Chapitre 1 : Furuyasumi (les vacances d'hiver)

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 Je me retourne m’enroulant dans mon épaisse couverture matelassée. Un bruit de froissement s’en échappe lorsque je l’écrase maladroitement. Les paupières encore closes, je tends le bras à l’aveugle vers ma table de chevet, m’empare de ma console vintage et presse le bouton au sommet de celle-ci. Le son du jeu résonne directement dans mes implants. Je me redresse contre un gros coussin et ouvre les yeux que je pose sur l’écran. Je me retrouve dans une grande maison décorée par mes soins. Un poisson nage dans un petit bocal sur lequel je tapote pour faire apparaître des flocons brun clair qui jaillissent d’un tube au-dessus de l’aquarium. Le poisson sourit. J’éteins l’appareil et le repose sur ma table de nuit avant de sortir du lit.

 Lorsque mes pieds rencontrent le parquet gelé au lieu de mes chaussons, je frissonne et jette des regards affolés tout autour de moi : aucune trace de mes précieuses pantoufles ! Je soupire et soupçonne grandement une farce de Kaïto. Je ne lui ferai pas le plaisir de débouler dans sa chambre pour me battre avec lui. Elles finiront bien par réapparaître. Mais je ne tiendrai pas plusieurs minutes sur ce sol froid. Je file à toute vitesse vers le salon, heureusement accolé à ma chambre. La taille réduite de ce studio a du bon, je dois bien le reconnaître.

 Je m’assois par terre et glisse le bas de mon corps sous l’épaisse couverture moelleuse du kotatsu. J’allume cette table basse chauffante grâce à une demande formulée silencieusement à mes implants eux-mêmes connectés à cette dernière. Rapidement, une agréable chaleur se diffuse sur et autour de mes jambes. Je soupire d’aise, allume la télé et l’écoute distraitement tout en grattant la peau d’une mandarine avec mon ongle. Il n’en reste plus que trois : Kaïto a dû engloutir toutes celles que j’avais achetées il y a quelques jours et disposées dans un plat en bois sur le kotatsu.

 « Les accidents domestiques se multiplient en hiver. Les personnes les plus à risque sont les seniors. Elles ont une fâcheuse tendance à s'endormir avec des bouillottes en métal. Leur bouchon peut se dévisser et ainsi répandre de l’eau bouillante dans leur lit pendant la nuit. Elles sont également davantage sujettes aux malaises en entrant ou en sortant d’un bain trop chaud, à cause de la différence bien trop importante de température. Faites attention à vous et à vos proches, que vous preniez votre bain à la maison, dans les bains publics ou encore dans des sources thermales. »

— Et ces mêmes personnes appellent les flics au lieu des pompiers quand elles s’ébouillantent, je te jure…

 Kaïto apparaît, vêtu d’un élégant costume de style occidental composé d’un pantalon à pinces en tweed et d’une chemise dont seul le col blanc dépasse de son veston marron. Six boutons dorés le maintiennent serré. Il noue un foulard en soie autour de son cou avant de se servir une tasse de café. Il en sirote le contenu tout en regardant la télévision du côté de la petite cuisine, adossé contre le modeste plan de travail, une main dans l’une de ses poches :

— Ces bouillottes sont des antiquités, comment peut-on encore les utiliser en 2121 ?

— Ce sont des personnes âgées, Kaïto.

— Oui mais elles sont nées en, quoi, 2060 ? Les bouillottes à réchauffer au four à micro-ondes et les électriques existaient déjà, non ?

— Possible. Je n’en sais rien. Mais pourquoi cela t’énerve-t-il autant ? Tu es enquêteur, toi, pas gendarme. Tu ne t’occupes pas de ce genre d’histoires. Pas comme moi.

— Et toi, tu es en vacances. Par ailleurs, puisqu’on parle de ça, je n’ai jamais vu Asakusa forcer qui que ce soit à se reposer. Tu es bien la championne du surmenage.

— Je me portais très bien. Il craignait un contrôle surprise du service en cette fin d’année et ne voulait pas se voir taxé de misogynie. La simple idée qu’un poste de capitaine ne lui soit un jour refusé suffit à le rendre malade. Il m’a obligée à prendre les jours de congé qu’il me restait pour cette année avant le passage à la suivante dans son propre intérêt, voilà tout.

— Et que fais-tu debout si tôt ? Tu pourrais traîner au lit.

— Je devais me connecter à « Sutekina Hausu » [1] et nourrir Aka, mon poisson.

— Tu as vraiment appelé un poisson rouge « rouge » ?

— Bah oui, pourquoi ? J’aime la logique et la simplicité. D'ailleurs, pourquoi les appelle-t-on plutôt "poissons d'or" dans la langue courante ?

— Tu te poses toujours trop de questions... Et heureusement que cette pauvre bête est virtuelle. Quoi qu’il en soit, tu es hyperactive, reconnais-le.

— Oui bon, j’en ai conscience, pas besoin de remuer le couteau dans la plaie…, grommelé-je dans ma barbe en baissant la tête.

 Malgré sa tenue inconfortable, il s’assoit sur le coussin près de moi et me sourit :

— Ce n’était pas un reproche, imouto. [2] Je connais ta détermination et, pour tout te dire, j’en suis très fier. Je te vois bien devenir rapidement enquêtrice. Mais le problème n’est pas là. Je sais que tu vas tourner dans ce petit studio comme un lion en cage. Tu devrais rapidement réfléchir à une activité avant de perdre la tête.

 J’ouvre la bouche pour répondre, mais mon frère m’interrompt déjà :

— Et non, t’occuper de ton faux animal de compagnie ne compte pas ! J'ai une idée, pourquoi tu ne retournerais pas à la maison pour aider maman à préparer le Nouvel An ? J’essayerai de vous rejoindre mais tu connais la chanson, je peux être appelé à tout instant sur un braquage, un meurtre…

— Mmmh…

— Pourquoi hésites-tu ? Tu adores notre petite ville !

— Et j’adore maman et papa ! Mais…

— Mais ?

— Non rien…

— Et, comme notre furusato [3] se trouve à côté de Sapporo, tu pourras y faire du shopping !

— Je n’ai aucunement besoin d’aller dans les magasins. Je veux fuir les villes et leurs ambiances de Noël bien trop mièvres. Je déteste toutes ces guirlandes, ces lanternes et tous ces couples qui se pavanent…

— Raison de plus pour quitter Shinedo en plein mois de décembre. La capitale est toujours la plus ostentatoire.

— Tu as raison, je vais regarder le prix des billets de Shinkansen [4]. En revanche, tu sais que je n’ai pas le droit de voyager sans la présence ou l’aval d’un tuteur masculin.

— Je t’écrirai un mot.

— Merci beaucoup, nii-san. [5]

 Des frissons de froid secouent mon frère. J’éclate de rire.

— Tu vois qu’on devrait chauffer un peu plus l’appartement ! Toi qui me répètes sans cesse qu’il fait bon à l’intérieur...

— N’importe quoi. Le Dôme n’y est juste pas allé de main morte ce matin. Il remontera la température dans quelques jours. Ce froid artificiel n’est rien par rapport à ce que nous connaissons naturellement chez nous. Nous, nous sommes de vrais nordistes.

— Si tu le dis… Mais tes lèvres bleues affirment le contraire.

— Tout va bien, je te dis.

— En fait, tu es juste radin, pouffé-je.

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[1] Litt. « Superbe maison » en japonais.

[2] Petite-sœur

[3] Le furusato désigne le village ou la ville natale.

[4] TGV japonais

[5] Grand-frère (mot affectueux).

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