldia :
Säan el den tes,
Dør aror,
Pfir
De son ultime syllabe émergeait une connotation mélodieuse, ancienne et sacrée : une agréable chaleur réchauffa sa peau. Irya sentit le flot paisible de pouvoir qui la parcourait réagir à ce changement. Il se mua en torrent rapide, puis en rivière agitée, et enfin en mer déchainée qu'aucun bassin ne pouvait plus retenir. Une brise au doux parfum floral se souleva soudainement dans la pièce. Elle passa inaperçue, cependant, alors que les Dryuns reculèrent à la vue des fins rubans dorés émergeant de la chasseresse. Les filaments enlacèrent ses membres et ondulèrent, comme animés d'une volonté propre. Un halo de couleur identique l'inondait et la faisait rayonner autant que le Soleil.
Irya gardait fermement les rênes sur le courant de magie et, quand il devint suffisament stable, le dirigea vers sa piqûre. Le flux se conforma ; docile, il s'affaissa et glissa le long de son bras, emportant avec lui sa lumière. Grâce au lien établit par le sang versé, il se diffusa dans l'eau. Leur union engendra un brasillement, si brillant dans la noirceur, qu'il l'exila derrière les meubles. La lueur de l'enchantement s'apaisa, mais les ombres restèrent cachées.
La chasseresse baigna une à une l'avant de ses flèches. Des petits points nacrés se formèrent dans leur porosité.
À son tour d'entrer en scène.
oOo
Les flancs convulsés et la respiration laborieuse, Sünghya se releva maladroitement de son tapis de plumes gracieusement arrachées ; l'une d'elles traînait sur une commissure de sa gueule, gâchée par la bave. Un fort effluve métallique dérangeait l'odorat de la bête et irritait ses nasaux. Sa langue passa machinalement sur ses babines ébènes pour lécher son nez en lambeaux ; il goûta le sang. Un bref frisson de plaisir le traversa. Ses yeux embrasés suivirent le volatile qui effectuait sa retraite derrière les hauteurs. Les plumes caudales abîmées de l'abomination disparurent derrière la nappe ténébreuse, et le Karan lâcha un grognement, soulagé du court répit qui lui était accordé.
Il s'ébroua et fit danser sa crinière emmêlée de caillots, dispersant le fluide plasmatique qui dégoulinait de sa plaie fraîche. Puis il vérifia l'état de ses protégés, peureusement figés contre la paroi de la falaise, et pâles à cause de l'horreur qu'ils venaient de subir. Sa gorge se serra après un bref décompte.
Plus que treize...
Le monstre avait défendu avec acharnement les humains de son corps, et son état général en témoignait. Le dos en charpie, sa fourrure souillée, les touffes arrachées par endroit et sa partie antérieure déchiquettée étaient autant de preuves visuelles et indiscutables. Pourtant, les hurlements d'une jeune femme accroupie non loin démontraient que ses efforts n'avaient pas suffit à racheter son arrogance.
Il dévisagea la Dryun, plongée dans un désespoir tel que l'hémorragie provenant de son épaule perforée l'indifférait. Ses appels larmoyants, destinés à celui qui lui fut enlevé, le transperçaient de culpabilité.
Sur la vingtaine de ceux dehors au début de l'attaque, sept venaient d'être emportés : trois hommes, un vieillard et deux femmes. Le dernier n'était qu'un enfant.
L'humiliation de son échec ressortait comme de la boue putride dans sa bouche, et une décharge de colère le foudroya. Il lorgna d'un regard peu amène l'un des motifs en spirale qui parasitaient le pelage de ses pattes. Une profonde envie d'arracher sa chair - non, toute l'articulation marquée - le tenailla.
Pathétique. Sa faiblesse le dégoutait...
Il n'avait rien pu faire contre la maîtrise de l'air de l'immense oiseau. Rien du tout. Ce couard avait profité de l'effet de surprise pour percuter la chimère depuis le ciel. Fulgurante, l'offensive avait efficacement brisé les défenses de Sünghya qui, assommé, ne pouvait plus faire barrage entre le prédateur et ses proies. Quand il eut repris connaissance, cette chose se dressait de toute son envergure face aux Dryuns et s'était emparée d'un jeune garçon, emprisonné dans les bras de la villageoise. Même soulevée dans le vide, celle-ci s'était agrippée de toutes ses forces pour le retenir contre elle et avait vaillament lutté. Impitoyable, ce démon l'avait menacée de ses serres et secouée comme une vulgaire poupée de chiffon. Après plusieurs tentatives, il était parvenu à lui poignarder l'épaule et la douleur eut raison de son obstination aveugle. Par miracle, leur tourmenteur ne volait pas haut. La Dryun avait pu atterir vivante. Étourdite et contusionnée, mais vivante.
Dans la foulée, Sünghya avait tenté d'arrêter le fuyard en mordant ses rectrices principales ; en vain. Le rapace s'était débattu en labourant son museau, quitte à perdre ses plumes dans le processus. Il avait tout de même réussi à filer avec son butin terrorisé.
Depuis, la villageoise n'avait pas bougé de sa place, inconsolable. Le Karan ignorait comment agir avec elle, incapable de communiquer verbalement dans sa condition actuelle.
Trop tôt, un glatissement le prévint d'un assaut à venir.
Il feula en direction de sa source, les éperons de ses doigts creusant de rage la pierre. Que Sünghya rêvait d'envoyer à cette volaille toute la force du feu céleste, son principal atout ! Mais - et il serrait les crocs en le reconnaissant -, coincé comme il l'était avec les Dryuns, le Karan ne pouvait pas risquer de s'en servir : trop dangereux. Une riposte plus musclée n'était pas une option non plus. Sinon, ce stupide volatile ne lui donnerait pas tant de mal et tournerait déjà sur une broche géante !
Au moins, il se prépara à recevoir correctement l'arrivant.
Sa queue hérissée en panache, le monstre poussa un grognement sourd et prolongé apte à réveiller les macabés. Des panaches de fumée serpentèrent depuis ses narines et sa gueule retroussée, alimentés par le fourneau piégé dans son poitrail.
Les battements d'ailes s'approchaient...
C'est là qu'il la vit jaillir d'une des entrées intactes. Derrière les débris de l'échaffaudage, sa partenaire avançait sur sa gauche, arc bandé. La chimère retint un gémissement bienheureux.
Enfin là !
Délivré d'un énorme fardeau, il faillit manquer la silhouette ennuyeuse qui émergeait de la couche de nuages noirs. Amusé par le retournement de situation, Sünghya ne bougea pas, un rictus narquois tordant son terrifiant faciès.
La vilaine et méchante tête d'oiseau piqua droit sur son précédent adversaire, son bec grossier à demi-ouvert dans la piteuse imitation d'un sourire.
Il plongea vers son sort.
Quel choc le rapace reçut, lorsqu'une explosion intense pulvérisa la moitié de son jabot. Dans un braillement d'agonie, il s'écrasa misérablement. Déviée de sa trajectoire par la déflagration de la flèche, la créature ailée rata sa cible. Elle rebondit et roula dans un festival de duvet, son chemin peint par endroits d'éclaboussures visqueuses.
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