Chapitre 6 — Les fleurs de José

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Ébloui par la lumière qu’il venait d’allumer, José me regarda en plissant les yeux. Il se protégea avec ses mains, l’air souffrant.

« Que fais-tu ici, René ? s'étonna-t-il. Tu n’as pas vu l’heure qu’il est ? »

José, le seul fleuriste que je connaissais, allait pouvoir me renseigner sur la maudite fleur recherchée par les minis. Nous nous trouvions dans sa boutique, située sous son habitation, et, bien qu’il fît nuit, il m’avait ouvert la porte après une petite demi-heure de tambourinage incessant. Les petites bêtes m’avaient aidé, bien entendu, et le tambourinage de porte n’avait aucun secret pour elles.

« J’ai besoin de toi, José, lui confiai-je, entrant dans son commerce sans lui demander la moindre autorisation. Il faut absolument que tu me fournisses une fleur ! »

S’étant très vite accommodé à la lumière — par ailleurs, bien plus qu’à ma présence —, il baissa sa main, puis me considéra avec dédain. De multiples épis bruns s’érigeaient sur son crâne chevelu telles des tours de guet violemment assiégées par l’ennemi. Et sur son visage, une trace d’oreiller recouvrait sa joue gauche. Il revêtait, pour couronner le tout, un pyjama plus vieillot qu’un poème en vieux français chanté luth en mains.

« Tu… as besoin d’une fleur… maintenant ? bégaya-t-il, de rage.

— Oui, confirmai-je immédiatement

— Maintenant ? répéta-t-il, pour vérifier qu’il avait bien compris.

— Maintenant ! » exigeai-je.

Je déposai avec précaution mon attaché-case sur l’un de ses présentoirs. À l’intérieur, j’entendais les minis en pleine discussion. Ils s’agitaient en tous sens. J’espérais intimement qu’ils n’auraient pas l’idée de piquer le nez dehors. Avec l'accoutrement qu'ils s'étaient trafiqués, ils n'auraient pas passé inaperçus.

« Reviens demain ! maugréa José, m’accompagnant vers la sortie. Nos horaires d’ouverture : neuf heures, midi ; quatorze heures, dix-huit heures trente. Je pensais que tu étais au courant. »

Son ton sarcastique lui seyait aussi bien que son pyjama. J’insistai lourdement :

« C’est une question de vie ou de mort, José… Tu peux comprendre ça ou tu préfères rester buté comme à ton insolente habitude ? »

Secoué par mes accusations, il tourna le dos et marcha jusqu’à son comptoir en ruminant tel un enfant puni dans son coin. Il alluma son terminal de paiement, qui semblait avoir vécu de longues heures et de longues guerres, lui aussi.

« Allez, vas-y, prends, paie, et sors d’ici ! bougonna-t-il.

— Tu ne comprends rien, mon vieux José ! m’écriai-je. Je ne veux pas n’importe quelle fleur. Je veux une Hypotheasea Luminis »

J’avais répété ce nom durant tout le trajet pour m’en souvenir parfaitement. José ne comprenait pas, comme d'habitude.

« Une hy… une… une quoi ? s'égosilla-t-il.

— Tu es sourd comme un pot ma parole ! m’insurgeai-je. Pas étonnant que tu t’entendes si bien avec ma femme ! »

Il fit tomber sa tête entre ses mains, frottant son visage de haut en bas pour marquer son incompréhension de manière théâtrale. Après avoir regardé devant et derrière lui, pour vérifier que personne ne scrutait cette scène, ou qu’aucune caméra cachée ne se dissimulait près de nous, il sortit avec beaucoup de difficulté un bouquin aussi gros qu’un grimoire. Ce dernier tomba dans un bruit sourd sur son comptoir et fit bondir chacun des minis dans mon sac. Un cri de panique quasiment indicible retentit soudain.

« Tu n’as rien entendu ? s'enquit José.

— Rien, à part tes questions d’une lourdeur sans pareille », grommelai-je.

Il mouilla son doigt puis tourna les pages de son livre, en me faisant répéter une bonne trentaine de fois le nom de cette Hypotheasea Luminis. De ce même doigt léché, il parcourut les différentes plantes en caressant les pages, lentement, très — beaucoup trop — lentement.

« Hypo… hypo… hypo…

— Réveille-toi et dépêche-toi, nom d’un chien ! le pressai-je.

— Hypo-épigynie… non, ce n’est pas ça… hypogynie… non plus…

— Hy-po-the-a-se-a Lu-mi-nis ! Ce n’est pourtant pas si compliqué ! hurla Ghislain qui s’était faufilé sur mon épaule sans crier gare.

— Que viens-tu faire ici, toi ! » beuglai-je.

José releva son visage vers moi, stupéfait. En outre, il avait perdu sa page sans s'en rendre compte.

« Je t’ai fait un dessin, indiqua Ghislain. Le plus grand et le plus précis possible ! »

Il me tendit un timbre, de la même taille que lui, derrière lequel il avait esquissé la fameuse fleur qui devait sauver la vie de Carole et de sa future progéniture. Comment avait-il dessiné un truc pareil, ça, je ne le savais pas. Je tentai de deviner les formes y étant inscrites, mais j’en étais incapable. J’aurais mieux fait de retourner voir mon ophtalmo en temps et en heure.

Je remis tout de même le timbre à José, qui se décomposait de plus en plus. Bien entendu, il ne voyait pas Ghislain, ce qui renforçait son incompréhension. J’avais l’impression qu’une ride apparaissait sur son visage à chaque fois que je prononçai un mot.

« Un timbre…, que dois-je faire avec ça ? » s'étonna-t-il.

Une parole de plus et il s’effondrait, c’est sûr. Je n'allais pas me gêner.

