Les lèvres rayées
ÉPISODE 4 : La force de la mémoire.
Les lèvres rayées
Rouge. De la poussière et de la poudre de roche colorent l'entièreté de cet astre mystique à la peau de coquelicot, une teinte vive et délicate, visible dans le lointain néant du cosmos. Aux fragiles nuances de pourpres et de carmins se mêle une atmosphère qui dégage des effluves de cannelle, brouillant le champ de vision. Mais cela ne leur pose pas de problème. Les habitants de cette planète ont toujours vécu sous cette coupe chaleureuse et, en ce jour particulier, toutes les conditions sont réunies pour créer la vie.
Une trentaine d'individus, les membres d'une même famille, s'alignent les uns à côté des autres, face à leur soleil. Un panorama qui défilerait d'une bouche à l'autre mettrait en valeur leurs maquillages cérémonieux. Ces apaches d'une galaxie éloignée ont peinturé leurs lèvres d'un blanc qui paraît très crémeux, contrastant avec leurs peaux rougies, asséchées et craquelées. Ce blanc est parcouru par des marques de prestige, des traits d'un noir profond qui découpe leur bouche pour permettre d'identifier le rôle de chacun au sein du clan : une barre simple et horizontale pour la dernière génération, deux barres verticales pour les parents, une croix droite pour les grands-parents. Quant au chef de tribu, dernier membre de la quatrième et la plus ancienne génération, il porte une croix oblique noire, ombrée d'un rouge poudreux. Cette famille, les lèvres rayées, s’apprête à adopter un nouveau membre : le premier d'une toute nouvelle génération.
Ils bougent alors dans une cadence lente et appliquée pour former un cercle. Une fois en position, ils se mettent à genoux, tendent les bras devant eux et ferment les paupières. Depuis le ciel, nous pourrions voir alors ce mandala de bras et de mains frémir à l'unisson dans une grâce hypnotisante. Au centre du cercle, l'énergie commence à se condenser, les poussières, les graviers, puis les plus grosses pierres fusionnent, lévitent, fondent et évoluent dans un ballet majestueux, appesanti par la force de quatre générations. Alors cet amas de roche d'un rouge profond se liquéfie en un magma vivant, puis la lave se change en de l'hémoglobine. Petit à petit, le corps du futur membre se dessine.
Les corps dansent, penchant à droite puis à gauche, d'un bloc, tel un corail bercé par les flots. Puis ils poussent tous ensemble un gémissement puissant, faisant s'ouvrir les yeux du nouveau-né ; l'enfant sera marqué de deux barres noires et obliques sur ses lèvres pulpeuses et nul autre que le chef de tribu ne tracera ce symbole de bienvenue.
Depuis l'espace, en regardant cette planète trop exposée à la lumière, personne n'aurait misé sur une quelconque trace de vie.
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