« Je t’ai fait un dessin, annonçai-je calmement. Le plus grand et le plus précis possible. »

Comme prévu, il s’effondra.

Un rire nerveux fit vibrer sa peau, dévoilant une fossette enfouie sous une énième ride.

Le visage de nouveau fermé, il prit une loupe dans son tiroir et ausculta ledit timbre en tremblant et contenant au mieux sa colère. Une fois agrandi, le dessin de Ghislain se dévoilait enfin entièrement à moi, épatant. La texture des feuilles rouges de sa fleur était bluffante.

« Ça, donc, c’est une Hyposthia Luminis, déduisit José avec désinvolture en enfouissant quasiment son œil à l'intérieur de la loupe.

— J’en ai marre ! S’il se trompe encore une fois sur le nom de cette fleur, je le défigure à vie ! menaça Ghislain, dont la soudaine vulgarité m'amusa.

— Retourne dans le sac ou je t’écrase, sale bestiole ! » râlai-je.

José rangea sa loupe dans son tiroir et m’accompagna vers la sortie. Il me rendit le sac qui se trouvait sur le présentoir.

« Tu as besoin de repos, René, confia-t-il d’un ton condescendant.

— Non, j’ai besoin d’une fleur ! » insistai-je.

Après avoir fermé la porte et s’être assuré de deux-trois mouvements de tête que personne ne nous espionnait, il reprit :

« Ton hyposthé… hypothéstia…. ton hypotruc, là ! C'est pas une hypotruc ! C’est une azalée japonaise !

— Mais qu’est-ce que tu racontes, José ! Puisque je te dis…

— Azalée japonaise, René ! me coupa-t-il. Je n’en ai plus une seule ici. Et je n'aime pas trop ça, d'ailleurs. C'est plutôt le genre de fleur qu'on trouve aux pompes funèbres ! Je peux tout de même en commander, si tu veux, mais je ne l’aurais que d’ici deux ou trois jours.

— Deux ou trois jours ! Tu crois que Carole peut continuer de souffrir — et de bleuir — tout ce temps ? Tu crois que son bébé va tenir tout ce temps ? Tu crois que, moi, je peux attendre tout ce temps ? »

Dans un mouvement de dépit, une nouvelle ride se fraya un chemin sur son visage. À ce rythme, il allait entamer l’étape de la décomposition cadavérique d’ici quelques minutes.

Il essaya de me rassurer, avec ses moyens, bien que je sentis qu'ils demeuraient pauvres et peu convaincants.

« Ton hyposthéti-truc n’existe pas, René. Je te le répète ! Et je sais de quoi je parle. Tu devrais retourner chez toi et… peut-être que tu devrais consulter, tu sais ?

— Pas le temps de consulter, une vie est en jeu, rétorquai-je. Je ne sais pas ce que vous avez tous à vous imaginer que je suis malade. Tu vas me parler d’Alzheimer, toi aussi ? »

Il vérifia une nouvelle fois qu’aucun passant ne pouvait entendre notre conversation, et ajouta :

« Tu sais René, des gens m’ont parlé de toi, récemment. Au restaurant, il parait que tu as fait un esclandre, sans raison apparente.  Tu es devenu fou et tu es parti sans payer… c'est vrai ?

— Toujours adepte aux ragots à ce que je vois, José. Comme ma femme. Ne t’en fais pas, mon fils a dû payer l’addition, si c’est ce qui te chagrine. J'espère l'avoir suffisamment bien éduqué pour ça ! »

Il maintint son regard incrédule. J'avais l'impression de profiter de son effondrement pour le piétiner. J'enfonçai le clou :

« Tant qu’on y est, j’imagine que tu sais, toi, où ma femme est partie, n’est-ce pas ? Peut-être qu’elle s’est réfugiée chez toi, après tout. Vous vous entendez si bien tous les deux… »

Le regard embué, il semblait ailleurs. Des larmes se préparaient à dévaler ses innombrables rides.

« On n’a pas le temps avec tes histoires », murmura Ghislain à mon oreille.

Sa voix résonna dans mes tympans, générant un sifflement inopiné des plus stridents.

« On doit repartir en mission ! reprit-il. Carole a besoin de toi, tu sais ?

— Je me fous de Carole et de toute votre espèce ! m'offusquai-je. Tout ce que je veux, c’est retrouver ma femme ! »

Ces mots étaient sortis bien vite. Plus vite que mes pensées, qui ne paraissaient pas tout à fait claires. Elles basculaient, se bousculaient, s'effritaient en moi.

Serais-je venu ici dans l’unique but de la croiser, finalement ? N’ai-je pas voulu devancer le hasard, en quelque sorte ? Tout ce temps passé sans elle et je n’en fais toujours qu’à ma tête. Je crois que je voudrais la revoir. Je VEUX la revoir.

Je comprenais, par mes propres paroles, à quel point ma femme me manquait et à quel point j’avais envie de la retrouver ; peu importaient les causes de notre rupture, tout autant que leurs conséquences.

Après avoir repris mes esprits, je me confondis en excuses auprès de Ghislain, réfugié en toute hâte dans mon sac. Je ne reçus pas la moindre réponse. Seul José continua de s'apitoyer sur mon sort :

« Rentre chez toi, sanglota-t-il. Tu n’es plus toi-même ! Tu dis n'importe quoi... »

Je percevais une réelle compassion dans son regard, au point d'en avoir de la peine.

« Sais-tu où elle est ? » le suppliai-je.

Sans répondre, il ferma la porte. Je l’entendais pleurer derrière celle-ci.

Empoignant mon attaché-case, je fis demi-tour et rebroussai chemin vers mon appartement. Le poids du sac était anormalement léger. Et pour cause…

Les minis avaient disparu !

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